
Le rideau est tombé. Patrice Martinet quitte la direction du Théâtre de l'Athénée-Louis Jouvet après 28 ans durant lesquels il aura fait de cette salle parisienne un lieu singulier où la culture se conjugue au pluriel. Son dernier projet autour de Salomé révèle une fois de plus l'amoureux et le fin connaisseur des lieux car l'hommage à la pièce d'Oscar Wilde rappelle qu'elle fut créée en 1896 à l'Athénée (qui s'appelait alors Comédie-Parisienne et réchappa de la destruction de l'Eden-Théâtre). L'hommage est double car le spectacle fait allusion à la fameuse danse des sept voiles dite "danse serpentine" de Loïe Fuller. La danseuse américaine l'exécuta à Paris sous le regard médusé des spectateurs de l'Athénée (parmi lesquels un certain Richard Strauss), au cours de la Tragédie de Salomé de Florent Schmitt en 1907. Sans la crise sanitaire, cette Tragédie aurait dû être représentée cette saison dans la suite symphonique composée par Gabriel Pierné en hommage à Stravinski…
Le collectif berlinois Hauen und Stechen trouve son nom d'une technique de combat dite "de taille et d'estoc", selon que l'on frappe avec le tranchant ou avec la pointe d'une épée. La mise en scène de Franziska Kronfoth et la scénographie Christina Schmitt font de l'ouverture de l'opéra de Strauss (la plus brève de l'histoire de l'opéra !), une longue pantomime sur les marches du grand escalier rouge occupant l'espace de la fosse d'orchestre. Les acteurs grimés à l'antique d'opérette, se livrent à une belle démonstration à grands gestes belliqueux, dans une sorte de silence et de chuchotements qui tient lieu d'étrange cérémonie d'initiation. La référence au théâtre de Frank Castorf affleure à tous les niveaux de cette production – depuis le feu nourri des références façon "art total" (littérature, cinéma, musique, photographie, danse etc.) jusqu'à l'utilisation des techniques de projection vidéo et les clins d'œil appuyés (la canette de Coca-Cola comme symbole du péché absolu).

Ultra-castorfienne et très "germanique" de conception et d'esthétique théâtrales, cette Salomé puise à la source d'une dramaturgie du didactisme mâtiné d'un Regietheater bon enfant, éminemment foutraque et underground. Les personnages se croisent et réapparaissent dans des incarnations diffractées. "Salomé" et Jokanaan deviennent progressivement deux entités que se partagent Vera Maria Kremers et Angela Braun. La faible distance entre le martyre et le désir amoureux permet à la mise en scène de jouer sur cette combinaison en évoquant l'idée que la danse de Salomé puisse être une pulsion amoureuse autant que suicidaire. Il y a en chacun d'eux une dimension quasi politique qui milite au-delà de leur propre destin et questionne le pouvoir établi (ici représenté par le Tétrarque).
Le décor reproduit cette combinaison en ajoutant un élément lié à la prophétie de Apocalypse. Jokanaan annonce l'arrivée du Sauveur et la fin des temps. Salomé est la femme de l'Apocalypse, représentée ici par la bête à sept têtes comme autant de serpents sur sa robe et autant de voiles dont il faudra se défaire pour obtenir la mort du prophète. La dramaturgie cite explicitement la métaphore des sept sceaux, des sept phases de la lune ou des sept douleurs de la Vierge. La très littérale danse macabre du "dévoilement" va de pair avec la révélation du couple Salomé-Jokanaan avec Marie Madeleine-Jésus dont la sacralité du Noli me tangere dissimule une érotique puissante du baiser post mortem et nécrophile. L'association avec la sensualité de la danse serpentine de Loïe Fuller permet de focaliser l'attention sur l'aspect transgressif et vertigineux d'une chorégraphie devenue rituelle et fétichiste.
Fétichiste également, cette symbolique de la tête coupée du Baptiste que Franziska Kronfoth et Maria Buzhor présentent sous toutes les coutures, dans une large palette sémantique qui va du bouquet de la mariée qu'on jette aux participants de la noce sanglante au simple jeu d'enfants jouant à la décollation et à la présentation de la tête. Si l'utilisation des vidéos tend à un répétitif parfois laborieux, on admirera en revanche le flux de références à la peinture symboliste (Gustave Moreau, Odilon Redon) ainsi qu'aux expériences de Duchenne de Boulogne sur les modulations de l'expression du visage avec le flux électrique. La mise en scène du martyre imite la revue de cabaret berlinois, avec cette ultime galerie de portraits où se réunit toute une martyrologie d'opérette levant les yeux au ciel en exhibant une trémulation douloureuse.
L'arrangement de Roman Lemberg fait de l'opéra de Strauss une Salomé fluctuant entre drame de poche et ritournelles sous acides. Le petit ensemble comporte un piano, un synthétiseur, un accordéon, une flûte, un alto et des percussions, ainsi que les instruments joués par les chanteurs dont le violon et la trompette. Cette joyeuse bande accompagne un livret multiple où le texte de Wilde est parfois revu et corrigé par l'Hérodias des Trois Contes de Flaubert ou bien les géniales Moralités légendaires de Jules Laforgue. Le plateau vocal fait la part belle à la présence d'actrices alternant chant et jeu, avec un abattage souvent remarquable dans l'art de passer d'un personnage à un autre le Jokanaan gouailleur de Gina-Lisa Maiwald ou Vera Maria Kremers, glissant au débotté du Morgen avec accompagnement orchestral à la scène finale de Salomé. Des lauriers également pour cet Hérode largement borderline incarné par le baryton-basse David Ristau et la chorégraphe Brigitte Cuvelier, excellente actrice et capable de faire revivre comme nulle autre les mânes de la grande Loïe Fuller.
