Angélica Liddell
DÄMON El funeral de Bergman
créé au Festival d'Avignon 2024

Texte, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell
Lumière Mark Van Denesse
Son Antonio Navarro
Assistanat à la mise en scène Borja López
Régie plateau Nicolas Chevallier

Avec :
Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Sindo Puche, Daniel Richard, Joel Valois
et la participation d’Erika Hagberg (habilleuse du Dramaten), David Abad (Multicapacitats)
et de figurants Garçon : Philip Sundin
Anciens : Laila Sjöström, Inger Sand, Pia Leufstedt, Kristina Murray Brodin, Birgitta Hultgren, Inger Lundqvist, Per Arne Idenfors, Anders Hjelm, Göran Wennersten, Göran Holm
Jeunes femmes : Alma Ask, Love Andersson, Martina Fischer, Manon Hugny, Daphné Lanne, Judit Weegar
et Johanna Sjunnesson (violoncelle)

Production Atra Bilis – Iaquinandi SL
Coproduction Prospero Extended Theatre, projet cofinancé par the Creative Europe programme of the European Union (Europe), Festival d’Avignon, Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), Teatros del Canal (Madrid), Théâtre de Liège, The Royal Dramatic Theatre Dramaten (Stockholm), Grec Festival de Barcelona
Avec le soutien de la Fondation Ammodo, INAEM – Ministerio de Cultura pour la traduction et le surtitrage, Service Culturel de l’Ambassade d’Espagne en France, Onda – Office national de diffusion artistique pour la 78e édition du Festival d’Avignon
Résidence La FabricA du Festival d’Avignon
Remerciement : The Ingmar Bergman Foundation

Prospero Extended Theatre est dirigé par : Le Théâtre de Liège, Emilia Romagna Teatro Fondazione (Modène), São Luiz Teatro Municipal (Lisbonne), Göteborgs Stadsteater, Hrvatsko narodno kazaliste u Zagrebu, Teatros del Canal (Comunauté de Madrid), Schaubühne (Berlin), Teatr Powszechny (Varsovie), Odéon – Théâtre de l’Europe (Paris), ARTE

 

Stockholm, Dramaten, Samedi 20 septembre 2025, 19h.

Angélica Liddell convoque fantômes de son passé et des lieux en s’attaquant au monstre de la cinéphilie, Bergman. Théâtre sacré et sacrilège, impureté, mise en danger de soi et du public, la vieillesse et la mort, la fin d’une époque mais aussi un beau retour sur des figures artistiques et culturelles de son temps révolu et une lecture fouillée si ce n’est profonde de l’œuvre de Bergman. Au-delà des quelques images chocs qui enflamment la critique, font claquer les fauteuils et régalent les aficionados, on tentera de lever quelques points d’un spectacle long, intense et riche, qui mérite réflexion et nécessite sans doute plusieurs visions pour l’apprécier pleinement, bien loin donc du spectacle consommable qu’il faut-avoir-vu. Place à la dissection et à la digestion, travail tout aussi sacrilège du critique, la fameuse curée de l’artiste dont nous nous excusons mais il faut bien tenter de soulever le voile et de suivre les pistes ouvertes.

Ce spectacle est actuellement programmé à Paris, à l'Odéon Théâtre de l'Europe,, jusqu'au 6 octobre

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`Liddell aime profondément Bergman. Et nous aussi. Si ce spectacle performance m’a autant plu, c’est peut-être parce que la rencontre avec Bergman fut décisive, m’a fait appendre le suédois, voir et revoir la totalité de sa filmographie (la cinquantaine de films moins Ansiktet mot Ansiktet, Face à Face, de 1976) et chercher LE Bergman sur son île de Fårö, à l’orée des années 2000, filmographie en mémoire, déjouant les fausses pistes des habitants qui voulaient préserver son anonymat, lorsque reconnaissant une falaise, celle où un personnage interprété par Max von Sydow commettait un infanticide, et un muret surmonté d’un semblant de barbelé, nous avions décidé de planter la tente pour la nuit et d’explorer les environs le lendemain. Après une nuit agitée (pouvait-il en être autrement sur cette scène de cauchemar), nous avions franchi le muret (Allmänsrätt et transgression obligent : qui ne veut pas « traverser le miroir » ?.…) pour apercevoir au loin le Graal d’une habitation moderne, avant d’être contraint à la fuite par des attaques de sternes. Ce n’est que des années après sa mort, lors d’un safari Bergman, qu’on put vérifier avec bonheur notre intuition.

