La Vita Nuova
Conception et mise en scène, Romeo Castellucci

Texte : Claudia Castellucci
Musique : Scott Gibbons
Décor : Istvan Zimmermann, Giovanna Amoroso, Plastikart studio
Réalisation des costumes : Grazia Bagnaresi

Avec :

Sedrick Amisi Matala
Abdoulay Djire
Siegfried Eyidi Dikongo
Olivier Kalambayi Mutshita
Mbaye Thiongane

Production Socìetas (Cesena) // Coproduction Bozar, Center For Fine Arts (Bruxelles) ; Kanal-Centre Pompidou (Bruxelles) ; La Villette – Grande Halle (Paris) // Coréalisation La Villette – Grande Halle (Paris) ; Festival d’Automne à Paris

Spectacle créé le 28 novembre 2018 à Kanal-Centre Pompidou (Bruxelles)

24 novembre 2019 à la Grande Halle de la Villette

Avant d'être présentée dans le cadre du Festival d'Automne à Paris, cette Vita Nuova de Romeo Castellucci avait clôturé la carte blanche que le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles avait proposé à l'artiste en 2018, en collaboration avec le Bozar et Kanal-Centre Pompidou. À mi-chemin entre performance pure et théâtre, cette création in-situ convie le spectateur à prendre place dans un sous-sol de la Grande Halle de la Villette pour assister à un étrange rituel – comme toujours chez Castellucci, à la lisière du religieux et du profane mais éminemment poétique et mystérieux. De la voiture renversée à l’art décoratif, sa nouvelle performance célèbre une même envie radicale d’inscrire l’art dans la vie pour ce qu’elle est : humaine.

Sedrick Amisi Matala, Abdoulay Djire, Siegfried Eyidi Dikongo, Olivier Kalambayi Mutshita, Mbaye Thiongane

 

"Ici, dans ces catacombes nouvelles, se célèbre une vie nouvelle et vaste".

Contrairement aux apparences, cette Vita Nuova signée Romeo Castellucci n'a pas de lien avec l'œuvre éponyme de Dante Alighieri, sauf à considérer que dans son univers, rien n'est donné par avance et qu'il s'agit toujours de construire en fonction des éléments qu'il met à notre disposition. Ce spectacle est la reprise de celui donné à Bruxelles la saison dernière dans les sous-sols d'une usine Citroën désaffectée. On retrouve ce dispositif dans un espace confiné situé sous la scène de la grande Halle de la Villette – cette même scène sur laquelle il donnait en 2014 le Sacre du Printemps, autre très étrange spectacle réalisé avec des machines automatiques.

On pénètre donc dans cet espace confiné avec au sol, des traces de pneus et une discrète odeur d'essence qui plane dans l'atmosphère. Une vingtaine des voitures dissimulées sous des bâches sont alignées dans ce qui semble être un parking ; le tout éclairé par les néons blafards des plafonniers. Castellucci se saisit d'un décor comme celui-ci à la façon d'un ready-made, comme une forme à la fois brut et brutale d'imposer un art sans les codes traditionnels de sa représentation. On pense inévitablement à l'allégorie de la caverne platonicienne mais une caverne qui abriterait une forme d'énergie au repos – des alignements de voitures dont les moteurs et la puissance dormirait sous les bâches et un lieu en forme de métaphore où l'on fonderait une nouvelle vie.

De ces monticules mystérieux émergent progressivement des hommes noirs, eux-mêmes enveloppés dans de vastes draps et munis de bâtons. En croisant l'incongruité et l'onirique, Castellucci offre à voir une image qui fait librement penser à la figure de bergers arpentant la campagne pour réunir leur troupeau.

Sedrick Amisi Matala, Abdoulay Djire, Siegfried Eyidi Dikongo, Olivier Kalambayi Mutshita, Mbaye Thiongane

À l'ultra modernité (et son corolaire de laideur contemporaine), se combine l'archaïsme et la nostalgie d'un monde disparu qui renait sous la forme de rites. On assiste à des déplacements mesurés, des séries de gestes en forme de célébration dont ni la portée, ni la destination ne nous sont accessibles. Ces acteurs (appelons-les "bergers" par commodité) désignent une voiture du bout de leur bâton, comme on choisirait l'animal à sacrifier. À mi-chemin entre performance pure, théâtre et cérémonie rituelle, les acteurs effectuent une sorte de chorégraphie sacrée au cours de laquelle on vénère un anneau aux reflets cuivrés, mi couronne, mi torque. Sous sa forme métallique ou celle d'un néon lumineux circulaire le symbole joue déjà un rôle central dans deux mises en scène d'opéra : Moses und Aron de Schoenberg et Das Floss der Medusa de Henze. Le symbole est ici combiné à la thématique de la voiture et de l'animal (l'aigle qu'on anime, le mouton sacrifié) – une thématique qui renvoie également à la Tragedia Endogonidia P.#06 que Castellucci avait donnée aux Ateliers Berthier à Paris. Sixième volet de cette série de théâtre expérimental, cet épisode se concluait sur l'image brutale et déroutante de trois voitures larguées depuis les cintres qui venaient s'écraser au sol dans un bruit effrayant.

