Georges Bizet (1838–1875)
Carmen (1875)
Opéra-comique en quatre actes de Henri Meilhac et Ludovic Halévy
Créé le 3 mars 1875 à l'Opéra-Comique

Direction musicale : Daniel Oren
Mise en scène, décors et costumes : Hugo De Ana
Chorégraphie : Leda Lojodice
Lumières : Paolo Mazzon
Projections : Sergio Metalli

Coordination du ballet : Gaetano Petrosino
Directeur de production : Michele Olcese

Choeur d'enfants A.LI.VE. direction Paolo Facincani
Chef des choeurs : Vito Lombardi

Orchestra, Coro, Ballo e Tecnici dell’Arena di Verona

Carmen : Ksenia Dudnikova
Micaela : Ruth Iniesta
Frasquita : Elisabetta Zizzo
Mercédès : Mariangela Marini
Don José : Murat Karahan
Escamillo : Alberto Gazale
Dancairo : Gianfranco Montresor
Remendado : Roberto Covatta
Zuniga : Krzysztof Bączyk
Moralès : Daniel Giulianini

 

Arena di Verona, 2 août 2019

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Au lendemain d’une triomphale Traviata, L’Arena di Verona affiche une Carmen routinière de grande série. L’opéra de Bizet, le plus représenté après Aida à Vérone, est évidemment d’abord une source de revenus non négligeable, et il faut amortir cette production de 2018 du metteur en scène argentin Hugo De Ana assez aimé en Italie depuis plusieurs décennies. Il faut y combiner une idée, un spectacle suffisamment fascinant pour l’énorme cadre, et une musique dont le public connaît les « hits ». Résultat un peu contrasté.

Arrivée d'Escamillo (Acte II)

Nécessité fait loi : Carmen est l’opéra le plus joué au monde, le deuxième le plus joué à Vérone, il faut donc donner au public ce qu’il attend, et il le rend bien puisque la reprise de l’air du Toréador au quatrième acte est accompagnée d’applaudissements rythmés des spectateurs présents, au milieu des chevaux qui galopent joyeusement dans l’arène installée sur la scène. Ici la mise en scène veut dire de la couleur, des masses, du mouvement, du tape‑à‑l’œil.
Après la Traviata exceptionnelle de la veille, retour à « l’ordinaire » avec un taux de remplissage nettement moins avantageux, mais tout de même respectable, et une distribution sur le papier moins attirante, notamment du côté masculin.

Carmen, Pasionaria de la liberté

La mise en scène d’Hugo de Ana (qui a fait plusieurs Carmen de-ci delà. Je me souviens d’une Carmen à Treviso il y a plus d’une vingtaine d’années qui avait affolé la presse locale ("La Carmen dei nudi") parce qu’on voyait sur scène deux mâles nus (en fait deux paires de fesses) figurant les Toréadors se préparant. Rien de tel ici, de Ana s’est assagi et a décidé d’avoir d'autres idées : cette Carmen est transposée aux temps de la guerre d’Espagne, soldats, camions militaires, véhicules divers et le personnage devient une Pasionaria de la liberté. Le décor (qui doit toujours être changé rapidement) se limite à des structures de bois, quelques affiches, et des projections gigantesques sur les gradins d’arrière-scène, essentiellement au premier acte une « plaza de toros » vue de l’intérieur qui rappelle vaguement les colonnades de Cordoue. C’est impressionnant, coloré, et logique :  l’amphithéâtre romain de Vérone et plus généralement les amphithéâtres antiques sont les ancêtres des amphithéâtres abritant ces derniers avatars des jeux de cirque antiques que sont les corridas. Point trop de travail sur l’acteur, les chanteurs sont laissés à eux-mêmes et font les mouvements les plus larges qui puissent être vus de loin. Quelques idées à l'acte III avec la frontière figurée par un grillage, qui rappelle vaguement les passages illégaux des populations en route avers l'exil .