Dans un autre registre : Jean Paul II (puisque le spectacle de Liddell en fait le personnage secondaire (tiers ? premier ?)), « notre » pape, du moins celui qui a jalonné mon existence, entre un pèlerinage parental à Lisieux lors de sa visite en 1980 et un affichage collectif artistique et sauvage après sa mort en 2005, où il était déjà question, plastiquement, de blanc, de rouge et d’embaumement.

Bref, Angélica me parle.

Un mot sur le titre. Dämon renvoie au démon bien sûr, mais surtout au daimôn, le génie tutélaire qui est également (et c’est l’angle sans doute aussi retenu par Liddell) l’esprit vengeur visant ceux qui ont transgressé les normes sociales, celui que Bergman (le demonregissör, le metteur en scène inspiré) invoquait souvent, en jouant sur le double sens. Il agrémentait d’ailleurs, depuis les années 50, sa signature d’un petit démon sautillant sur sa queue qui évoque celui de la « bible du diable », le Codex Gigas, toujours visible aux archives de la bibliothèque royale, non loin du Théâtre Dramaten. Codex Gigas dont l’histoire est un vrai conte…

Signature de Ingmar Bergman. Dämon et Daimon.

Démon du Codex Gigas, la « bible du diable ». Archives de la bibliothèque royale. Notons que le démon est en regard de la Jerusalem Céleste.

Autre point préambule indispensable, Dämon a été créé dans la cour d’honneur du palais des papes d’Avignon, ancienne résidence papale et lieu de pouvoir (et de contrepouvoir avec Rome), aujourd’hui devenu lieu de création théâtrale à mettre en regard avec Dramaten (co-commanditaire du spectacle), lieu de pouvoir également (rappelons que Strindberg de son vivant n’y a jamais été joué et qu’un buste de l’auteur est posé…à l’extérieur) en tant que lieu de création théâtrale, opposé, pour Bergman, à Fårö, lieu de résidence et de création cinématographique : l’année, la création théâtrale, l’été, la création cinématographique pour les « vacances »…

On est déjà dans la dichotomie, les jeux de miroir et d’opposition.

Un texte est projeté : des fantômes des lieux s’inviteront sur scène.

Un cor de chasse retentit. Comme pour Liebestod (lire notre compte-rendu du spectacle à Dramaten en 2023). C’est un Hallali, une mort due à une meute (critique, public ?). Un pape passe. C’est le premier fantôme. Il sort de cette scène nue en rouge derrière une bordée de longs rideaux blancs. Je n’y pense pas sur le moment (je suis disponible à tout et il me faudra quelques scènes pour voir l’évidence) mais, et ce sera confirmé en fin de spectacle, c’est le décor figuré de Cris et Chuchotements (1972). Récit d’une agonie en rouge et blanc, avec fantômes, communication avec les morts, compassion et sœurs harpies (entre sensualité et frigidité) et déjà le pasteur en défaut de foi (par le même acteur qui jouera le beau-père pasteur dans Fanny et Alexandre).

Cris et Chuchotements (1972). Femmes (pas tres claires) en blanc sur fond rouge. Histoire d'une agonie

Le pape passe donc et c’est déjà du théâtre. On se rappellera que le pape du XXe, Karol Wojtyla fut, un temps, tenté par la vocation du théâtre. On se rappelle de son rôle tenu jusqu’au bout, malgré un corps épuisé, dans des représentations quasi grands spectacles : des chemins de croix jusqu’au-boutistes aux prières urbi et orbi dans le délire alzheimer.

