Something is rotten in the state of Denmark… Lorsqu’on observe les panneaux noirs qui dissimulent la scène aux spectateurs en train de s’installer, on pense à la célèbre citation d’Hamlet. Cette ténébreuse et imposante palissade érigée face à la salle prend en effet l’apparence d’un terrible avertissement. Le metteur en scène belge Alain Leempoel n’affirme-t-il pas que « Festen fait peur » ? Il est vrai que le film de Thomas Vinterberg laisse une empreinte mordante sur l’esprit du spectateur qui ne peut que s’en souvenir alors qu’il s’apprête à voir l’adaptation de Cyril Teste. Quelque chose de sombre, de corrompu doit se tramer derrière ce quatrième mur qui préfigure à n’en pas douter une catastrophe.
Dans l’obscurité totale, on entend ensuite des sons en off, ceux d’un environnement campagnard avec le bruit du vent, des oiseaux, un criquet peut-être, une cloche qui teinte au loin. C’est alors qu’une voix s’élève – celle du patriarche, Helge, formidablement campé par Hervé Blanc. « Quand on fête ses soixante ans comme je le fais aujourd’hui, on n’a pas vraiment de projet (…) on essaie de tout faire pour que ses enfants réussissent. » Ce prologue aveugle met sans attendre le spectateur sur la voie de ce qui va advenir sous ses yeux.
La lumière monte sur le plateau dominé par un immense écran en surplomb. Un son sourd se fait entendre en continu. Progressivement, on pénètre dans l’intimité d’une réunion de famille. Au centre de la scène, une table en long, dressée, autour de laquelle deux serveuses s’animent et ajustent ici un bouquet, là un verre. Un lustre suspendu en fond de scène éclaire faiblement l’espace qu’on devine abondamment rempli. Un feu prend dans la cheminée et diffuse – trop discrètement selon où l’on est placé dans la salle – des senteurs de sous-bois. Au-dessus de la cheminée, un miroir imposant. Des fenêtres à jardin laissent passer la lumière comme un relais spatial de ce qui va être mis à jour dans un zoom perçant sur ce banquet familial. Enfin, à cour, le piano au-dessus duquel on aperçoit comme un étrange présage, un tableau de Corot. Sur l’écran, apparaît soudain la mention « Chapitre 1 » marquant immédiatement une certaine distance avec les codes théâtraux, confirmant seulement l’ancrage de ce qui va être montré dans l’art du récit. On y suit ensuite le mouvement d’une caméra qui s’attarde sur les détails du tableau où est reproduit un univers bucolique au premier plan duquel Orphée ramène Eurydice des Enfers. Tout en observant l’image fixe du héros antique sur l’écran, on voit entrer au même moment Christian – lumineux Mathias Labelle sur toute la durée de la pièce – qui traverse le plateau de jardin à cour. Il semble en conversation téléphonique, annonce qu’il vient d’arriver. Et c’est grâce à une caméra embarquée qu’un premier technicien manipule, suivi bientôt d’un second, qu’on va suivre sur l’écran les déplacements de Christian dans les coulisses-corridor de la maison. La fête d’anniversaire est en pleine préparation : tout le monde s’agite, les domestiques sont affairés, les invités semblent ravis de se retrouver, d’être réunis à l’occasion de la réception organisée. Les spectateurs promus voyeurs, pénètrent soudainement au cœur de cette réunion de famille. En effet, les images projetées annulent toute tentation intimiste, redimensionnant par l’entremise de la performance filmique le privatum attendu dans le repas partagé entre proches, en publicum impudique et ultra réaliste sur scène, sous les regards de tous.
L’illusion dramatique brisée, l’attention se porte sur ce dispositif expérimental qui associe harmonieusement théâtre et cinéma. Loin d’apparaître comme un pur artifice, comme une superficielle – et souvent vaine – stratégie pour plaire, la présence des techniciens qui filment le manoir festoyant autour de l’apparent respectable maître des lieux, place le spectateur dans un hic et nunc alternatif. Il s’agit bien d’intensifier « l’effet de réel », de montrer sa brutalité, le dépouillant autant que possible des filtres qui le séparent du public. Les convives se rassemblent autour de Helge : sa femme, sa mère, ses enfants – à l’exception de Linda, la jumelle de Christian dont on apprend qu’elle a mis fin à ses jours un an plus tôt – les amis plus ou moins proches et… quatre spectateurs participant au banquet après avoir été appelés par le majordome jusqu’au moment où on leur indique qu’ils peuvent reprendre leur place, leur présence n’étant pas davantage mise en relief.
