Giuseppe Verdi (1813–1901)
Luisa Miller (1849)
créé au teatro San Carlo de Naples le 8 décembre 1849
Livret de Salvatore Cammarano d'après Kabale und Liebe de Schiller (1783)

Direction musicale : ROBERTO ABBADO
Mise en scène : LEV DODIN
Décors et costumes : ALEKSANDR BOROVSKIJ
Lumières : DAMIR ISMAGILOV
Assistente regista : DMITRIJ KOŠMIN
Dramaturgie : DINA DODINA

ORCHESTRA E CORO DEL TEATRO COMUNALE DI BOLOGNA
Chef des choeurs : ALBERTO MALAZZI

 

Il conte di Walter  RICCARDO ZANELLATO
Rodolfo  AMADI LAGHA
Federica  MARTINA BELLI
Wurm  GABRIELE SAGONA
Miller  FRANCO VASSALLO
Luisa  FRANCESCA DOTTO
Laura VETA PILIPENKO
Un contandino FEDERICO VELTRI
Parma, Festival Verdi, Église San Francesco del Prato, 28 septembre 2019

Chronique d’une relative déception. La curiosité était grande de voir comment cette église désaffectée depuis deux siècles allait accueillir le Festival Verdi, en remplacement du mythique Teatro Farnese, interdit de Festival pour des raisons obscures, qui tiennent sans doute à des rivalités intestines plus qu’aux raisons de préservation de patrimoine invoquées.
Et le lieu trouvé pour cette
Luisa Miller n’a pas convaincu, aussi bien à cause des échafaudages qui étouffent la très vaste architecture de l’église et lui enlèvent tout élévation que par la réalisation scénique du vétéran Lev Dodin, contrainte par le lieu certes, mais sans imagination aucune. Reste la musique, emmenée avec raffinement par Roberto Abbado, une distribution très digne, avec la découverte d’un jeune ténor prometteur, Amadi Lagha.

Église San Francesco del Prato

Il est difficile de prévoir l’alternance serrée de trois productions différentes alternant trois soirées de suite dans un théâtre voué au système « stagione », cela demande en termes de personnel technique et de logistique un effort supplémentaire notable ; comme Lyon pour son Festival, Parme se limite à deux productions dans la salle du théâtre et le reste étant externalisé, à Busseto d’un côté pour les productions « de jeunes », ailleurs dans Parme de l’autre.
La mise à disposition pour trois ans du Teatro Farnese avait permis d’utiliser ce lieu fascinant – qui est une salle qui servait au divertissement de cour plus qu’au théâtre proprement dit- pour des productions sortant un peu de l’ordinaire et surtout à implantation fixe ne nécessitant ni décors trop lourds, ni changements. Le Trouvère, signé Robert Wilson, décor de toile fixe et jeux d’éclairages était l’an dernier une solution assez idéale. Revers de la médaille, une acoustique délétère, où le son se perd en échos lointains dans le vaste vaisseau. Mais l’expérience du Teatro Farnese, était tellement forte qu’elle emportait l’adhésion.
Le Teatro Farnese étant retourné à son statut de patrimoine muséal intouchable, il fallait que les organisateurs du Festival trouvassent une solution.
Par un heureux hasard  (ou un miracle), Parme avait à disposition une église immense, San Francesco del Prato, déconsacrée depuis Napoléon qui en fit une prison, puis abandonnée, qu’un consortium s’est décidé à restaurer : voilà l’espace original qui a été trouvé, permettant en plus d’attirer l’attention sur le lieu et peut-être aussi quelques financements supplémentaires pour la restauration. Si j’ai bien compris, l’Église reprendrait volontiers son bien pour redonner au lieu sa fonction religieuse première. Mais pourquoi ne pas confier à un architecte un peu original la charge de transformer cette église en lieu culturel polyvalent pour des événements de prestige ?
Dans l’état actuel, impossible de voir l’église, puisqu’elle est recouverte de haut en bas d’échafaudages métalliques, enlevant tout élévation du bâtiment, mais aussi le son, donnant à l’ensemble une étrange allure, dont peut-être un metteur en scène plus original que Dodin eût pu faire quelque chose.