Vita Nuova prend à revers cette image de la brutalité et de la révolution. Le geste est ici plus abstrait, tout en gardant sa charge politique de geste fondateur. On est ici au début (ou à la fin) d'une épopée face à ce troupeau (ou cimetière) de voitures. Le garage devient le lieu où naît l'art de manière inopinée, une sorte de lieu-trouvé, qui n'existait pas comme tel avant que l'art y fasse irruption. On est ici à la naissance ou à la résurgence d'une communauté autour d'un serment et d'un discours qui met en jeu l'art et l'artisanat avec la parabole de la voiture renversée. Joignant le geste à la parole, les bergers retournent le véhicule comme un objet factice, privé de son propre poids ou élément d'une réalité parallèle.

Sedrick Amisi Matala, Abdoulay Djire, Siegfried Eyidi Dikongo, Olivier Kalambayi Mutshita, Mbaye Thiongane

Les officiants présentent successivement dans ces entrailles mécaniques un crâne, puis un buste antique mais c'est au moment où la voiture est sur le toit qu'un acteur allume le contact et fait démarrer le moteur. Les roues tournent à vide et à vitesse réelle, créant l'illusion d'un paysage invisible qui défile en arrière-plan de cette réalité inversée. L'officiant se mue en récitant, avec un texte de Claudia Castellucci fait – hélas – écran à la force des images. Aux confins d'une longueur qui frise le délayage, ce texte donne à entendre la candeur d'une prose sans doute victime aux entournures d'une traduction française peu habile et qui mêle à un aspect ritualiste, des irruptions brutales du réel :

"(…) La voiture retournée sur le toit, c'est la révolte de l'art décoratif contre l'art libre.
Ceux qui retournent une voiture sont les artisans las de travailler
sans jouir des fruits de leur travail.
L'auto retournée, c'est cet art qui, même si son moteur est allumé, ne va pas nulle part.
Le moteur allumé, c'est le moteur des jours qui se succèdent, l'un après l'autre.
Les roues en l'air, ce sont les parcours célestes vers lesquels se dirigent les objets terrestres.
Le bruit du moteur, c'est la voix des choses et des événements
Qui attendent leur libération .
La grande rédemption de la décoration.
La grande coupure avec le conformisme.
C'est ainsi que les artisans arrêtent les artistes (…)"

Cette litanie accompagne le bruit des roues tournant à vide, comme le geste verbal d'une révolte qui se veut avant tout poétique et humaine. De quoi parle-t-on ici ? d'un théâtre comme combat contre le principe de réalité et d'une critique de l'art, dont le cœur du discours est devenu incapable de parler au corps et cœur du public. La naïveté du geste est donnée à saisir dans une innocence et une humanité que Castellucci présente sous la forme d'un cérémonial aux contours pas toujours saisissables.

Siegfried Eyidi Dikongo

Comme souvent chez lui, le mystère est aux aguets – il faut en faire (littéralement) l'expérience. Un contraste opère entre le prosaïsme incongru du lieu où bruissent sons industriels et bruit de nature, avec la beauté éminemment symboliste d'une cérémonie qui renvoie aux sources de l'art comme lien, et donc comme religion. Ce récit historié raconte la naissance de la communauté humaine et de l’histoire de l’art. Vita Nuova raconte surtout comment la construction et la réitération d’un geste devient rite et œuvre d'art. Cette "vie nouvelle" naît de l'inscription du geste dans la vie, ce même geste par lequel l'artisan rend l’homme moins étranger chez lui, selon la formule d'Ernst Bloch dans L’Esprit de l’utopie (1918). À mi-chemin entre l'artiste et l'artisan, Romeo Castellucci trace depuis une trentaine d'années une voie médiane qui signe sa singularité et sa force.

"L'artisan ne cherche pas des lieux pour exposer.
L'artisan les fonde."

Présentation vidéo : https://youtu.be/ao1fyjTQzzg

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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