Erich Wolfgang Korngold (1897–1957)

Das Wunder der Heliane (1927)
Opéra en trois actes
Livret de Hans Müller
d'après un Mystère de Hans Kaltneker

Direction musicale : Alexander Joel
Mise en scène : David Bösch
Décors et costumes : Christof Hetzer
Lumières : Michael Bauer
Chef des chœurs : Jan Schweiger
Dramaturgie : Barbora Horáková Joly
Heliane : Ausrine Stundyte
Der Herrscher : Tómas Tómasson
Der Fremde : Ian Storey
Die Botin : Natascha Petrinsky
Der Pförtner : Markus Suihkonen
Der Schwertrichter : Denzil Delaere
Der junge Mensch : Dejan Toshev
Erster Richter : William Helliwell
Zweiter Richter : Mark Gough
Dritter Richter : Onno Pels
Vierter Richter : Erik Dello
Fünfter Richter : Thierry Vallier
Sechster Richter : Thomas Mürk
Seraphische Stimme : Chia-Fen Wu/Nam Hee Kim
Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen
Koor Opera Vlaanderen
Kinderkoor Opera Vlaanderen
Opera Antwerpen (Anvers) le 10 octobre 2017

Si Das Wunder der Heliane, et plus généralement les opéras classés dans la catégorie intitulée „Entarterte Musik“ (Musique dégénérée) n’avait pas fait l’objet de publications dans cette série passionnante de DECCA, qui connaîtrait ces œuvres ? Aviel Cahn à l’Opéra des Flandres poursuit une politique de redécouvertes de raretés dissimulées dans les replis de la mémoire en proposant d’ailleurs coup sur coup en septembre et octobre Das Wunder der Heliane, et en novembre Le Duc d’Albe (l’opéra inachevé de Donizetti). Par un heureux hasard d’ailleurs, cette saison, Das Wunder der Heliane fera l’objet d’une autre production à la Deutsche Oper de Berlin. C’est que les programmateurs savent le public un peu lassé des standards et cherchent de plus en plus à singulariser leurs propositions pour stimuler la curiosité.
Voici donc à Gand et Anvers une œuvre pratiquement inconnue, n’ayant fait l’objet que de très rares reprises depuis les années 30, même si la saison dernière des représentations en version de concert (Vienne, Fribourg) ont eu lieu. Cette production marque donc une étape dans la diffusion d‘une œuvre qui mérite amplement d’être connue du public.

Pourquoi l’opéra Das Wunder der Heliane est-il si peu représenté ? D'abord, par l’ostracisme et l’oubli de ces œuvres après le passage du nazisme, mais ce n’est sans doute pas la seule raison pour l’œuvre de Korngold, dont Die Tote Stadt a été remise en mémoire des publics et des salles depuis 1975 par un premier enregistrement mondial dirigé par Erich Leinsdorf  qui fit tant de bruit à sa sortie et qui a relancé l’intérêt vers cette musique. Il faut attendre 1992 pour que Das Wunder der Heliane se rappelle au souvenir par l'enregistrement de John Mauceri . C’est une œuvre qui exige une distribution de très haut niveau, un orchestre luxuriant, un chœur important. Autant dire pour un théâtre un gros investissement pour une œuvre inconnue. Il n’est pas facile de trouver des chanteurs disposés à apprendre un opéra qui ne leur sera pas demandé si fréquemment.
Pourtant, Aviel Cahn a réussi à réunir une distribution solide et à produire un spectacle de très haut niveau musical, signé par un metteur en scène des plus recherchés dans l’aire germanophone au moins, David Bösch.
L’histoire (livret de Hans Müller inspiré d’un Mystère de l’écrivain austro-hongrois Hans Kaltneker) en est un peu complexe, tenant à la fois du conte de fées et de la légende dorée : dans un pays tenu d’une main de fer par un souverain cruel, qui souffre de ne pas être aimé de son épouse Heliane, et fait retomber cette souffrance sur ses sujets, heureux grâce à un étranger qu’il fait prisonnier, lui promettant la libération s’il rend son épouse amoureuse. Il en appelle à la reine Heliane, à la réputation de grande bonté, au contraire de son mari. Et Ils tombent amoureux l’un de l’autre si bien que la reine se montre à lui nue. Le roi les surprend et les fait juger, par six juges et un juge aveugle bienveillant. Refusant de parler, l’étranger se suicide. Et Heliane qui jure qu’elle ne s’est donnée qu’en pensée à l’étranger est soumise à une sorte de jugement de Dieu : si elle dit la vérité, elle doit ressusciter l’étranger.
Le miracle a lieu. Heliane se précipite dans les bras de l’étranger ressuscité. Fou de jalousie le souverain la tue, mais désormais l’étranger est sous protection divine, chasse le souverain qui a perdu tout pouvoir et Heliane transfigurée s’unit à l’étranger pour monter au ciel, unis pour toujours.

