Beaucoup de monde se presse dans la salle 2 du 11. Et tandis que les derniers spectateurs s’installent, on constate que le plateau est nu. La régie est à vue à jardin et seul, un écran en surplomb au lointain attire le regard. Il s’allume et semble faire voir un ciel étoilé, constellé de petites taches lumineuses, surtout en bas, à gauche. Comme une image porteuse d’ambiguïté et que l’on retrouvera une dernière fois avant le noir final.

Soudain, sur l’écran est projeté ce qui a tout l’air d’être un podcast sur France Culture. Le neurologue, Lionel Naccache, professeur et chercheur en neurosciences, relate une expérience de dissociation des deux hémisphères du cerveau : l’une décorrélée de l’autre devant un ordre écrit (« Sortez ! »), les deux parties du cerveau du sujet entrent dans une sorte de contradiction scientifiquement explicable : incapable de lier l’action de sortir au fait qu’il a lu l’ordre, le sujet se trouve en situation de justifier de façon tout à fait fantaisiste les motivations qui le pousse à quitter l’endroit où il se trouve. En situation de mentir et de se mentir, sans réelle intention de le faire. Cette entrée en matière à de quoi surprendre alors qu’on est entré de plain-pied dans le sujet : l’esprit parfois « décorrélé » de lui-même par des causes exogènes, peut percevoir la réalité des choses de façon biaisée, transformée par des circonstances qui s’expliquent parfaitement. Ainsi, après ces prolégomènes, le collectif Superamas nous emmène dans l’exploration de « la face obscure de notre rationalité » devant les phénomènes inquiétants du complotisme et du sectarisme.

Le plateau est éclairé et deux hommes se présentant comme Roch et Jérôme, appartenant tous deux au collectif, nous proposent d’illustrer le propos de Lionel Naccache à partir d’une histoire vraie qui va être présentée en vidéo, sur l’écran : celle de la sœur jumelle de la comédienne Pauline Paolini, décédée en 2019 des suites d’un cancer contre lequel elle avait stoppé tout traitement près d’un an auparavant, convaincue alors par les théories d’un certain docteur Kurtz, théories alternatives à la médecine allopathique. Pendant la projection, les comédiens installent sur scène une petite table et deux chaises autour, comme sur un plateau de télévision pour ce qui pourrait être un talk-show. Alors que celui qui se fait appeler Jérôme a quitté le plateau, son partenaire qui se fait, lui, appeler Roch, devient l’intervieweur de Pauline Paolini qui entre et, une fois qu’ils sont assis, se prête au jeu des questions et des réponses. Elle détaille le parcours de sa sœur, leur lien gémellaire, la découverte de la maladie, l’approche des médecines alternatives sur les conseils d’une personne y ayant eu recours, qui lui parle pour la première fois du docteur Kurtz ; l’emprise progressive du life coach en santé quantique (?), flattant l’esprit de ses adeptes fragilisés par leur vécu (« Faites-vous confiance ») et les poussant vers des pratiques de soin plus que douteuses comme faire « amaroli », ce qui consiste à boire sa propre urine pour mieux se porter (!). L’échange entre les deux comédiens met à jour les mécanismes progressifs avec lesquels le piège se referme peu à peu : la parole du charlatan n’est jamais clairement performative et joue sur des ambiguïtés rhétoriques : par exemple, le malade du cancer est responsable de sa guérison, avec le pendant implicite qu’il est aussi coupable de sa maladie. Pauline raconte ainsi la plongée progressive de sa sœur dans une irrationnalité dont elle ne l’aurait jamais cru capable, renonçant à prendre son traitement, provoquant éloignements et ruptures avec son entourage. Et tout cela finalement sans lien direct avec ce docteur Kurtz, sans échange explicite avec lui quant à une conduite particulière à tenir. Pauline était considérée comme « naïve » par Emmanuelle, sa sœur qui se croyait, elle, « éveillée ». La comédienne est alors émue à l’évocation de la disparition de sa sœur et du fait que le gourou charlatan ne peut pas en être reconnu responsable au regard de la loi.