Un nain passe et se pose, très longtemps, devant le public, avec un masque de mort. On pense au nain de Twin Peaks, à la mort du 7e Sceau (1957). À ce qu’on ne veut pas voir et qui angoisse, au temps qui se fige. Right here right now (1999), hic et nunc donc, de Fat Boy Slim retentit pendant cette longue stase. Là encore, c’est un autre fantôme du temps qui passe. Ce Fat Boy Slim qu’on entendait partout comme les Chemical Brothers, stars de la techno autant que les Daft Punk, mais aujourd’hui retombés dans l’oubli. On est aussi à cette époque, pleine d’espoir (de très courte durée…) entre la chute du mur de Berlin et la guerre du Golfe, où il se passe pas mal de choses musicalement dans le champ populaire, de Nirvana (The Year Punk broke, 1991) à la techno, du très contestataire au nihilisme, en passant par l’hédonisme et à une forme antihiérarchique forte (le label de techno minimal Mille Plateaux), anti-auteur, auto-organisation, free parties etc. Choses qui retomberont ou ne porteront leurs fruits qu’en partie.

Jean Paul II, c’est le très jeune pape polonais qui lutte contre le communisme, qui réforme la curie, joue un rôle décisif dans Vatican II.

C’est le temps de Solidarnosc, espoir en 1980, devenu le symptôme, aujourd’hui, d’une droitisation de la Pologne. Jean Paul II, c’est aussi le pape des années sida, la raideur intransigeante autour du préservatif…

Angélica Liddell joue avec ses images et souvenirs. Le pape qui baise le sol, celui de la terre, comme symbole mais aussi celui de la patrie qu’il visite pastoralement dès 1979.

Baiser le sol, c’est sale aussi et c’est le prélude des anti-ablutions de Liddell, retrouvant le côté impur du théâtre, son devoir, selon elle, d’être avant tout transgressif.

Rappelons au besoin le caractère maudit de l’acteur, mal vu par l’église catholique (excommunié entre le IVe et le XVIIIe siècle pour exercer une activité vue comme une prostitution) voire par l’église orthodoxe (la scène de l’acteur et des moines dans Andrei Rublev de Tarkowski).

Un pape passe…

Je ne suis pas pour la transgression à tout prix mais dans une époque où tout est devenu dichotomique, bien ou mal (et où les politiques décernent leur brevet de bien et de mal constamment) et où le théâtre verse dans le spectacle, le show, peut-être que le geste de Liddell est salutaire.

Foin de bons sentiments, attaque contre-attaque. Liddell. en robe laissant apparaître sa nudité, se paie la critique, lisant et nommant ses adversaires qu’elle apostrophe en montrant son postérieur et en se le frappant : « Tu es à Paris ? »

Cela s’appelle chercher les ennuis. Se mettre en danger aussi. Et, pour le public, devoir choisir son camp. Les premiers spectateurs quittent la salle… Certains rient, du bon rire franc au rire entendu, voire à celui de la gêne.

Curseur encore plus loin, il s’agit de creuser le fossé : elle se lave fesses et vulve dans un bassin dont elle récupère l’eau pour en asperger avec un goupillon le public.

Anti-lustration et manière un peu punk de se débarrasser des bourgeois du premier rang.

Au-delà de la provocation typique et attendue d’Angélica Liddell, on est aussi dans un hommage à Bergman. On se souvient du Rite (Riten, 1969), film enquête policière autour d’une troupe arrêtée dans une ville de province pour atteinte aux bonnes mœurs. On ne verra pas la pièce incriminée, proposée par les acteurs devant la police, on ne peut que la deviner ou l’imaginer, mais il y a l’idée de profanation véhiculée par les acteurs, ces gens de mauvaise vie qui excitent tellement les imaginations…

Là encore, souvenirs, images de Bergman, qui amèneront d’autres éléments scéniques plus tard.

Le Rite (1969). Lorsque que le "spectacle" (qu'on ne verra pas) va être montré aux autorité.

Suit un long monologue, avec scansion, de Liddell qui frappe sur le sol, se livre à des gestes de colère et de furie, cette performance de mémoire physique et de diction, toujours impressionnante, sur la condition de l’actrice et dont on retrouve encore des traces dans l’œuvre de Bergman : le silence de Dieu (une constante depuis les Communiants, 1963, jusqu’auSilence, la même année, accusé de pornographie lors de sa sortie en Allemagne et en Autriche), l’infidélité, le jeu, la trahison et la compassion avec un mantra qui revient régulièrement : « I feel sorry for the people ».