Le dispositif scénique

C’est l’abside qui sert de scène, un plateau fixe, à l’espace ne permettant justement aucun mouvement de masse : le chœur se dispose dans les coursives des échafaudages qui l’entourent.
Ainsi, la disposition même de la scène et le plateau aux dimensions réduites empêchent de larges mouvements et imposent des « plans fixes ».

La longueur de la nef est en plus un obstacle à une bonne vision, à une bonne audition, et à un jeu détaillé. Seuls les spectateurs des premiers rangs (peut-être) pouvaient avoir ce privilège.
Ainsi, dans l’état actuel, le lieu choisi, qui a sa fascination, n’est pas exactement ce qui convient pour un opéra. Le Teatro Farnese avait ses défauts acoustiques, mais au moins l’œil fasciné pouvait se perdre dans le monument. Ici l’œil se perd dans les tubulures.
On ne peut nier la difficulté de l’entreprise ni même sa témérité. Pour un opéra comme Luisa Miller, qui est un drame bourgeois et non épique, où les moments intimes ne manquent pas, aux raffinements orchestraux nombreux, l’espace ne convient peut-être pas. La musique sonne lointaine, les personnages tout minuscules et la vision d’ensemble était certes garantie, mais guère le détail. Un rapport scène-salle perturbé, et peut-être mal adapté à l’œuvre ou mal adapté tout simplement à l’opéra.

Ainsi la mise en scène de Lev Dodin pouvait difficilement sortir de l’espace contraint qui lui était assigné mais de plus, il faut bien reconnaître qu’il ne se passe pas grand-chose, les chanteurs étant largement laissés à eux-mêmes.
On comprend mal aussi la division de la soirée en deux parties, l’une de 1h45 et l’autre de 30 minutes environ. On comprend que c’est une manière de valoriser la dernier acte, conçu comme une cérémonie funèbre avec au centre la table de convives du mariage qu’on dresse avec un jeu de chandelles assez réussi, et ainsi les noces deviennent un repas funéraire, où Rodolfo verse le vin empoissonné à tous et qu’ainsi à la fin tous meurent en entourant le couple Rodolfo/Luisa. C’est incontestablement le moment le plus réussi de la soirée, très ritualisé, sacral en quelque sorte, où il n’y a plus ni vainqueurs ni vaincus, les amants entrainant tout le monde dans la mort, sans qu’il y ait de leçon finale aux pères restés vivants à la Roméo et Juliette. Pour compenser les contraintes, Lev Dodin travaille les éclairages (de Damir Ismagilov) blanc pour Luisa (l’innocence), rouge pour la Duchesse Federica, bleu sombre pour le mal (dont le domaine est traditionnellement la nuit) et souligne les statuts des personnages par des costumes (décors et costumes d'Aleksandr Borovskij) aux couleurs vives (la Duchesse) ou brillantes (Rodolfo), le noir étant réservé à Wurm, et le blanc à Luisa, tandis que les pères sont vêtus de couleurs voisines, même si leurs costumes soulignent la différence de statut social.

Gabriele Sagona (Wurm)

Lev Dodin a laissé suffisamment de productions intéressantes, voire marquantes dans les années 90, notamment au théâtre, pour qu’on ait pu attendre de lui quelque chose de plus inventif et de moins abstrait. Le travail d’acteurs est inexistant, seul reste le jeu sur la table centrale, où Luisa reste fixe telle une statut Mariale  pendant presque toute la première partie, permettant de jouer sur deux niveaux quand les chanteurs chantent sur la table comme sur un podium et de créer ainsi un peu de variété dans l’utilisation d’une espace où les mouvements restent par la force des choses limités. Mais la sacralisation et le rituel ne s’adaptent pas vraiment à la trame.
Les échafaudages métalliques donnent à l’ensemble du lieu un parfum étrange, et en entrant créent la surprise : on attend l’élévation d’une église, et on se trouve au milieu de tubes métalliques ; On peut regretter que le metteur en scène n’ait pas un peu plus profité, par les éclairages ou par tout autre moyen, de cette situation. Le lieu et son cadre constituent un tel défi pour les metteurs en scènes, qu’il faudrait un sacré génie ou une sacrée idée pour en profiter.

