Direction musicale : Daniele Gatti
Mise en scène : Pierre Audi

Chef de choeur : Roberto Gabbiani
Dramaturge : Willem Bruls
Décors et costumes : Christof Hetzer
Lumières : Jean Kalman
Vidéo : Anna Bertsch

Tristan : Andreas Schager
König Marke : John Releya
Isolde : Rachel Nicholls
Kurwenal : Brett Polegato
Melot : Andrew Rees
Brangäne : Michelle Breedt
Ein Hirt : Gregory Bonfatti
Ein Steuermann : Gianfranco Montresor
Ein junger Seemann : Rainer Trost

 

Teatro dell'Opera di Roma, 27 novembre 2016

Le Tristan poétique et lacérant qui a triomphé à Paris au Printemps dernier triomphe à nouveau à Rome, avec une distribution un peu modifiée, mais toujours un Daniele Gatti passionnant, artisan du succès de la production.

Lire dans le Blog du Wanderer
Tristan und Isolde,
direction Daniele Gatti (Théâtre des Champs Elysées, Paris)
Tristan und Isolde, direction Daniele Gatti (Opéra de Rome, 11 décembre)

tristan3
Brett Polegato (Kurwenal) Andreas Schager (Tristan) Acte III

 

Dans les deux grands théâtres italiens rivaux, Milan et Rome, l’inauguration de la saison est particulièrement symbolique, parce que très médiatisée (RAI5 retransmettait l’événement), avec des invités illustres, bonne partie du gouvernement, directeurs de théâtre, VIP divers et variés. C’est le moment où le théâtre s’affiche en état de marche, préannonciateur d’une saison qu’on espère brillante.
L’opéra de Rome est une maison actuellement pacifiée, sous l’impulsion du sovrintendente Carlo Fuortes, en place depuis 2013, universitaire, spécialiste de l’économie de la culture. L’histoire de ce théâtre est tellement agitée de soubresauts que cette période est plutôt heureuse dans une Italie à la vie culturelle singulièrement abîmée.

Il est toujours audacieux, dans un théâtre comme Rome ou même à la Scala, d’ouvrir la saison avec Wagner tant on attend dans ces soirées emblématiques un grand standard du répertoire italien. D’ailleurs, la maire de Rome du parti « Cinque Stelle », n’y a pas résisté longtemps : après avoir accueilli les invités, et avant le début de l’opéra, elle est partie. Ce qui a provoqué les commentaires qu’on imagine dans la presse et les réseaux sociaux. Rome tient enfin une authentique oie du Capitole.

Néanmoins, Wagner était là, et surtout Daniele Gatti, qui dirigeait pour la première fois à l’opéra de Rome, et que l’institution verrait bien comme directeur musical. Mais l’Opéra de Rome est un soleil où beaucoup se sont brûlés.
La production de Tristan und Isolde est celle de Pierre Audi présentée au printemps dernier avec tant de succès au Théâtre des Champs Elysées, dans une distribution un peu modifiée et dont le changement de Tristan est la marque principale. Torsten Kerl a en effet été remplacé par Andreas Schager, qui apparaît comme le ténor wagnérien du jour, embrassant Tristan, Parsifal et Siegfried en se starisant à grande vitesse.
La mise en scène de Pierre Audi, respire peut-être un peu mieux dans l’espace plus large (mais pas forcément plus profond) du plateau du Teatro Costanzi (du nom du constructeur-fondateur-financeur de l’opéra, à la fin du XIXème siècle), à l’ouverture de scène plus importante qu’au TCE. On y retrouve cet espace abstrait (décor de Christian Hetzer) fait de traces marines, carcasses de bateaux métalliques et mobiles au premier acte délimitant des espaces instables et mouvants, carcasses de baleines échouées sur le rivage au deuxième acte, dans un espace fixe et presque abstrait (voir le diamant noir qui devient transparent quand les amants chantent leur hymne à la nuit),  monde saisi par l’amour, et paysage minéral au troisième acte dominé par une grande boite où apparaîtra Isolde transfigurée et un catafalque au premier plan, monde saisi par la mort.
Ce paysage nocturne, gris, traversé par des ombres, est sculpté par des lumières pâles, irisées, peu contrastées et vaguement colorées de Jean Kalman. Mouvementé au premier acte, traversé de personnages qui se glissent dans les interstices  de cloisons métalliques de navire rouillé, ce décor multiplie les espaces et rend ainsi l’image d’un déroulé narratif qui caractérise le moment, mais il va se figer dans les actes suivants : de fait, l’action réelle se passe au premier acte, comme les vrais échanges, les dialogues, les relations installées entre les personnages. Un univers se construit au premier acte et se fige dans les actes suivants. J’ai analysé ailleurs le travail de Pierre Audi, qui a l’immense avantage d’être élégant sans être esthétisant, et de servir de cadre assez sage au déroulement du drame avec cette pointe de référence à l’univers de Wieland Wagner, comme dans son Ring d’Amsterdam. Du point de vue de la conduite d’acteurs cependant, ce travail m’est apparu moins précis et plus « mécanique » qu’à Paris, notamment pour le personnage de Tristan, laissé le plus souvent à l’initiative d’Andreas Schager, et aussi pour le Roi Marke, chanté par John Releya et non plus Steven Humes.