David Bösch situe l’action dans un futur inquiétant, après une catastrophe qui laisse le monde exsangue, population de pauvres hères dans un paysage la plupart du temps nocturne ("l'horreur d'une profonde nuit")  fait de ruines, de pierraille, de pauvre végétation en survie, et de béton abandonné, un monde fantasmagorique clochardisé aux mains d’un roi de cour des miracles. Dans ce monde post, le souverain est assisté par die Botin, la messagère, ici transformée en exécuteur des basses œuvres, prête à tirer sur tout ce qui bouge (Natascha Petrinsky excellente, pleine de relief et à la voix acérée et puissante) : bref un monde de l’immondice qui cherche à s’organiser dans l’ordure. Cette oppression fait fi de toute référence à une légende médiévale ou au symbolisme dont l’œuvre est aussi empreinte, il n’y a rien d’une Légende Dorée ici, mais tout d’une légende pourrie. Les personnages en guenilles semblent pris dans un tourbillon inextricable de totalitarisme, de brutalité, d’horreur traumatique, face auquel l’étranger (Ian Storey) et Heliane (Ausrine Stundyte) font contraste. Les aspects les plus sensuels, l’érotisme de la pièce (Le livret prévoit qu’Heliane se dénude devant l’étranger après avoir montré son pied) sont effacés au profit d’une sorte de relation symbolique et abstraite, où les héros ne s’aiment que dans la sublimation.
David Bösch, metteur en scène désormais bien connu des scènes (on l’a vu à Munich, à Lyon, à Francfort, à Londres, à Genève et il va mettre en scène Die Tote Stadt à Dresde) représente une sorte de classicisme un peu trash : ses mises en scènes respectent le livret, mais le placent dans un contexte souvent noir ou poussiéreux (voir ses Meistersinger munichois), avec d’éclatantes réussites : son Orfeo de Monteverdi au Festival de Munich reste pour moi son travail le meilleur de ceux auxquels j’ai assisté. Le travail effectué à l’Opéra des Flandres est un peu décevant, par un classicisme habillé à la mode d’aujourd’hui, qui fait un peu prendre des vessies pour les lanternes : on n’apprend rien d’important sur l’œuvre, plus habillée (la scène du miracle éclaire violemment la salle de manière à l’aveugler, et c’est bien fait) que mise en scène, même si les rapports entre les personnages sont bien travaillés et réglés. Il s’agit d’un travail honorable, mais pas spécialement inventif.
Du côté du chant, comme souvent, Aviel Cahn a réuni une distribution qui défend l’œuvre avec style et énergie, on a parlé plus haut de l’excellente Natascha Petrinsky, messagère violente en style gardienne de camp de prisonniers (à un moment, le décor rappelle un wagon à bestiaux des camps de concentration nazis), et dans cette ambiance concentrationnaire, Tomas Tómasson est un Herrscher (souverain) remarquable par son incarnation, et surtout par un chant puissant, à la diction impeccable, au texte vraiment interprété et donné dans toutes ses inflexions et ses couleurs. Tómasson est un chanteur très polymorphe : on l’a vu en Hans Sachs débonnaire (Komische Oper), en Klingsor pervers et pédophile (dans le Parsifal de Tcherniakov à la Staatsoper de Berlin), en Vampyre de Marschner à la Komische Oper et à Genève, dans Telramund à Bayreuth aussi ; il fait partie de ces excellents chanteurs qui cherchent à incarner un personnage : son Herrscher est particulièrement réussi.