On pense aussi à Après la Répétition (1984), où Bergman scrutait, au cinéma, son rôle de metteur en scène de théâtre (dans un décor copiés sur celui de Dramaten), aimant ses actrices, surtout les plus jeunes (Lena Olin), ménageant les anciennes (Ingrid Thulin ), tout puissant et extrêmement vulnérable au fond.

Reste que le rôle de l’auteur de théâtre est de se mettre en danger (ici au centre, « aquì en el centro », répété jusqu’à plus soif) et de dire les choses qui fâchent (c’est en somme la première partie : vider son sac, attaquer puis compatir… éventuellement).

Monologue marathon woman

Elle s’attaque au constituant de ce qu’on ne veut pas voir de la vieillesse et qui nous attend tous : le sang et la merde, la détestation de ses parents, la mort pathétique des mêmes.

Tout est déballé, y compris (on rappelle que la création a eu lieu en Avignon, donc en France) avec la scène révélateur du Bataclan, qui a déchainé, on s’en souvient, une compassion autrement rouillée et que Liddell peut déployer en gros dans une équation : mort = théâtre = mort = réel.

Le théâtre, c’est aussi la salissure, la flétrissure, le côté putassier et si elle se repose, exténuée par son long monologue, hors scène à jardin pour boire, c’est presque comme la prostituée qui attend le client. C’est aussi la vérité nue. Et fatiguée.

C’est alors le moment de convoquer d’autres fantômes, d’autres images. Sur l’Erbarme Dich (prend pitié de moi) de la Passion selon Matthieu de Bach, surgit un cortège de vieux, nos futurs morts, qui font écho aussi sans doute aux corps du public dans la salle. Une course en rond débute avec un lit-brancard (du type que l’on trouve dans les salles de spectacle en cas de malaise) et les hommes en costume prennent leur tour de ronde. Tout le monde y passe pendant qu’Angélica chantonne Bach. On y passera tous…

Autotampon à l'Ephad vs Café Müller

Les hommes hurlent (« soyez salé, pas sucré ! »), montrent leur sexe ou leurs fesses, se fessent, remplacent in fine leur visage par leur anus. Ce que l’on voit/ce que l’on ne voit pas mais quoi qu’il en soit ce par où « ça » sort.

On remarque au passage, que, chez Bergman, immondices corporelles et mort sont toujours mêlées, y compris dans la scansion, comme lorsque le jeune Alexandre conjure la mort de son père dans Fanny et Alexandre en se répétant des insanités (« pisse, merde etc… » ad lib).

Voir l’extrait de l’enterrement dans Fanny et Alexandre

L’anus et ses potentialités est d’ailleurs un motif récurrent dans les dernières œuvres des cinéastes les plus marquants, de Godard (dans Adieu au langage, 2014) à Bergman (de l’oncle pétomane qui souffle les bougies pour amuser la galerie des enfants dans Fanny et Alexandre (1982) à la « Confrérie des Péteurs du monde » dans En Présence d’un clown (1997), où les deux papys inventeurs-metteurs en scène rivalisaient aussi d’ingéniosité dans ce domaine). On a tendance à oublier, aussi, ce côté très physique d’un Bergman dont on s’obstine à ne voir que la figure de l’intellectuel, alors que comme le disait Doillon : « J'admire Ingmar Bergman et, comme lui, je pense qu'il faut davantage fonctionner avec ses nerfs qu'avec sa tête »

C’est d’ailleurs ce qui l’a tant desservi en Suède, pays des Jantelagen (de l’écrivain Aksel Sandemose), code éthique scandinave tacite :

