Elektra
Tragédie en un acte (1909), livret de Hugo von Hofmannsthal, d’après Sophocle. Récréation de la production originale de la mise en scène de Ruth Berghaus donnée à Dresde en 1986.

Mise en scène : Ruth Berghaus
Réalisation de la mise en scène : Katharina Lang
Décors :Hans Dieter Schaal
Costumes : Marie-Luise Strandt
Lumières : Ulrich Niepel

Elektra : Elena Pankratova
Chrysothémis : Katrin Kapplush
Clytemnestre : Lioba Braun
Egisthe : Thomas Piffka
Oreste : Christof Fischesser
La Surveillante : Christina Nilssen
Jeune Serviteur : Patrick Grahl
Jeunes Servantes :
Anthea Pichanick
Rebekka Stolz
Catalina Skinner
Géraldine Naus
Marianne Croux

Choeurs et Studio de l’Opéra de Lyon
Chef des choeurs : Philip White

Orchestre de l'Opéra de Lyon
Direction musicale
Hartmut Haenchen

17 mars 2017 à l'Opéra de Lyon

Production-phare du Regietheater, l'Elektra de Ruth Berghaus a marqué une génération de spectateurs venus découvrir un travail monté régulièrement sur la même scène de Dresde entre 1986 et 2009. Basée sur un décor à l'architecture anguleuse signé Hans Dieter Schaal, ce spectacle nous revient via le Festival Mémoires, organisé à Lyon en hommage à trois mises en scène particulièrement emblématiques de ces trente dernières années.

Lire la critique du même spectacle dans le Blog du Wanderer

On doit saluer l'initiative de Serge Dorny d'avoir voulu réunir pour ce bien nommé "Festival Mémoires", trois mises en scènes au style et à l'esthétique très différentes mais avec pour fil rouge une importance de premier plan dans l'art de la scénographie contemporaine. S'il n'est pas forcément évident pour une partie du public de concevoir l'élaboration d'une mise en scène comme un élément herméneutique à part entière, on peut regretter le peu d'intérêt pour l'importance historique d'une reprise de mises en scènes emblématiques qui ont marqué une époque donnée par l'écrin idéologique et imaginaire qu'elles ont pu apporter à telle ou telle œuvre.

L'Elektra de Ruth Berghaus est un des grands modèles du style Regietheater tel qu'il s'est développé à l'orée des années 1980 dans la droite ligne de la distanciation brechtienne, combinée à des références visuelles puisées dans des domaines aussi variés que l'architecture, a photographie ou le cinéma. Née du problème que constituait l'étroitesse de la fosse de Dresde au moment de la création du spectacle en 1986, l'idée de faire se côtoyer sur scène le grand orchestre straussien et l'immense décor signé Hans Dieter Schaal peut a priori sembler saugrenue. Les premières minutes démontrent le contraire et il est à noter à ce sujet combien il est rare qu'un lever de rideau puisse être un élément de mise en scène. C'est pourtant ce qui se passe ici : Les premiers rangées d'orchestre sont déjà visibles sur la scène quand, dans une mouvement ascendant lentissime et imperceptible, le rideau dévoile le reste de l'effectif et le regard s'élève au fur et à mesure qu'apparaît ce décor, dont la verticalité inouïe agit sur le spectateur comme une signature visuelle. Cet appel du regard vers les cintres procure une forme de vertige inversé, augmenté par le fait que les personnages se déplacent d'un étage à l'autre de cette étrange architecture, souvent agrippés à une balustrade métallique qui les sépare du vide. La référence évoque les habitations du Bauhaus construites à Dessau :

 

Photographie prise en 1925–26 par Lucia Schulz Moholy, l'épouse de László Moholy-Nagy.

