Œuvrer son cri

Mise en scène :  Sacha Ribeiro
Écriture collective d’après une proposition de Sacha Ribeiro
Scénographie : Camille Davy
Lumières : Clément Soumy
Costumes : Léa Émonet
Vidéo : Jules Bocquet
Son : Nicolas Hadot

Avec : Lucie Auclair, Logan De Carvalho, Alicia Devidal, Marie Menechi, Lisa Paris, Clément Soumy, Simon Terrenoire et Alice Vannier

Production : Courir à la Catastrophe

Coproductions : Théâtre des Célestins – Lyon, Théâtre de la Cité internationale – Paris

avec le soutien des Ateliers Médicis et du dispositif Création en Cours, de la DRAC Auvergne – Rhône-Alpes, de la ville de Lyon, et de la SPEDIDAM. Le spectacle a reçu le soutien du CDN Normandie – Rouen dans le cadre d’une résidence artistique.

Création : 04 janvier 2022 au théâtre des Célestins de Lyon.

Avignon, Festival OFF, Théâtre des Carmes André Benedetto, Samedi 13 juillet 2024, 16h05

Poursuivant nos vagabondages dans Avignon, nous arrivons au Théâtre des Carmes André Benedetto, lieu historique de la création du Off, en marge du Festival d’Avignon devenu alors In. Et c’est un autre formidable travail qui y est présenté en cette chaude après-midi où célébrités comme anonymes cherchent l’ombre. Il s’agit d’Œuvrer son cri, spectacle de la compagnie Courir à la Catastrophe – titre à sens multiples, possiblement annonciateur des sujets politiques que les artistes veulent porter à la scène. L’argument paraît simple : forts de l’expérience que d’autres ont vécue à l’Odéon en 1968 ou encore au Teatro Valle de Rome dans les années 2010, une poignée d’artistes décide d’occuper un théâtre fermé. Symbole fort ici, il s’agit bien entendu du Théâtre des Carmes, suivant la supposée volonté de la mairie d’Avignon. Les occupants investissent donc les lieux. L’un d’entre eux a d’ailleurs « le projet d’écrire une pièce sur l’occupation d’un théâtre ». Tous vont surtout devoir se confronter – et le public avec eux – à la question cruciale, fondatrice de chaque lutte : Que faire ?  Devant cette mise en abîme inattendue et ce programme suscitant particulièrement l’intérêt en cet été 2024, nous ne pouvions pas manquer pareil rendez-vous dans le Off.

La salle se remplit et, prenant place dans la fraîcheur du lieu, on est surpris par l’impression d’abandon qui y règne – déjà. Le plateau est vide. Seul, un néon luit faiblement sur un retour du mur au lointain. Le théâtre des Carmes s’offre aux yeux des spectateurs dans sa nudité, laissant deviner les passerelles dans les cintres, ne dissimulant pas les éclats dans le crépi sur les piliers bordant la scène. Un écran en surplomb s’allume alors : on apprend que l’endroit serait définitivement fermé. Plusieurs personnes vont se succéder devant la caméra de ce qui pourrait être le reportage d’un collectif d’artistes s’apprêtant à occuper le théâtre. Chacune, chacun s’exprime faisant part de ses convictions (« Le choix du lieu est important », « Le théâtre est un lieu où on pense le monde »), de ses doutes (« J’ai peur d’être déçue, peur que cela ne soit pas aussi nécessaire »), de ses douleurs intérieures (« Le monde tel qu’il existe nous fait nous sentir seuls »). Et la question qui les hante toutes et tous surgit : qu’est-ce que cela va changer ? Toutes et tous semblent également convaincus qu’ils vont se faire expulser mais tout cela aboutit à l’idée de faire de cette action « un spectacle », ce qui ne manque a priori ni d’audace ni de pertinence. Nous entraînant dans cette folle mise en abîme, on voit les occupants se dirigeant vers le Théâtre des Carmes et par un habile cut qui éteint l’écran, les comédiens entrent dans le théâtre par l’accès qu’ils avaient empruntés dans la vidéo.

On est instantanément saisi par le mouvement – assez long pour créer un bel effet de réel – par lequel la troupe s’installe et s’organise. D’abord par l’utilisation de lampes torches, dans une obscurité de circonstances, c’est avec des éclairages de théâtre – on apprendra que les occupants sont parvenus à se brancher entre autres sur le réseau électrique de la ville – que l’on découvre les débuts de leur occupation. L’illusion fonctionne à merveille et on se surprend à se demander quelle place les spectateurs vont prendre dans ce dispositif, dans cette action politique. La présence du public devient presque incongrue et on est quelque peu déstabilisé par la situation dans laquelle on est soi-même finalement embarqué. S’agit-il d’une occupation sérieusement envisagée ? D’une répétition ? Du spectacle de cette même occupation ? La place de chacune, de chacun est labile, peu sûre.

Tous les occupants sont rassemblés autour de la table

Chaque comédien, chaque artiste est en action : on installe des tréteaux, des portants avec des costumes, une table autour de laquelle on peut se réunir, se restaurer… Du transport à l’installation progressive de la communauté dans un joyeux et imposant bric-à-brac, on voit les artistes en lutte « saisis par le réel envahissant du combat qu’ils sont en train de mener » avec une grande netteté, dans un réalisme presque documentaire – il est à noter que chaque représentation du spectacle utilise le théâtre accueillant la compagnie qui s’informe avec précision sur l’histoire du lieu.

