Sergueï Prokofiev (1891–1953)
Les fiançailles au couvent (Обруче́ние в монастыре́)(1946)
Libretto de Sergueï Prokofiev et Mira Mendelson d'après la comédie "The Duenna" de Richard Brinsley Sheridan

Direction musicale : Daniel Barenboim
Mise en scène et décors : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinsky
Vidéo : Alexey Poluboyarinov
Chef des choeurs : Martin Wright
Dramaturgie : Jana Beckmann, Detlef Giese

DON JEROME : Stephan Rügamer
DON FERDINAND : Andrey Zhilikhovsky
LUISA : Aida Garifullina
LA DUÈGNE : Violeta Urmana
DON ANTONIO : Bogdan Volkov
CLARA D'ALMANZA : Anna Goryachova
MENDOZA : Goran Jurić
DON CARLOS : Lauri Vasar
MODERATEUR : Maxim Paster

STAATSOPERNCHOR
STAATSKAPELLE BERLIN

 

Staatsoper Berlin, mercredi 17 avril 2019

Les Fiançailles au couvent  est un titre ignoré de la plupart des spectateurs, et Daniel Barenboim l’exhume à l’occasion des Festtage 2019 à Berlin. Le titre inconnu et les prix élevés pratiqués durant le festival expliquent un remplissage moyen de la salle. Les absents ont eu bien tort. Dmitri Tcherniakov signe là une très grande réussite, dans une mise en scène qui tourne en dérision souriante les fans d’opéras et leurs manies, et Barenboim fait entendre un Prokofiev éblouissant de vie et d’ironie. Le spectacle dans son ensemble, et l’étincelante distribution font qu’on peut parler, pour ces Fiançailles au couvent, de perfection.

Lauri Vasar (Carlos), Goran Jurić (Mendoza), Violeta Urmana (La duègne), Aida Garifullina (Luisa) Bodgan Volkov (Don Antonio)

Dans le silence, puis pendant l’ouverture, présentation des membres de ce stage de désintoxication de l’opéra, genre alcooliques anonymes : il y en a pour tous les goûts et tous les amateurs d’opéra s’y reconnaitront : il y a Aida (Garifullina) l’amoureuse de Jonas Kaufmann à qui il n’a jamais répondu, il y a Violeta (Urmana), la chanteuse qui eut son heure de gloire, il y a Andrey qui la suit partout, il y a aussi celui qui rythme sa vie selon les agendas des opéras qu’il guette assidûment, il y a le journaliste-bloggueur qui a tout vu et qui est revenu de tout (alors là, c’est la seule figure vraiment irréaliste!) et tout le reste des figures que tout amateur d’opéra a rencontrés un jour. Y compris par les costumes d’Elena Zaytseva quelquefois peut-être inspirés de personnages qui traînent aux entractes, tout donne une impression de déjà-vu au spectateur habitué. De plus une vidéo montre les résultats de la thérapie auprès de personnages qui racontent qu’ils revivent , qu’ils peuvent enfin s’occuper de leurs enfants etc…Tcherniakov connaît bien  le public des fans et s’en inspire presque amoureusement. Même si ce parti-pris du clin d'oeil au public peut désarçonner ceux qui ne font pas partie du club et qui voudraient suivre la trame, un défi dans cette mise en scène.
Bref l'habitué se sent immédiatement concerné par cette petite troupe enfermée dans une salle très simple meublée seulement de fauteuils d’opéra (ceux de la Staatsoper de Berlin) d’un vidéo projecteur et d’un tableau blanc sur lequel un modérateur-animateur du stage (Maxim Paster) inscrit les rôles qui vont être joués dans ce pastiche de « Faisons un opéra » : Let's Make an Opera  est le spectacle dont la conclusion est The little sweep (le petit ramoneur) de Benjamin Britten, créé à Aldeburgh en 1949 (rappelons que Les Fiançailles au couvent est composé en 1941 et créé en 1946, donc à peu près contemporain) ou de Six personnages en quête d’auteur, de Pirandello à qui l’on pense sans cesse dans cette mise en scène totalement schizophrène…