  • Du skal ikke tro, at du er noget.- Ne pense pas être quelqu'un de particulier.
  • Du skal ikke tro, at du er lige så meget som os.- Ne pense pas valoir autant que nous.
  • Du skal ikke tro, at du er kloger end os.- Ne pense pas être plus intelligent que nous.
  • Du skal ikke bilde dig ind, at du er bedre end os.- Ne t'imagine pas être meilleur que nous.
  • Du skal ikke tro, at du ved mere end os.- Ne pense pas en savoir plus que nous.
  • Du skal ikke tro du er mere end os.- Ne pense pas être plus important que nous.
  • Du skal ikke tro, at du dur til noget.- Ne pense pas être capable de quoi que ce soit.
  • Du skal ikke le ad os.- Ne ris pas de nous.
  • Du skal ikke tro, at nogen bryder sig om dig.- Ne pense pas que quelqu'un fasse attention à toi.
  • Du skal ikke tro, at du kan lære os noget.- Ne pense pas pouvoir nous apprendre quelque chose.

Avec ce « je » qui s’oppose au « nous » et qui est au cœur du travail de Liddell.

Et ce qui reste de Bergman, en gros pour le suédois moyen, fut longtemps Fanny et Alexandre (film de Noël) mais aussi le scandale des impôts et la détestation de sa famille (thème récurrent chez Bergman et que Liddell prend aussi à son compte). Les temps changent d’ailleurs car il est en passe d’être totalement oublié de l’imagerie collective, notamment par les jeunes générations, pour lesquelles il n’est même plus un nom. Liddell en ce sens, par son hommage, est presque encore une fois en dehors.

On a souligné que le spectacle est vu comme une balance entre plusieurs lieux : Palais des Papes en Avignon / Rome, Dramaten à Stockholm / Fårö et, effectivement, Bergman est sans doute plus célébré en France qu’en Suède. D’ailleurs, les quatre spectacles prévus à Dramaten peinaient à se remplir et n’ont fini complets que par le truchement de quelques articles prescripteurs dans la presse, après le premier week-end…

Liddell joue d’ailleurs sur le mouvement de balancier, du compréhensible, de l’abscons avec un jeu sur les langues (elle dit son texte en espagnol, les acteurs français en français…) mais aussi avec des éléments pouvant être compris ici ou là-bas mais pas forcément partout (hormis par les bilingues franco-suédois ;)). Comme un morceau d’inintelligible, un os qui restera, un mystère donc.

Toujours dans les inversions, il y a un côté messe noire chez Liddell, le pape est masturbé par Angélica, femme à poigne. Un enfant est alors sur scène mais Angélica a pris soin de lui bander les yeux auparavant. Transgression certes mais il y a des limites…

Nécrophilie sacrilège. Et cinéphilie…

L’enfant, comme toute cette scène, peut sans doute être vu comme une réponse scénique à l’ouverture si impressionnante de Persona : ce collage étonnant qui donne dans le côté impur du cinéma (ce « mensonge 24 fois par minute » suivant la formule), cette scène primordiale du cinéma avec un enfant qui touche ou caresse l’écran dans lequel se fondent les images des deux actrices et qui font le centre de Persona 1966 (Persona : le masque du théâtre grec, fondation du personnage).

L’enfant de Persona est joué par le même acteur, Jörgen Lindström, qui était aussi l’œil du Silence, celui qui regarde innocemment.

Voir le préambule de Persona.

Brûlure du potassium qui illumine la pellicule (et quelquefois la consume), araignée, crucifixion, agneau sacrifié, corps d’hommes et de femmes âgés sur lit d’hôpital, et, surtout, insert quasi invisible d’un sexe en érection.

Insert de penis dans le préambule de Persona (1966)

Ce sexe en érection que Liddell appelle le centre de la vie, la chose la plus désirable au monde etc.

Ainsi, le centre des homélies de Liddell, c’est peut-être de dire et faire ce qui nous choque : voir des gens nus sur scène, entendre ses parents faire l’amour (l’araignée aux huit membres : symbole du coït parental, on le sait depuis Freud). Le pape caresse une femme âgée, nue sur un lit médical, qui se réveille brutalement. On pense à une parodie de résurrection mais c’est encore une fois, surtout, un rappel de la résurrection rêvée fantasmée du prologue de Persona avec le plan cut sur l’enfant qui « prend » la place de la femme âgée.

Résurrection.