Une fois le récit de l’expérience de la comédienne achevé, le collectif s’empare du sujet. Dans le spectacle – cela en est vraiment un ! – l’écran sert d’authentique relais entre le passé des événements et le présent de la représentation, troublant quelque peu les repères du public : à quoi assistons-nous ? S’agit-il d’un authentique témoignage ou bien avons-nous déjà pénétré l’univers d’une fiction qui recompose la réalité des faits ? Pour autant, le spectacle emmène les spectateurs et notre « incrédulité » devant lui cède peu à peu. D’un mécanisme de manipulation l’autre, pourrait-on dire déjà.
Après qu’une voix off a questionné pour savoir comment Emmanuelle, a pu en arriver là, d’autres interventions sont diffusées : celle de Thierry Ripoll, professeur en psychologie cognitive qui explique le traitement de l’information suivant la place de la croyance dans la situation où l’on vit ; celle d’Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique qui détaille la maîtrise dans l’art de bien parler qui peut créer des « émotions de soulagement » chez celui qui est disponible pour les discours complotistes ; celle enfin de Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences, qui s’attache à démontrer l’émergence du complotisme dans « une vision générale du monde » qui, pour certains, abritent des « entités » agissant contre l’intérêt de tous. On perçoit la volonté de se documenter auprès d’universitaires, de chercheurs dont la parole à valeur d’argument d’autorité pour Superamas. C’est un authentique théâtre d’investigation qui se joue ici, devant une salle particulièrement captivée.

Cependant, la dimension spectaculaire finit par le transcender : on assiste à un vrai (?) piège tendu par le collectif avec Pauline qui joue l’appât avec le docteur, lui-même joué par Diederik Peeters à l’écran et par le comédien disant s’appeler Jérôme sur scène. Ce dernier porte une perruque avec une longue chevelure qui le fait ressembler grossièrement – et c’est évidemment voulu – à son partenaire à l’écran qui, lui, porte vraiment des cheveux longs. Signalons que le comédien sur scène n’émet pas de son : il utilise la technique du lipsync pour faire croire que sa voix est celle de son partenaire à l’écran. La dramatisation est toujours finement soulignée : par les arrêts sur scène qui créent des images figées ; par la musique qui devient épique par moments ; par la lumière qui crée des atmosphères allant du bleu au rouge sang grâce aux faces et aux projecteurs mobiles disposés sur scène ; par la présence du comédien intervieweur qui revient portant costume et maquillage du Joker dans le film éponyme de Todd Phillips et qui commente avec sarcasmes, prolonge aussi le propos principal par d’autres récits en écho ; enfin, par la mise en œuvre de ce piège avec une caméra censée filmer la rencontre du thérapeute avec Pauline qui fait mine d’adhérer à ses théories. Le collectif use habilement d’un raccord plateau/écran, avec un geste qui consiste à ce que la comédienne regarde l’objectif de la caméra dissimulée dans son sac à main et son visage apparaît simultanément dans le film, ce qui ne manque pas de faire réagir le public. Dans sa dernière partie, la pièce prend vraiment – et ce n’est pas peu dire – l’apparence d’un authentique thriller visant à confondre le gourou en santé quantique.

Pourtant, il ne s’agit pas d’apporter une conclusion la façon dont tout cela s’est terminé pour Kurtz comme pour les membres de Superamas. Dans une espèce de cauchemar entre écran et plateau, Pauline et Emmanuelle finissent par se confondre et font entendre la révélation finale : avec beaucoup de similitudes, le complotisme et le théâtre se fondent bien sur un même « effet de croyance » volontaire de la part de ceux qui y croient. Et, lorsque le noir se fait dans la salle, c’est une stupéfaction générale qui gagne les rangs du public. Les applaudissements sont nourris au moment des saluts et, pendant qu’on quitte les lieux avec rapidité avant l’installation du spectacle suivant – les contraintes du Off, toujours – les spectateurs semblent encore bien agités. Qu’a‑t‑on vu finalement ? entend-on murmurer non sans enthousiasme autour de soi. Et ce simple questionnement apporte une démonstration éclatante : ce Bunker dont on s’extrait, l’esprit peut-être plus libre devant la fiction qu’on ne l’avait en y entrant, est vraiment une grande réussite.