Le lecteur français va encore souligner que Tcherniakov refait le coup de sa Carmen aixoise située dans une clinique où Don José va subir une thérapie, ou de ses récents Troyens (où les Troyens à Carthage se déroulent dans un Centre de réhabilitation post-traumatique pour soldats en guerre). Et pourquoi pas si c’est fait aussi intelligemment ?
Le livret de Prokofiev et Mira Mendelssohn son épouse fait clairement référence à ces livrets d’opéra bouffe du XVIIIe ou du début du XIXe   - on pense au Mozart des Nozze ou au Barbiere di Siviglia (Paisiello ou Rossini) – où les pères veulent à toute force faire épouser leur fille à des barbons dont elles ne veulent pas parce qu’elles leur préfèrent de sémillants gandins : d’où déguisements, quiproquos dans lesquels le père Don Jérôme (Stephan Rügamer exceptionnel) se voit contraint de finir par accepter des mariages qu’il ne voulait pas, celui de sa fille Luisa avec le jeune Don Antonio, de son fils Ferdinand avec Donna Clara, et même de la Duègne (The Duenna (1775) est le titre de la pièce de Richard Brinsley Sheridan dont s’est inspiré Prokofiev) avec Mendoza, celui-là même qu’il voulait faire épouser à sa fille (on pense à la folle journée des Nozze di Figaro où jeunes et vieux s’épousent). Tcherniakov voit dans ce livret même une sorte d’archétype du livret d’opéra bouffe auquel personne ne croit tant il est attendu. Et de fait les rares productions « fidèles au livret » de cet opéra sont longues et ennuyeuses (l’opéra dure quand même 3h30 entractes compris). Alors Tcherniakov dans sa mise en scène, fait réaliser un opéra « attendu » par ces fans en mal de délivrance de leur manie, comme s’ils créaient eux-mêmes la trame, à partir des milliers d’opéras vus dans leur vie, avec un jeu délirant entre le vrai et le faux, créant l’intrigue sous les commentaires et les quolibets des uns et des autres, dans un double ou triple jeu où les personnages jouent leur propre personnage ou celui de l’opéra, pendant que le modérateur les engage et les implique les uns et les autres et crée les interactions.

Au fond Anna Goryachova (Doña Clara) Bogdan Volkov (Don Antonio) et Violeta Urmana (La duègne) en professeur de chant

Antonio le jeune ténor chante un air et la vieille star Urmana lui apprend à respirer, pressant sur le diaphragme, une Urmana désopilante d’autodérision on l’a vue rarement aussi engagée sur une scène. Une Urmana qu’on voit aussi en vidéo dans Aida (Scala, Zeffirelli) sur grand écran pendant qu’un des personnages l’imite en ombre chinoise, une Urmana enfin vêtue en star (habit rouge, petite toque brodée, lunettes sombres) qui envahit la scène : le personnage de duègne étant la source même de l’histoire, elle est automatiquement la référence centrale. Si la première partie joue sur la distance entre l’opéra qu’on crée, les manies des personnages et la dynamique du groupe en train de créer l’opéra, la seconde partie (actes III et IV) montre les résultats de cette dynamique, les stagiaires épuisés, et la trame devenue folle où acteurs et actants se mélangent, où les personnages ne sont plus loin de se jouer leur propre rôle, où l’opéra s’oublie pour devenir la vie :

Stephan Rügamer (Don Jérôme) et Anna Goryachova (Doña Clara)

Stephan Rügamer en Don Jérôme fait preuve de dons inattendus, il joue (vraiment) de la trompette, il fait du vibraphone avec des verres en cristal, il devient une sorte de Monsieur Loyal impayable, démonstrateur de lui-même où le personnage est presque oublié. Chacun est caractérisé, Aida Garifullina (Luisa), amoureuse de Kaufmann, est une sorte de petite fille qui a mal vieilli, Clara une belle jeune femme énergique (Anna Goryachova), Mendoza un barbu mûr (Goran Jurić) vêtu d’une veste à fleurs qu’on croit avoir vu aux entractes de Bayreuth, Ferdinand le frère mal dégrossi aux pantalons dont la ceinture remonte à la poitrine, avec des lunettes de gros myope, La Diva (Violeta Urmana) en diva, l’ami Carlos (Lauri Vasar) en tunique mordorée et plutôt "raisonnable", le jeune homme en jeune home-bien-sous-tous-rapports, veste et lavallière (Bogdan Volkov), un manager de stage ventru et chic (Maxim Paster) que tous les autres vont attacher, parce qu'en dynamique de groupe, on finit par haïr le modérateur, et Don Jérôme en costume gris de fonctionnaire soviétique (Stephan Rügamer), il y a une peinture de cette humanité lyricomaniaque à la fois précise, intelligente, que tout fan d’opéra devrait voir pour commencer à se soigner…