Les personnages apparaissent alors : chaque artiste se met en scène dans la situation, dans l’environnement local. Ainsi, Alicia rejoint les occupants, après leur avoir livré des pizzas, préparées dans la pizzeria de son oncle censée se situer près de la place des Carmes. La torsion du réel fait partie de la mécanique du spectacle : chacune, chacun évolue en partant de soi, suivant la trajectoire que dessine le spectacle, unique en chaque lieu investi. « Nous avons fait en sorte de nous sentir bien ici » affirme l’un des comédiens. La phrase prend une résonnance toute particulière qui rend l’expérience unique pour tout le monde, artistes et spectateurs.

Tout se déploie en temps réel – presque le seul réel sensible ici : Léa ne parle pas car son texte n’est pas encore écrit ; il faut changer l’eau du poisson de Simon baptisé « Pierre Richard », sorte de MacGuffin hitchcockien dont une des comédiennes révélera qu’elle l’a remplacé par un autre après l’avoir jeté dans l’évier par mégarde ; les cigarettes se fument, s’écrasent…

Les comédiens font leur métier : ils jouent et, à vue, descendent dans le public pour incarner des gens assistant à une « consultation citoyenne », comme l’une des comédiennes l’écrit à la craie sur un tableau noir. Le micro circule dans le public et laisse entendre un flot de paroles libres proférées par des personnages divers : Brigitte qui cherche des sopranos pour sa chorale et se demande si occuper le théâtre pour le faire vivre n’est finalement pas « déresponsabiliser l’Etat de ses missions » ; un membre du conseil municipal qui, lui, soutient l’action de l’Etat, respectant « ses devoirs et ses missions » tandis qu’une femme au balcon le gratifie d’un « connard ! » retentissant ; une spectatrice du In portant un masque chirurgical et qui lance un ironique « bas les masques ! » , s’inquiète de l’émergence de nouvelles populations dans le quartier suite à cette occupation – ce à quoi une des comédiennes sur scène souligne à quel point elle a raison du fait de la présence de groupes sympathisants avec les idées d’extrême droite. Bas les masques donc – et dans la salle, le public exulte.

Débat autour du repas provençal avec Marie, debout (Marie Menechi)

Cependant, au-delà de ces moments de concorde apparents, les premières difficultés fissurent la consultation citoyenne alors initiée. Un autre personnage nommé Candice explose : n’ayant pas obtenu son intermittence, ne disposant pas de lieu pour répéter, elle escomptait utiliser le théâtre des Carmes qui a finalement été laissé à un autre collectif. Folle de rage, elle reproche aux occupants d’adopter des réflexes de copinages, de suivre un fonctionnement de réseaux… Même si on lui rappelle que le théâtre « n’est pas juste un lieu de répétition », la dispute s’envenime jusqu’à la prise de parole d’une jeune femme qui déplore que « la jeunesse [ne soit] pas armée pour cette lutte », qu’on ne « [construise] rien pour l’avenir ». S’ensuit un silence gêné. Sur scène, Simon repositionne le débat : « Le théâtre ne peut pas être au même plan que la lutte militante » Il peut cependant « construire d’autres possibles ». Et ce n’est pas rien dans un monde si déréalisé.

Dans un foisonnement particulièrement fécond, la troupe de jeunes comédiens poursuit l’expérience et nous invite à réinventer – réenchanter ? – le monde ensemble sur une ligne de crête entre fiction et réel.

Bertolt Brecht (Logan de Carvalho) et Alicia (Alicia Devidal)

Le spectacle théâtral se joue, fait apparaître par exemple Bertolt Brecht formidablement joué par Logan de Carvalho, offre d’authentiques moments de comédie comme le pétage de plombs de Marie autour du repas provençal, sujet de débat futile entre tous – un régal de rire !

Pourtant, le spectacle doit se finir et il faut quitter les lieux : l’occupation n’a pas permis d’échapper à un résultat décevant. Sortir devient nécessaire – du théâtre des Carmes pour les personnages, de scène pour tous les comédiens.

"La Danse" de Matisse et devant, Alice (Alice Vannier)

C’est avec La Danse de Matisse – reproduite en traits blancs avec un fond noir sur des panneaux – que cette sortie se prépare résolument :  les objets sur scène sont empilés, les comédiens se costument avec des éléments hétéroclites et entament une marche cadencée par des mouvements saccadés – incluant un bras d’honneur sans équivoque. Ils sortent de scène et l’écran se rallume pour montrer leur sortie sur la place des Carmes, dans Avignon, sur le pont de l’Europe, sur le chemin de l’Ïle Piot pour terminer. Écran noir mais fin de la représentation dans une vraie joie. Et c’est une standing ovation qui accueille les comédiens et le metteur en scène, Sacha Ribeiro, venus saluer.

Prise de parole avec Marie (Marie Menechi) au micro. Derrière, Logan (Logan de Carvalho) et Simon (Simon Terrenoire)

« Écrit comme un texte à trous », ce spectacle présenté par des transfuges de l’ENSATT, est une merveille d’intelligence. Loin de tout dogmatisme, ces jeunes gens nous interpellent distinctement dans leur volonté de « faire une nouvelle maison » au théâtre sans évacuer les limites, les difficultés et les ratages que pareille entreprise comporte dans un monde si souvent dérégulé, ici comme ailleurs. Avec Œuvrer son cri, ces jeunes artistes revitalisent l’idée d’une lutte, sans vanité ni arrogance, portée par une véritable puissance jubilatoire et créatrice, réinstallant le théâtre de plain-pied dans le champ des idées. Pour « essayer encore, rater encore, rater mieux » comme le dit Beckett. Et cela fait un bien fou.

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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