Ce n’est pas le cas, et il faut se contenter de ce spectacle peu satisfaisant scéniquement, où Lev Dodin n’a pas vraiment relevé le défi.
Musicalement, les choses sont dans l’ensemble plus réussies.
En premier lieu la direction de Roberto Abbado tient parfaitement l’orchestre du Teatro Comunale di Bologna, qui partage les productions avec la Filarmonica Toscanini et montre un raffinement et une élégance qui tranchent avec ces tubes métalliques obsédants qui appelleraient une certaine rudesse glaciale. Roberto Abbado a su saisir l'esprit de l’œuvre, son côté lyrique, intimiste même, en privilégiant un regard qui finalement convient bien à une mise en scène qui évite les aspects dramatiques. C’est peut-être du côté de la tension dramatique que ce travail complètement maîtrisé pèche quelquefois un peu, mais l’acoustique et la mise en scène n’aident pas et atténuent singulièrement les aspérités.
Il faut souligner notamment la très belle ouverture, les premières mesures en sont vibrantes, suspendues, indiquent immédiatement une ambiance, et où la force dramatique ici bien présente s’affirme, avec un orchestre où sont exaltés notamment les pupitres des bois (hautbois et clarinette si importante jusque dans les premières scènes). Roberto Abbado a soigné particulièrement la clarté si nécessaire dans un lieu à l’acoustique problématique, rendant pleinement justice à l’édition critique de Jeffrey Kallberg, et remportant un succès marqué et totalement justifié.
Très impliqué aussi le chœur du Teatro Comunale di Bologna, disposé de manière fixe dans les coursives ménagées par les échafaudages, faute d’espace de jeu. Il compense par son intensité un jeu scénique qui lui est interdit.

Riccardo Zanellato (Il conte di Walter)

Dans la distribution, on reste un peu surpris par le manque de projection de Renato Zanellato, Conte di Walter en petite forme et n’imposant pas une voix habituellement plus spectaculaire. Le Wurm (un nom prédestiné qui signifie « le ver de terre » en allemand) de Gabriele Sagona est d’une froideur relativement mesurée, assez distinguée, sans être le méchant de théâtre caricatural, mais le lieu, la distance, empêchent le personnage de s’imposer, même si la prestation est très honorable.
Martina Belli est une Federica au chant élégant et vif plus qu’énergique, mais à la présence scénique marquée.

 

Franco Vassallo (Miller)

C’est du côté des trois protagonistes, Miller, Luisa et Rodolfo qu’on trouve les plus grandes satisfactions sans doute : Franco Vassallo, qui obtient le plus gros succès de la soirée, n’a pas le timbre si séduisant, mais l’expressivité et l’engagement sont tels qu’il emporte les suffrages : avec lui le théâtre entre vraiment en scène, sa personnalité vocale est marquante et s’impose sans difficulté. Une leçon de professionnalisme et d’interprétation.
Francesca Dotto, qui remplace Angela Meade annoncée initialement, s’en tire avec tous les honneurs, grâce à un chant raffiné et expressif, avec un phrasé exemplaire et une vraie solidité vocale, même si elle apparaît tendre et fragile. Une belle Luisa.
Amadi Lagha en Rodolfo est peut-être la découverte de la soirée, avec une voix claire et un timbre lumineux qui sonnent parfaitement dans la vaste nef : il a la couleur du ténor lyrique belcantiste, avec un contrôle impeccable et un style déjà dominé, ainsi qu’un engagement marqué. C’est un nom à suivre avec attention.
Une soirée en demi-teinte, plus intéressante musicalement que scéniquement. Une réflexion de la part des organisateurs s’impose pour la destination de ce lieu, et qui s’adapte avec difficulté à un spectacle d’opéra.

Amadi Lagha (Rodolfo) et Francesca Dotto (Luisa)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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