Au-delà d'un aspect fonctionnel ici réduit à un espace abstrait, ce "palais" est construit sur le modèle combiné d'une tour de guet et d'un plongeoir à étages. On remarque dans ces alignements anguleux la présence d'un espace vide au premier plan, la trace d'un plongeoir brisé comme pour rappeler le meurtre d'Agamemnon… dans son bain. Une brigade de gardiennes (qui rappellent les sinistres Aufseherin des camps nazi) en tablier de cuir, cravaches en main, arpentent le décor en fouettant au hasard autour d'elles comme pour chasser le souvenir de cet assassinat. Elektra est attachée à une longue corde, vêtue d'une tenue de prisonnière et les mains entravées par des gants en tissu épais. Elle est ce chien de garde maintenue captive par Clytemnestre, veillant jalousement au-dessus de la hache qui a servi à Egisthe pour tuer son père Agamemnon – hache invisible, puisqu'une dalle rouge suffit à signaler sa présence. Un espace transpercé par le sceptre-lance de Clytemnestre suffit également à rappeler la faute originelle, l'adultère, le meurtre. L'épouse d'Agamemnon est traversée par des convulsions hystériques, passant du sarcasme à la frayeur, du chant d'amour à l'invective. Chantant au-dessus d'Elektra alors que culmine leur affrontement, elle laisse s'échapper une longue écharpe écarlate dans laquelle s'enveloppe la fille rejetée, telle Pelléas fou d'amour dans les longs cheveux que sa bien-aimée fait tomber jusqu'à lui du sommet de la tour.

Les événements s'enchaînent avec la précision d'une machinerie implacable, lorsque Oreste apparaît dans une tenue du même gris que sa sœur, tel un prisonnier évadé. Ni le meurtre d'Egisthe, ni le meurtre de sa mère, ne sont l'occasion d'une effusion spectaculaire et sanguinolente. Le mur de fond vire soudain au rouge électrique, les personnages se détachant telles des silhouettes noires à l'avant et comme engluées dans cette lumière comme une matière visqueuse, les coups de cravaches se changent en gestes ralentis. Oreste est au sommet de la structure et met sa main en visière, comme pour mieux scruter l'horizon ; progressivement, les servantes l'imitent et ce geste étrange se répète comme un écho tandis qu'Elektra meurt foudroyée. La vengeance est accomplie, le danger et l'inquiétude sont toujours là… Ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

Il faut à ce travail de haute volée, un plateau capable de rivaliser avec la densité des images et des pensées. C'est chose faite avec la voix d'Elena Pankratova, dominant ici sa tendance à vriller les aigus pour mieux concentrer la projection et la dynamique. Le timbre n'est pas exempt de scories, notamment dans le bas médium ; mais l'énergie et l'engagement qu'elle déploie sont tout bonnement stupéfiants. Face à elle, la Clytemnestre écorchée vive de Lioba Braun se démène avec une force animale pour faire oublier un timbre qui parfois se dérobe mais le personnage est là – incandescent. Katrin Kapplusch est une Chrysothemis un rien métallique dans le lyrisme éperdu de ses interventions. Techniquement sans grand reproche, l'incarnation manque d'engagement pour séduire complètement. Christof Fischesser rugit son Oreste avec une belle intensité mais sans la finesse et les modulations de son Roi Marke, chanté le lendemain sur cette même scène lyonnaise. Déception en revanche pour l'Egisthe sans grand relief de Thomas Piffka, qui s'écoute et s'oublie dans le même temps.

Des brassées de lauriers en revanche pour la direction d'Hartmut Haenchen. Transfiguré par ce geste solliciteur et bienveillant, l'orchestre de l'Opéra de Lyon répond de belle manière au double enjeu de la partition et d'une présence en scène d'un bout à l'autre de la soirée. Le détail de la pâte musicale est perceptible jusque dans ses moindres détails et c'est un éblouissement insoupçonné qui jaillit de cette lecture sans effets gratuits ni narcissisme. Impeccable de drapé et de carrure, l'orchestre parle un Strauss intelligible et subtil, à mille lieues des concours de décibels et des élans faciles.

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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