Le sommet est atteint à la fin : le rideau tombe sur l'embrasement en folie furieuse de toute la scène, l’opéra est oublié, les gens applaudissent, certains se lèvent et fuient pour être les premiers aux vestiaires…et mal leur en prend. Pour être conforme au livret et au mariage final de tous, après un long silence et un Barenboim qui se refuse à laisser le podium, Tcherniakov propose un « rêve de Don Jérôme » , et le rideau se relève sur une sorte de mariage dont il est le centre (fabuleux numéro avec des verres sur lesquels il joue) et alors le chœur entre pour une scène finale improbable où chaque choriste est vêtu en mythe de l’opéra, de Caballé (époustouflante en reine de Bel Canto) à Callas en Tosca, on y voit Boris, Falstaff, Octavian dans la mise en scène de Otto Schenk, une Brünnhilde comme sortie des gravures de la création, un Otello plus maure que nature, bref ils sont tous là, les standards de l’opéra qui ont bercé et bercent encore nos soirées, assistant au mariage : la folie a encore de beaux jours devant elle.
Au service de ce travail désopilant et étourdissant de vie et de joie, huit protagonistes qu’on peut dire exceptionnels, vocalement et scéniquement, presque tous russophones, avec l’agilité et la vitalité que donne la maîtrise de la langue originale, la domination d’un phrasé impeccable, la ciselure des mots, et la liberté d’un jeu qui montre que tous comprennent ce qu’ils chantent, et c’est une fête, car il est rare qu’il n’y ait aucun maillon faible sur scène. Violeta Urmana, mezzo somptueux qui s’est égarée jadis dans les sopranos, revenue à sa voix originale, puissante, profonde, imposante, aux couleurs variées : elle est exceptionnelle d’humour, de présence scénique et vocale ; c’est la star, et elle le reste. Lauri Vasar, épisodique Carlos, au timbre velouté et plein d’autorité, Maxim Paster, à l’émission persiflante du ténor, magnifique aussi le jeune ténor Bogdan Volkov, ligne de chant parfaite, aigus maîtrisés et puissants, voix claire, phrasé impeccable, projection parfaite ; Goran Jurić (Mendoza) autoritaire et puissante basse profonde, au timbre sonore possède une vraie présence physique, Anna Goryachova, mezzo au volume intense, qui s’impose aussi scéniquement est vraiment impressionnante. Surprenant et extraordinaire scéniquement le baryton moldave Andrey Zhilikhovski, et surtout vocalement impeccable : le timbre est chaud, la voix a du volume, de l’autorité, et une indéniable qualité de phrasé et de projection, voilà artiste sûrement prometteur (il est Figaro dans Barbiere à Glyndebourne), Aida Garifullina promène en Luisa son soprano lumineux, sûr, large, à la ligne impeccable.
Reste Stephan Rügamer, artiste aux mille ressources, un jeu dominé, des capacités multiples (joueur de trompette…), une prestation en tous points exceptionnelle dans un rôle de Don Jérôme qui semble redessiné pour lui :  on le savait bel artiste, on le découvre ici irremplaçable.
Le chœur dirigé par Martin Wright s’entend en coulisse ou dans les loges sauf à la scène finale où déguisé en phantasme de Don Jérôme, il envahit joyeusement l’espace, et il est excellent, clair, très maîtrisé.
Et puis il y a en fosse un Daniel Barenboim déchaîné, qui accompagne le plateau avec une verve incroyable dans une musique qui exige du rythme, de l’énergie, de l’ironie et du sarcasme. Il y a tout dans sa direction, qui exalte aussi les qualités de l’orchestre, une Staatskapelle Berlin au sommet (les cuivres, essentiels chez Prokofiev, mais aussi les bois merveilleux de justesse, d’autorité mais aussi quelquefois de délicatesse). L’œuvre est rare sur les scènes, connue mais peu appréciée : Barenboim nous a convaincus de notre erreur, il a rendu à cette musique un lustre, une présence, une autorité, par la variété des couleurs qu’il y déploie, sans jamais exagérer, sans jamais faire autre chose qu’accompagner le plateau. Dans les parties symphoniques, il est irremplaçable d’autorité et de justesse, et surtout d’énergie, quand on pense qu’il accumule en une semaine, deux opéras dont Meistersinger, un concert symphonique et un concert soliste.
Ce fut une soirée merveilleuse, parce qu’elle parlait de nous, les amateurs d’opéra, avec humour, autodérision, et qu’elle nous a dit malgré tout, par sa perfection qu’il ne fallait surtout pas nous désintoxiquer.

Huit personnages en quête d'opéra : Andrey Zhilikhovski (Ferdinand), Goran Jurić (Mendoza), Aida Garifullina(Luisa), Anna Goryachova (Clara), Violeta Urmanna (La duègne), Maxim Paster (attaché, le modérateur), Stephan Rügamer (Don Jérôme), Lauri Vasar (Carlos)

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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