Ksenia Dudnikova (Carmen ), Habanera

Carmen est montée sur un camion pour chanter la habanera, et le chœur se diffuse un peu partout, d’où quelques décalages. La liberté ? on en parle sur de grands calicots au deuxième acte chez Lillas Pastia (Libertad para las mujeres ou bien mujeres luchadoras de la libertad ((femmes combattantes de la liberté))). C’est l’indice essentiel, visible de partout, de l’idée véhiculée par la mise en scène. Pour le reste, cela reste un spectacle traditionnel, qui convient au lieu et à ce qui attendu.
Du côté musical, Daniel Oren dirige l’ensemble avec son habituel professionnalisme routinier, sans grand effort pour exalter les détails d’une partition là-aussi attendue. Il dirige les chanteurs, essaie de coordonner l’ensemble, mais pas plus. Il fait le job attendu, mais on ne sent rien d’un engagement réel au service de l’œuvre. Daniel Oren est un professionnel, il est une sécurité pour un orchestre, il n’est pas un modèle de subtilité.
Pour des raisons qui tiennent au lieu , et à la difficulté pour certains chanteurs de chanter et surtout dire le français (il y a plusieurs distributions en alternance, au minimum deux (mais quatre Micaela et trois Escamillo), c'est la version avec récitatifs de Guiraud qui a été choisie, plus praticable au vu de la situation. Écouter cette version vieillotte désormais rare sur les scènes montre combien la version originale avec dialogues typiques de l’opéra-comique lui est préférable.
Du côté du chœur (dirigé par Vito Lombardi), il faut noter l’effort net pour articuler et chanter un français compréhensible (c'est le cas aussi des enfants dirigés par Paolo Facincani), et la difficulté consiste à être coordonné, dans un espace où le chœur s’étale sur toute la largeur du plateau, voire en hauteur. Mais c’est un élément satisfaisant de l’ensemble.
Du côté du plateau, les comprimari sont de bonne facture, le Remendado de Roberto Covatta et le Dancaïro de Gianfranco Montresor, mais surtout la Frasquita d’Elisabetta Zizzo aux aigus clairs et justes (on oublie souvent les aigus nécessaires à ce rôle), et la Mercédès de Mariangela Marini. C’est au quintette du deuxième acte que les choses sont souvent délicates et l’ensemble s’en sort avec honneur, grâce à la battue sûre de Daniel Oren : aucune bavure, rien à redire.

Acte III : frontière, grillages et contrebande

Escamillo est Alberto Gazale, la voix est un peu vieillie et le timbre a perdu en éclat, mais ce n’est pas de ce côté que les choses sont difficiles, la voix porte et les aigus sont tenus, mais du côté d’une diction française totalement catastrophique, sans doute peu sensible aux oreilles d’un public essentiellement germano-italien, mais nous avons droit aux pires défauts en la matière (nasales non prononcées, é pour e etc…) au point qu’aux oreilles françaises, cet Escamillo est une pure caricature.
Un autre problème là-aussi dû à la langue, pour le Don José du ténor turc Murat Karahan. Là aussi la voix n’est pas prise en défaut, la ligne de chant est correcte, la diction sans trop de problèmes, le texte est dit clairement, les aigus tenus, mais c’est le phrasé et les rythmes qui sont plutôt accidentés, orchestre et chant ne sont pas en phase, en phrase oserait-on dire, il a des accidents de coordination, de mesure, ce qui est problématique : en bref il sait prononcer le français, mais le chanter en mesure avec l’orchestre est une autre paire de manches. Sans doute là aussi un problème de répétition et de calage.

Acte I : Ruth Iniesta (Micaela)

Ruth Iniesta est en revanche une Micaela sensible, sans problèmes de diction ni de phrasé, et dont la voix porte, avec des aigus tenus et une vraie vibration scénique : son Je dis que rien ne m’épouvante est vraiment très bien chanté un des beaux moments de la soirée. Ce n’est pas seulement une voix, mais une interprète qui sait ce qu’elle chante. Belle découverte d’une chanteuse en pleine ascension. Elle obtient le grand succès de la soirée et ce n’est que justice. À suivre.
Ksenia Dudnikova est une Carmen que Paris a découverte au printemps 2019, et c’est une voix idéale pour le rôle. La voix est homogène, du grave profond et quelquefois poitriné (comme souvent les mezzos slaves) à l’aigu triomphant, elle chante un français dans l’ensemble clair (récitatifs de Guiraud aidant) avec un phrasé sans problèmes. Seul l’air Les tringles des sistres tintaient accuse quelques difficultés de dynamique, il faudrait un français sans doute plus fluide, mais Daniel Oren en fosse n’accélère pas trop les tempi et finalement les choses passent (mise en scène aidant). Elle est une Carmen de bon niveau et qui obtient un gros succès. Toutefois, elle chante dans un style peut-être un peu suranné, et vieilli. Depuis Berganza (dans les années 70 …) on est désormais habitué à des Carmen plus vives, plus jeunes, moins « femme fatale » (voir d’Oustrac !) et on a un peu oublié ce style quelquefois outrancier, mais là aussi, la scène de Vérone oblige à des effets qui au théâtre seraient sans doute peu supportables.
Dans l’ensemble donc, les deux femmes sont bien plus notables que les deux hommes, mais  cette représentation de série (en Allemagne, on dirait de répertoire), loin d’être scandaleuse, est dans la moyenne des soirées de Vérone.
Il reste qu’il faut rendre grâce à Cecilia Gasdia, qui a eu l’intelligence de refaire parler en bien des Arènes, par une politique alternant soirée mythiques, distributions étincelantes d’un soir, (Netrebko..) et d’autres soirées, plus ordinaires, mais loin d’être pitoyables. Espérons qu’on la laissera reconstruire solidement un Festival qui reste l’une des cartes de visites de l’Italie lyrique, que tout amateur d’opéra se doit de fréquenter un jour.

Ksenia Dudnikova (Carmen) et Murat Karahan (Don José) Acte II
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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