On se souvient de Ian Storey en Tristan à la Scala aux côtés de Waltraud Meier. Ce ténor, qui a commencé une carrière assez tardivement à 33 ans, est un artiste solide, habitué des rôles lourds, Enée, Tristan, Peter Grimes : le rôle de l’étranger (entre parenthèse idéal pour un Andreas Schager dont l’émission serait adaptée pour dominer le flot de l’orchestre de Korngold) est redoutable pour ne pas dire impossible, tant l’orchestre est important et tant le ténor doit lutter pour ne pas se laisser étouffer. Storey, qui compose un personnage plutôt mûr (par la force des choses), une sorte de vagabond éternel, réussit néanmoins à venir à bout du rôle, y compris des terribles aigus, et offre une performance respectable et digne avec ses moyens actuels, qu’il faut saluer.
Mais c’est Ausrine Stundyte qui une fois de plus stupéfie par son goût de l’extrême. Elle affronte le personnage d’Heliane qui ne demande pas forcément d’engagement scénique comparable à Lady Macbeth de Mzensk ou à Renata dans l’Ange de feu, mais un engagement vocal notable, notamment au deuxième acte et une domination permanente des forces orchestrales. L’intensité du chant d’Ausrine Stundyte laisse rêveur, et son expressivité également. On se demande où sont les limites de cette voix qui ose tout, et qui peut-être se perçoivent dans un vibrato quelquefois excessif, mais l’ensemble reste extraordinaire.
Le reste de la distribution n’appelle pas de reproche, à commencer par le jeune homme de Dejan Toshev, très agréable ténor, l’appel à des artistes du chœur (pour les six juges, de très bonne facture : William Helliwell, Mark Gough, Onno Pels, Thierry Vallier, Thomas Mürk, Eric Dello ou pour les deux voix séraphiques Nam-Hee Kim et Chia-Fen Wu)  ou à des membres de l’ensemble des jeunes  de l’opéra comme l’excellent (et émouvant) juge aveugle de Denzil Delaere (ténor) ou le portier de Markus Suihkonen (basse).
L’ensemble est porté par un orchestre et des chœurs remarquables. Le chœur de l’opéra des Flandres (Koor Opera Vlaanderen, direction Jan Schweiger) et le chœur d’enfants (Kinderkoor Opera Vlaanderen, direction Hendrik Derolez) sont impressionnants notamment dans les scènes finales, et l’orchestre de l’Opéra des Flandres ( Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen) dont on a pu apprécier en d’autres occasions la qualité, est porté cette fois par le chef britannique Alexander Joel, d’une grande précision et qui réussit surtout à tenir les volumes de ces masses impressionnantes sans vraiment couvrir le plateau, veillant à une clarté remarquable pour mettre en valeur cette musique débordante. C’est bien conduit, même si peut-être on eût aimé encore plus chatoyant. Cette musique qui par tous les pores dit la couleur, les reflets, le scintillement, resterait presque encore un peu trop sage. Il reste que l’ensemble rend justice à cette œuvre inconnue, et qu’on a vraiment envie de l’entendre à nouveau et dans des conditions comparables.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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3 Commentaires

  1. Cette production est l'illustration totale de votre chronique sur le surtitrage
    Un opéra inconnu à la musique très exigeante avec un livret en un allemand très hermétique est traduit sur les écrans en salle uniquement en flamand. On sait que la langue française est honnie de Gand à Anvers, mais au moins l anglais.…
    Pour Boesch vous avez raison cette mise en scène atteint les limites d un système qui se répète comme c est le cas pour certains metteurs en scène comme Warlikovski et d' autres.
    Ceci dit les nozze à Amsterdam
    toujours de Boesch cette année étaient remarquables et un hymne à la vie et son Trovatore à Londres sans aucun doute la meilleure mise en scène jamais vue de l'oeuvre.
    Amitiés
    Bruno

    • David Boesch n'est pas toujours régulier, je n'ai pas vu Trovatore, mais son Orfeo me poursuit. Je regrette d'ailleurs que Munich ne le programme presque pas.

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