Aux images Bergmaniennes, Liddell répond avec les siennes et convoque d’autres fantômes artistiques. Ainsi, dans le balai des chaises roulantes (notre futur qui réveille notre passé des auto-tamponneuses) on voit aussi le ballet Café Müller (1978) de Pina Bausch où l’amoureuse (en nuisette blanche, constante de ce Dämon), bras tendus comme un fantôme ou une somnambule, se jetait dans une armée de chaises que l’amoureux, Dominique Mercy, écartait pour laisser le passage. Ici c’est un malvoyant, nu et peint en rouge qui avance, seul à tâtons dans l’armée des chaises. On avance tous à tâtons dans cette forêt de symboles, d’obstacles…

Café Müller (1978) de Pina Bausch (Bettina Stoess). Déambulation aveugle.

Un fantôme appelle un autre fantôme. C’est l’armée des ombres.

On se souvient de la perte successive de ces géants artistiques. Au premier chef, Antonioni et Bergman morts le même jour !!! Les fantômes, ces fantasmes en espagnol.

Auparavant, l’autre fantôme, c’était Carrie (1976), une sorte de  Scissi Spaszek, en robe longue, gorgée de sang, qui franchissait le rideau blanc. Le fantôme de Cris et Chuchotements remplacé par celui de celui de De Palma et de Stephen King. Encore une histoire de magie, de sang, mais surtout de honte des menstrues, cette pollution féminine… Rappelons le nom du personnage Carrie…White. Blanc comme la nuisette initiale de Liddell, celles des jeunes femmes sur scène et celle des sœurs de Cris et Chuchotements.

Scissi Spaszek dans Carrie (1976) : la jeune fille et la mort. Menstrues, honte, désir, vengeance et paranormal.

Transgression pour transgression, je remarque une piste non empruntée par Liddell : le château de Cris et Chuchotementsest aujourd’hui réputé pour être la plus grande offre de pâtisseries en buffet de Suède… Que le lieu de ce film tellement étonnant, beau, marquant et choquant soit devenu un lieu où l’on se bâfre : quelle indignité !

L'attente des femmes (Bergman, 1952)

Aux corps vieux s’opposent les corps de jeunes femmes nues qui montrent leur formes et leur intimité, un spectacle qui les blase et qui n’est pas sans offrir le contrepoint des corps décrépis que montre Bergman dans son ultime film Saraband(2003), ceux de Marianne (Liv Ullman) et de Johan (Erland Josephson), époux en crise de Scènes de la vie conjuguale(1973) et qui se retrouvent bons amis dans leurs derniers avatars. On se souvient de l’angoisse de Johan (« une angoisse qui sort par tous les trous : les yeux, la peau, le cul »), en pleine nuit, de leurs corps nus retrouvant une intimité consolatrice dans le même lit et dans une camaraderie retrouvée.

Voir l'extrait de Sarabande.

Saraband (2003 : corps nus de Marianne (Liv Ullman) et de Johan (Erland Josephson)

Suit alors une sorte de concentration du spectacle, où Liddell semble donner elle-même non pas les clés (pour ceux qui ne les auraient pas) mais les indices ou du moins les références les plus importantes du spectacle en citant quelques dates et moments clés.

-Persona qui sauve la vie de Bergman, dixit celui-ci, en 1966

-1999, la lettre aux artistes de Jean Paul II.

« Du chaos surgit le monde de l'esprit ». (…) je formule un souhait pour vous : que votre art contribue à l'affermissement d'une beauté authentique qui, comme un reflet de l'Esprit de Dieu, transfigure la matière, ouvrant les esprits au sens de l'éternité !

-Saraband (2003) et la mort du pape (2005)

-Le décès de Bergman pendant l’heure du loup (autre film fantastique important de 1967, concentré de cauchemar avec une très belle scène inspirée de la Flûte Enchantée de Mozart et de Bergman en 2007).

-Ett drömspel (le Songe, 1901) de Strindberg, l’œuvre qu’il a le plus mise en scène.

