Conception et Mise en scène : Hélène Soulié
Scénographie : Hélène Soulié & Emmanuelle Debeusscher
Lumière : Maurice Fouilhé
Son : Serge Monségu
Création teaser vidéo : Maïa Fastinger

Le texte de David Léon est édité aux éditions Espaces 34 

Distribution : Clément Bertani

Création 2014
24 au 28 février 2014 – CDN / Montpellier

Salle à Avignon : Artéphile

23 Juillet 2016, Espace Artéphile, Avignon (Festival OFF)

Au coeur du off, le festival d'Avignon réserve quelques très heureuses surprises comme la naissance d'un nouveau lieu – l'espace Artéphile – ou encore la mise en scène d'un des premiers textes de David Léon.

Malgré un titre singulier, le thème s’appuyant de surcroît ici sur un fait-divers, peut paraître rebattu : les souffrances d’un adolescent malade « en-dedans », à la folie mortifère, dans un environnement de misère et de violence. Ce serait cependant un raccourci négligeant ce qui fait la richesse toute particulière de ce spectacle : le texte ciselé de David Léon (publié aux éditions Espaces 34), la fine mise en scène d’Hélène Soulié et le jeu engagé de Clément Bertani. Nul doute que le public de festivaliers qui attendait samedi soir dernier devant l’entrée d’Artéphile, ce nouvel espace avignonnais dévolu au croisement des formes artistiques dans leur ensemble, était averti et semblait attendre une expérience théâtrale marquante en pénétrant dans la salle.

Cloîtré dans sa schizophrénie, rejeté et incompris par une famille déstructurée, Matthieu s’égare dans la réalité alternative de son jeu vidéo dans lequel Batman devient son alter ego « super-héroïsé ». C’est d’abord une silhouette sombre sur un fond jaune et chaud. Après un noir – il y en a beaucoup au fil de la pièce comme autant de signes de la disjonction de sa personnalité – on découvre Matthieu, recroquevillé dans une baignoire métallique, métaphore de la prison intérieure, en short et t‑shirt jaune poussin. Jaune enfance. Le comédien lui donne une élocution contrariée qui épouse parfaitement le texte fragmenté de David Léon. La mâchoire semble retenue, mal articulée. Le propos est limpide mais l’élocution contrariée, saccadée, oscillant entre murmures presque bégayés et hurlements. Les noirs, fonctionnant comme d’authentiques cuts cinématographiques, marquent l’absence de transitions dans cette sorte de « flux de conscience » traumatisé.

Le point fort de la mise en scène d’Hélène Soulié est le surgissement au plateau du dédoublement de personnalité pathologique de Matthieu. Par un miroir tout aussi ingénieux qu’imposant, Matthieu se parle, s’adresse à « son Batman » puis à « ses Batmen » qui se démultiplient alors qu’il s’enfonce dans son trouble intérieur. La réflexion très esthétique de son image sur cette immense glace articulée et amovible, occupant tout le plateau, sur laquelle la lumière est projetée parfois aussi, manifeste les dialogues intérieurs du personnage avec ces « lui-mêmes » alors qu’il est dos à la salle. Il semble toujours menacé d’écrasement par cet objet massif au-dessus de lui ; son reflet, tout comme celui des spectateurs derrière lui, en plongée en raison de l’inclinaison du miroir, accentue cette impression de danger permanent sur lui, cette crainte que tout peut vaciller dehors comme dedans. Le public, dont l’image est donc discrètement mais authentiquement réfléchie aussi, se trouve de cette façon placé en position de témoin, voyeur franchissant l’infranchissable : la barrière de l’intériorité est rompue, tout le trouble schizophrène du personnage est à vue, à nu. Terrifiant.

Le jeune homme soliloque dans une étrange polyphonie. Les voix se mêlent, s’entrechoquent. Les noirs s’enchaînent, les postures se modifient quelque peu, l’angle du regard aussi, Matthieu poursuit son monologue. Inlassablement. Le texte, dans sa forme inventive et audacieuse, est bâti sur un système énonciatif cacophonique et agrammatical. La langue épouse tous les désordres du personnage, passant de tu à l’indéfini – justement, sans doute – on dont la fréquence indique que c’est le pronom qu’il choisit le plus souvent pour se représenter dans son discours. 

Puis, il enrichit son vocabulaire au fil du texte, égrenant les nouveaux mots appris. Pérégrinations, inciter, entrailles, hallucination, calamitéCamisole d’isolementChambre d’asile. Suicide. Il y a pourtant celui qu’il n’a jamais appris, qu’il ne peut pas dire. Porteur de malédiction, interdit suprême, il demeure imprononçable pour désigner sa propre mère. À la place, il utilise la femme qui ne voulait pas être la maman. La périphrase ne désigne même pas la génitrice, tout juste le sexe de cet être défini en somme par la négative, porteur du désamour, générateur de chaos. Ne la confond-il pas avec l’ennemi juré du super-héros masqué ? Le Joker au visage grimaçant qu’on retrouve sur le visage du comédien, se défigurant par un trait grossier de rouge à lèvre mais figurant le reflet de la folie ordinaire à détruire dans le jeu vidéo. On suit Matthieu qui glisse d’une voix à l’autre, d’une identité à l’autre. D’une réalité à un univers qui n’est pas réel. 

Au cœur de ce désordre glaçant, il reste pourtant l’enfant-Matthieu, celui qui est dans son jeu, celui qui découvre aussi la sexualité, qui prononce même avec une certaine espièglerie suivant le jeu du comédien, les « gros mots » comme s’asticouiller ou branler sa bite, terrassant dans sa naïveté naturelle tous les tabous. Touchant, on l’aperçoit plein d’une douceur enfantine qui n’est pas sans rappeler Lennie dans Des Souris et des hommes.

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Enfin, Un Batman dans ta tête évoque une catastrophe : celle de la misère sociale et affective bien sûr, celle de la violence qui pousse à brutaliser et à blesser le copain de classe Maxime, celle de l’internement psychiatrique. Mais surtout celle de la quête vaine de l’émotion qu’on ne connaît pas, ce trou béant à l’intérieur de soi, ce vide désespérant à combler. Dangereusement, Matthieu va s’en rapprocher dans un ultime saut. Celui qui le fera se fracasser sur le train en marche et le tuera. Oui, au cœur du discours du personnage se trouve le récit totalement dépassionné de sa propre mort, annoncé prophétiquement par les paroles de la mère. Vaudrait mieux que tu sois mort. Je n’en voulais pas de toi.

Le public, figé dans les fauteuils, assiste en état de sidération, à ce que le spectacle théâtral autorise, supplantant toute vraisemblance, brisant toute convention d’illusion réaliste : les cendres du personnage parlent, racontant son passé et sa fin. Les derniers mots prononcés résonnent alors comme une sorte de dessillement, alors que le personnage se passe la main sur le visage : Oui. Je. L’égo égaré dans toute cette fureur se retrouve dans un dernier monosyllabique, disparaît dans le silence et le noir final. 

Même si le travail d’Hélène Soulié l’a subtilement poétisé grâce à ses choix de mise en scène, le propos est rude, sans pitié. On ne sort pas totalement indemne des textes de David Léon. Clément Bertani semblait lui-même avoir besoin de reprendre ses esprits, lorsqu’il a adressé quelques mots au public, à la fin de la représentation. 

Pour autant, loin de la réalité brute à supporter, rappelons-nous que ce n’est que du théâtre mais que cela doit aussi être ça, le théâtre : de la rudesse et de la sidération.

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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