Le tableau est désormais complet : la fête peut commencer. Nous sommes au théâtre et le renfort de la performance filmique nous convie tous au banquet autant qu’à la réflexion qui absorbe dans l’espace dramatique. Il est vrai que la mise en abyme est une donnée immédiate : conformément aux moments ritualisés de la haute-société à laquelle la famille appartient, chacun se drape dans le costume du personnage qu’il doit jouer au cours de la réception. Par sa posture. Par les conventions du discours au voisin de table que la caméra capture subrepticement. Par les conventions du discours délivré debout, devant tous les convives, comme celui que la grand-mère ressasse, répétant plusieurs fois les mêmes mots d’introduction.
C’est au cours d’une de ces prises de parole, face à son père à l’autre bout de la table, que Christian choisit de faire éclater la vérité insoutenable. Celle qui ébranle, qui devrait faire vaciller l’équilibre collectivement constitué par le clan familial. Dans un premier temps, il n’en est rien. Tous frappés d’une fulgurante surdité, semblent ne pas entendre, ne pas vouloir entendre. Essayant de sauver les apparences du groupe endogame, fermé et volontiers raciste, Hélène précise que « rien de ce qu’il dit n’est vrai ». Dans un moment de tension extrême, sur une chanson entonnée par la mère de Helge, le jeune homme tente à nouveau d’imposer la vérité mais tous résistent toujours – nous peut-être aussi ? Dans un enchaînement rapide des plans à l’écran, on va de la grand-mère au petit-fils, sans qu’aucun des deux ne domine l’autre. La voix de la grand-mère résonne de plus en plus, un son sourd et angoissant monte jusqu’à saturation. La descente aux Enfers s’accélère. Christian jeté dehors, bascule dans la folie et use finalement d’un stratagème obligeant Hélène à lire la lettre d’adieu de sa sœur défunte : Helge est enfin confondu. Il avoue dans un souffle furieux que ses enfants « ne valaient pas mieux », plongeant dans un état de sidération tout le monde sur le plateau et dans la salle, mettant un terme à ce banquet infernal.
Associé à l’efficacité des techniciens en plateau comme en régie, le jeu des comédiens est d’une grande justesse. Les dirigeant avec précision, Cyril Teste propose ici un spectacle total où les masques finissent par tomber aussi bien grâce à l’utilisation des caméras embarquées que par les décors mobiles qui découvrent tout. Revendiquant une recherche du détail presque documentaire, il révèle soigneusement les mécanismes du drame familial. De cette manière, il s’inscrit dans une certaine tradition théâtrale à laquelle il semble même rendre hommage. Le sujet de la pièce ne va pas sans rappeler l’héritage antique et l’inceste œdipien. Mais c’est surtout à Hamlet qu’on pense une fois encore : la maison éveille le souvenir de la forteresse d’Elseneur où Christian-Hamlet, guidé par le spectre de sa sœur Linda-Ophélie, va chercher comme le personnage shakespearien, à venger la mort d’un être cher défunt. Ayant ainsi convoqué la mémoire de chacun, le metteur en scène propose ici une expérience à la fois esthétique – rappelons encore ici le lien délicat avec le tableau de Corot – et philosophique dans la composition presque « à la Piranèse » de son Festen. Dans l’enfermement de l’espace du plateau et de la salle, la vérité crue des événements épouvantables qui se jouent, du théâtre qui se fait, du cinéma qui se tourne, de chacun qui finit par se mettre à nu, reste au cœur du projet. Les voies menant à cette vérité étant multiples, labyrinthiques parfois, gageons que le collectif MxM poursuivra encore ses explorations scéniques dans les années à venir. Et nous les attendons déjà.