Et Liddell de nous sortir deux acteurs, suédois (et on pense à Dämon hors suède), jouant en suédois sous son regard et son sourire, donc du son et du sens mais incompréhensibles directement pour elle (comme peut l’être parfois pour nous l’œuvre de Liddell). Cette fois, l’œuvre en regard est Annie Hall (1978) de Woody Allen, grand Bergmanien devant l’éternel, dans laquelle celui-ci sortait Marshall McLuhan l’auteur d’Understanding Media dans la file d’un cinéma et, surtout, faisait rejouer sa scène de rupture par deux acteurs sous ses yeux… mais avec un happy end (voir l'extrait)

La mise en scène c’est, aussi, du plaisir.

On arrive dans la dernière partie, l’enterrement de Bergman proprement dit, mais aussi au sens figuré (le Tombeau  de Bergman comme pièce hommage musicale baroque…) avec cette anecdote (vraie ou inventée) qui alimente le spectacle : Bergman regardant les funérailles de Jean Paul II, contacte le menuisier de Fårö et lui commande exactement le même cercueil.

Une cérémonie se déroule en suédois : une mise en scène de cérémonie. Une sirène retentit pendant un psaume qui recouvre le son direct des acteurs : il n’y a décidément rien de sacré pour Liddell, pas même l’enterrement de Bergman. C’est aussi une belle image du montage cinématographique qui fait écho à la scène jouée en suédois : son découplé de l’image, son sur son. Et c’est très Godard pour le coup !

On entend dans une prière la fameuse rencontre attendue du défunt et de dieu, enfin face à face (« Ansiket mot ansiktet » comme le film de 1976). Le visage de dieu, tout comme l’araignée, la folie, thèmes constitutifs d’À travers le miroir 1961, premier film de chambre de Bergman à Fårö. D’ailleurs, le son est couvert une fois de plus par des bruits d’hélicoptère, le fameux deus ex machina qui intervient à la fin d’À travers le miroir.

Johanna Sjunesson, violoncelle du Sveriges Radios Symfoniorkester, interprète la suite n°2, si caractéristique des films de Bergman depuis À travers le miroir où elle intervient pour la première fois et jusqu’à Saraband, son dernier film. Là encore, le violoncelle est rapidement couvert par une bande son enregistrée qui efface le son direct de la scène. Liddell, ici comme dans Liebestod joue sur les lumières et les sons croisés qui s’effacent en se croisant. Comme une négation, un effacement violent. On retrouve le thème de l’affrontement, la critique etc.

Voilà pour le niveau 2. La première lecture étant que rien n’est sacré pour Liddell, si ce n’est son acte à elle, pas même Bach, pas même l’hommage à Bergman, pas même la référence à Bergman.

On bascule dans le dernier acte de cet enterrement, « tombeau », avec Liddell en deuil, enfin face au cercueil, pouvant s’adresser directement à son idole. Elle est en fait face à nous et se tient à côté (aux côtés) de Bergman. L’enfant est toujours là, comme Liddell est l’enfant de Bergman mais aussi le double de cet enfant qui représente Bergman, mais aussi l’artiste en devenir, celui du Silence, du préambule de Persona et l’Alexandre de Fanny et Alexandre.

Liddell est aussi la femme en deuil d’un mariage qui n’aura pas lieu (elle ironise) mais qui est aussi le deuil d’une époque révolue dont elle a parsemé son spectacle de références.

Liddell, pas chienne, dans une ultime pirouette, livre quelques clés, pour montrer sans doute à une critique paresseuse qu’elle a bien des choses à dire et que tout n’est pas gratuit. D’où l’explication du décor en relation avec la chambre rouge de Cris et Chuchotements, les femmes en blanc, le pape en rouge et blanc, y compris cette phrase ressassée en boucle, qu’on pouvait prendre pour du Liddell et qui est de Strindberg : « I feel sorry for the people ».

Le cercueil est la boîte mémoire, métaphore de la scène, où Liddell puise ses images et ses textes. C’est aussi possibilité de voir l’éphémère de la vie et du spectacle. Elle annonce sa mort et la mort de ses spectacles, impossibles à reproduire. C’est la supériorité du spectacle vivant dont on peut garder une trace mais dont on ne pourra pas garder le sentiment de danger, de se faire submerger par les images/sons et informations, comme de se faire asperger, en vrai, par les pollutions de Liddell.