Néanmoins, il s’agit d’un spectacle digne, propre, qui défend une conception abstraite du drame wagnérien peut-être un peu dépassée, mais cohérente.
Il en va bien différemment des aspects musicaux.
Daniele Gatti a retravaillé très profondément avec l’Orchestre de l’Opéra de Rome, orchestre de fosse, à la différence de l’orchestre National de France dont le chef connaissait les qualités et les possibilités après une longue fréquentation de huit ans .
Le répertoire wagnérien n’est pas trop familier à l’orchestre et une vue rapide de la saison fait bien comprendre que l’offre reste soucieuse de proposer les grands standards italiens : d’ailleurs, pour cette inauguration, le théâtre n’était pas plein.
Le travail de Daniele Gatti est  très attentif et très serré, moins « osé » qu’à Paris dont l’interprétation était plus incisive, plus dramatique, menant l’orchestre à des audaces particulières, notamment au stupéfiant troisième acte dont nous avons tous souvenir.
Ici le son est plus fluide, moins heurté, plus traditionnel en quelque sorte, sans être jamais banal. Gatti en s’appuyant sur les qualités spécifiques de l’orchestre, a exploré d’autres espaces, avec plus de rondeur, avec un souci marqué de l’élégance, même si les aspects dramatiques restent magnifiquement rendus.

Cela rend peut-être le drame moins urgent, mais peut-être aussi plus poétique, plus évocatoire, et donne à la sorcellerie sonore wagnérienne son plein sens, en travaillant sur les cordes, ductiles et subtiles, sur le volume, évitant sans cesse que le plateau ne soit couvert, en veillant à conserver toujours une très grande clarté, une incroyable transparence qui donne à cette lecture un aspect à la fois souple et soyeux, sans jamais abdiquer la tension. Voilà qui n’est jamais narcissique, jamais soucieux du beau son pour le beau son, mais qui cherche à coller au texte et à la situation, qui sert le théâtre en essayant de traduire ce qui dans cette histoire est tragique, c'est-à-dire aussi poétique.
Il y a avait à Paris quelque chose de déchirant, presque physique, il y a à Rome quelque chose d’un peu plus abstrait, de moins âpre, de moins immédiat. A Paris on était hic et nunc, à Rome on est dans l’intemporel.
Actuellement, là où Daniele Gatti passe, il laisse une trace profonde, fortement ressentie par le public, qui lui a réservé le plus grand triomphe, et aussi par les musiciens. Le Tristan de Gatti fera date.
On retrouve partiellement les protagonistes parisiens, dans des conditions acoustiques différentes. C'est notable pour le choeur, plus présent et plus clairement entendu qu'à Paris, dirigé par le vétéran Roberto Gabbiani, qui fut aussi le chef de choeur de la Scala. Le volume de la salle du Teatro Costanzi est plus vaste, les voix sonnent différemment et doivent pousser plus. Du printemps dernier, on retrouve Michele Breedt, Brangäne un peu moins en forme, avec une voix qui projette moins notamment au premier acte. C’est au troisième acte, dans le jeu de massacre final organisé par la mise en scène où elle est poignardée par Kurwenal, qu’elle est sans doute la plus vraie et la plus investie. Dans les autres actes, elle apparaît plus en retrait, même si les Habet Acht de l’acte II sonnent avec bonheur.
On retrouve aussi le Kurwenal de Brett Polegato, lui aussi (acoustique ?) moins en voix, mais avec cette diction toujours parfaite et une vraie présence notamment au troisième acte. Le premier acte en revanche est plus pâle. La prestation reste de toute manière bien au-delà de l’honorable .
Andrew Rees est de nouveau Melot, ce Melot plié en deux et vieillard qui nous avait un peu étonné au printemps, mais si le plumage est décati, le ramage est au contraire jeune et bien projeté et posé : c’est d’ailleurs un petit problème de mise en scène que d’avoir ce corps de vieillard et cette voix gaillarde et jeune.
Rachel Nicholls était de nouveau Isolde, une Isolde comme en mai dernier vive, présente, avec une scène finale exemplaire, où elle suit parfaitement les intentions du chef et notamment le rythme large, et une notable respiration du tempo : elle tient les notes, toutes les notes et notamment le Lust final.
Je sais que cette voix est un peu inhabituelle pour Isolde où l’on attend des formats plus larges et des voix plus grosses, mais Rachel Nicholls, à part les premiers aigus un peu métalliques du premier acte (comme à Paris d’ailleurs), tient largement la partie, et défend le rôle avec bonheur, nuançant (Acte II), et prononçant le texte avec un vrai soin. Il y a une véritable entente avec le chef dont elle épouse les moindres volontés et les moindres raffinements : on sent le long travail musical effectué à Paris (où elle est arrivée au milieu des répétitions après le retrait d’Emily Magee) et à Rome, où elle a pu pendant un mois encore mieux approfondir les intentions de Daniele Gatti. L'artiste est intelligente et sensible, cette Isolde est singulière, et passionnante.