Tombeau de Bergman. Boîte mémoire.

Encore une fois, la référence à Bergman est aussi dans le cauchemar (en blanc éclatant, surexposé) du professeur des Fraises Sauvages (1957), qui est à la fois le brouillon du préambule de Persona et un hommage à la Charrette Fantôme(1939) de Viktor Sjöström, autre histoire de fantômes… Le professeur voit un corbillard qui laisse tomber un cercueil, dévoilant ainsi qu’il contient son double, qui cherche à le tirer à l’intérieur.

Voir l'extrait du cauchemar.

Le geste est le même dans Fanny et Alexandre lorsque le père mourant, et effrayant, cherche à attirer son fils vers lui. L’angoisse de la mort toujours, aussi dans ce qu’elle a de physique. Les enfants et leurs parents sur leur lit de mort : images sans cesse déclinées dans les films de Bergman…

Elle quitte la scène, alors que se réimprime un extrait d’un rêve dans un carnet de Bergman : « elle quitte la scène et se tire une balle dans la tête » (le pronom « elle » renvoie à un personnage de critique dans le carnet dont on nous avait déjà projeté le texte au début du spectacle).

On entend alors, It’s a sin, chanson succès des Pet Shop Boys en 1987, qui contient des versets du Confiteor et dont le clip, réalisé par le metteur en scène expérimental Derek Jarman, évoque l’Inquisition et les sept péchés capitaux.

Le texte colle parfaitement à ce qui ressemble à une anti-profession de foi de Liddell :

"When I look back upon my life
It's always with a sense of shame
I've always been the one to blame
For everything I long to do

No matter when or where or who
Has one thing in common too

It's a, it's a, it's a, it's a sin
It's a sin

Everything I've ever done
Everything I ever do
Every place I've ever been
Everywhere I'm going to

It's a sin
At school they taught me how to be
So pure in thought and word and deed
They didn't quite succeed

For everything I long to do
No matter when or where or who
Has one thing in common too

It's a, it's a, it's a, it's a sin
It's a sin

Everything I've ever done
Everything I ever do
Every place I've ever been
Everywhere I'm going to

It's a sin

Father forgive me
I tried not to do it
Turned over a new leaf
Then tore right through it
Whatever you taught me

I didn't believe it
Father you fought me
'Cause I didn't care
And I still don't understand

So I look back upon my life
Forever with a sense of shame
I've always been the one to blame
For everything I long to do

No matter when or where or who
Has one thing in common too

It's a, it's a, it's a, it's a sin
It's a sin

Everything I've ever done
Everything I ever do
Every place I've ever been
Everywhere I'm going to

It's a sin

It's a
It's a
It's a
It's a sin

It's a sin
It's a sin
It's a sin
It's a sin"

On finit dans la joie mais aussi dans une époque révolue, où un duo ouvertement « camp » de synth pop pouvait utiliser dans des clips commerciaux destinés au grand public un réalisateur très expérimental et engagé. Les champs étaient poreux. C’est aussi, de loin, une référence à Bergman avec L’œil du diable (1960) dont l’argument est que la vertu d’une jeune fille est, selon le proverbe, comme un orgelet sur l’œil du diable. Diable interprété par Jarl Kulle, grand Bergmanien (même si Bergman n’aimait pas l’homme) de Sourires d’une nuit d’été, 1955 (il interprète le Comte) à Fanny et Alexandre (il joue l’un des oncles d’Alexandre).

En somme, ce Dämon, bien au-delà des quelques moments que le public risque de se borner à vouloir retenir (la logorrhée extatique et hystérique, des provocations qui ravissent ou font hurler) est une forêt touffue d’images et de sons, de corps et de nerfs traversée par des affects mais aussi des souvenirs et beaucoup de réflexion irréductible à un quelconque relevé. Tout ce qui fait des spectacles de Liddell des moments forts et cathartiques. A prendre ou à laisser mais qui ne peuvent pas laisser indifférents.

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
Crédits photo : pour le Festival d'Avignon (le décor est sensiblement différent): Christophe Raynaud de Lage, Luca del Pia

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