Du côté des nouveaux venus, un incontestable « plus » pour le choix des petits rôles. Avec Rainer Trost, on se trouve devant un Seemann de luxe qui s’impose, évidemment. Mais Gregory Bonfatti (ein Hirt/un berger), et Gianfranco Montresor (Der Steuermann/le pilote) s’en tirent avec honneur.
John Releya est le Roi Marke : on connaît la qualité de cette basse, qui commence à prendre une place non indifférente dans les distributions des théâtres internationaux. La voix est incontestablement profonde et juste, c’est la voix du rôle. Mais même avec une voix correspondant exactement à Marke, il m’a semblé un peu trop neutre, sans véritable expressivité ni engagement. Rien à dire sur une prestation très professionnelle d’un Roi Marke de bonne école. Il reste que Humes à Paris avait une sensibilité et une puissance d’émotion tellement plus marquée.
Et Andreas Schager ? Sans conteste aucun la voix est assez incroyable de puissance, de projection, même si le timbre n’est pas d’une séduction définitive. Mais il est rarissime d’avoir un premier acte d’une telle intensité, les ténors se réservant pour le redoutable troisième acte. Schager y va toujours franc jeu, il ne s’économise pas et ne triche pas. Et il est vraiment impressionnant. Très contrôlée par Daniele Gatti, la voix ne part pas vers Siegfried, et le deuxième acte est lui aussi marquant par le volume, la clarté, la diction, le contrôle.
Le troisième acte qui est pour Tristan l’épreuve de vérité se passe avec des moments vocalement là aussi impressionnants, même si la voix accuse quelque légère fêlure en fin de parcours, ce qui est parfaitement compréhensible chez un artiste qui a tout donné depuis le début. Mais la question n’est pas celle du volume ou de la puissance pour Andreas Schager . La question est celle de l’incarnation et de l’interprétation. Si vocalement le troisième acte passe sans problème, il passe sans que le personnage ne soit véritablement dessiné, et ce aussi bien vocalement que scéniquement. Scéniquement, Andreas Schager est laissé un peu en roue libre, il fait les mouvements voulus par la mise en scène, mais sans vraie incarnation. Il n’en sort aucune émotion : Schager joue, il n’est pas. Et la même impression ressort du point de vue du chant. C’est un chant formellement sans grand défaut, mais assez superficiel encore au niveau de l’interprétation et pour tout dire, sans couleur particulière ni variété. Le rôle lui-même mérite plus de maturation, mais sans doute aussi la fréquentation exclusive de rôles lourds, des rôles de force, – l’agenda du chanteur est à ce titre éloquent – joue-t-elle dans cette impression de monotonie. Il manque à cette voix un peu de Mozart, le tapis de sol de tout chanteur. Pour que la voix reste souple, pour les nuances, pour les couleurs, pour le contrôle aussi. Ainsi l’impression est celle d’un abord un peu superficiel du rôle, qui donne un Tristan sans vraie profondeur et peu intériorisé. Il y a des Tristan aux moyens bien moindres qui réussissent à bouleverser au troisième acte. Andreas Schager est une voix exceptionnelle, et pour la rendre encore plus intéressante, il faudrait peut-être en varier un peu plus le répertoire et l’assouplir.

Malgré les remarques ici et là, ce Tristan est sans doute musicalement l’un des plus convaincants du moment, à cause du travail du chef, incroyable de précision et de ciselure, et d’une réelle profondeur, au service du sens : c’est un Tristan du don, et à Rome, c’est tout à fait naturel.

tristan4
Rachel Nicholls (Isolde) et Andreas Schager (Tristan) Acte I
Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

1 COMMENTAIRE

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici