Hamlet / Fantômes

Une création théâtrale d'après des textes de Kirill Serebrennikov sur une musique de Blaise Ubaldini

Mise en scène, scénographie et costumes : Kirill Serebrennikov
Direction musicale : Pierre Bleuse

Collaboration artistique à la scénographie : Olga Pavluk
Co-création costumes et masques : Shalva Nikvashvili
Chorégraphie : Konstantin Koval
Lumières : Daniil Moskovich
Vidéo : Ilya Shagalov
Son : Julien Aléonard
Dramaturgie : Anna Shalashova
Dramaturgie musicale : Daniil Orlov

Avec :

Bertrand de Roffignac (Hamlet)
Judith Chemla (Ophélie / La Reine / Sarah Bernhardt)
August Diehl (Le Père / Antonin Artaud)
Nikita Kukushkin (Le Fossoyeur / Chanteur)
Kristián Mensa (Le Danseur / Le Fantôme)
Shalva Nikvashvili (Figure muette / Double spectral)
Odin Lund Biron
Filipp Avdeev (Chostakovich)
Daniil Orlov (pianiste)
Frol Podlesnyi

Ensemble intercontemporain

Nouvelle production du Théâtre du Châtelet en coproduction avec KIRILL & FRIENDS Company

Paris, Théâtre du Châtelet, le mardi 7 octobre 2025 à 20h

Depuis quatre siècles, Hamlet n’en finit pas de hanter notre imaginaire. Personnage-monde, symptôme occidental, il résiste à toute interprétation. Kirill Serebrennikov ne cherche pas à le ressusciter mais à en ausculter le cadavre, à s’amuser avec ce corps mythique jusqu’à lui retourner la peau. Avec Hamlet / Fantômes, il signe un théâtre musical en dix visions hallucinées, un rituel expressionniste où se croisent Shakespeare, Artaud, Chostakovitch, Sarah Bernhardt et les spectres de nos propres mémoires de spectateurs. Porté par la musique de Blaise Ubaldini et l’énergie incandescente de l’Ensemble intercontemporain dirigé par Pierre Bleuse, le spectacle plonge dans la chair du texte jusqu’à l’écœurement. Un "Hamlet à l’os", traversé de sang, de néons et de silences, qui met en scène non pas la pièce, mais l’impossibilité même de la représenter.

Bertrand de Roffignac (Hamlet)

Depuis plus de quatre siècles, Hamlet n'en finit pas d'interroger le monde. La pièce de Shakespeare, écrite vers 1600, est devenue bien plus qu'un drame élisabéthain : un miroir tendu à l'Occident, où se reflètent nos vertiges et nos doutes. À chaque époque, elle ressurgit sous un visage nouveau, tantôt politique, tantôt métaphysique, toujours insaisissable. Hamlet, c'est l'homme de la conscience malade, celui qui voit trop clair et ne peut plus agir. De cette impuissance lucide est né un concept : l'hamlétisme, cette forme de pensée qui ronge et éclaire tout à la fois.

De Laurence Olivier à Peter Brook, de Barrault à Chéreau, d'Ostermeier à Ivo van Hove, la liste des metteurs en scène fascinés par le prince du Danemark forme un miroir presque exact de l'histoire du théâtre européen. Chacun a voulu sonder ce gouffre où s'affrontent action et paralysie, folie et raison, vérité et représentation. Chéreau, en 1988, avec Gérard Desarthe, offrait un Hamlet à la fois charnel et désabusé, traversé par la conscience du politique. Ostermeier, en 2008, transformait le palais d'Elseneur en plateau de télévision, miroir d'un monde médiatisé jusqu'à la nausée. Tous, à leur manière, ont tenté de percer le mystère de ce personnage devenu symptôme. C'est dans cette lignée que s'inscrit Kirill Serebrennikov, mais pour mieux s'en écarter. Avec Hamlet / Fantômes, il ne monte pas Shakespeare : il monte la trace de Shakespeare, l'empreinte laissée dans nos imaginaires. Il ne montre pas le héros, mais ce qu'il en reste — un souvenir, une ombre, une matière à manipuler. Le metteur en scène russe parle de "fantômes d'Hamlet" : des présences qui hantent la mémoire du spectateur et la sienne propre, comme si toute tentative de rejouer la pièce ne pouvait être qu'un dialogue avec les morts.

Ce spectacle démontre qu'il est possible de s'amuser avec le cadavre d'un personnage de théâtre, au point de jouer avec, l'exhiber, enfoncer sa main à l'intérieur comme on le ferait avec une marionnette et retourner la peau pour en exhiber l'intérieur sanguinolent, l'avers et le revers. C'est brutal, parfois naïf et trop verbeux, disons-le tout de suite : C'est dans les grandes lignes un grand ratage – mais un ratage génial. Il y a du trop et forcément du trop-plein dans cette démarche. Une forme d'expressionnisme jouant avec les limites du genre théâtral jusqu'à l'écœurement, dans le débordement d'un corps qui dégueule ses tripes. Serebrennikov saisit le rapport aux personnages par le biais indirect du souvenir, de ce qu'il appelle des fantômes d'Hamlet. Cet écho indirect, écho assourdi et étouffé, qui vient de l'intérieur du spectateur, de sa mémoire de spectateur et de lecteur, une intimité du souvenir qui s'assume charnelle et impudique, chair devenue viande, frappant de plein fouet le spectateur.

August Diehl (le père)

Il faut venir à ce Hamlet, faire la démarche douloureuse de l'affronter pour percevoir la résonance du Théâtre, à travers les couches sanguinolentes de la chair du texte et entendre parfois Shakespeare apparaître, dans toute sa pureté, lorsque Serebrennikov parfois le cite, créant un effet de vif contraste. Ce spectacle est écrit en rapport à l'histoire du théâtre toute entière. C'est l'art de tourner autour d'un concept, sans jamais “mettre en scène” littéralement la pièce de Shakespeare. La clé de ce spectacle, c'est de comprendre comment Serebrennikov passe l'essentiel de son temps à chercher à mettre en scène l'impossibilité de mettre en scène Hamlet. C'est une sorte d'aveu du complexe qu'il exprime, d'où l'inévitable complexité de son approche.

Le dispositif scénique en dit long : un unique décor, intérieur bourgeois avec ce plafond percé comme traversé par un aérolithe, une explosion… et baigné d'une lumière latérale tombant des hautes fenêtres. La tragédie semble déjà avoir eu lieu : avant même que le rideau ne se lève, le théâtre se réveille dans ses ruines. Dès la première scène, tout fonctionne comme l'exposition du thème, suivi par des variations avec une coda à la toute fin. Serebrennikov reprend la technique des caméras vidéo qui captent l'action en temps réel (comme chez Frank Castorf). Impossible, en effet, de ne pas penser à Castorf, à ses relectures de Racine-Artaud et de Molière, en voyant cet Hamlet ridiculement fardé, agonisant avec ce faux sang qui coule de sa bouche ouverte (Tableau 1 : Hamlet et le théâtre) – image dérisoire et puissante d'un théâtre qui se moque de lui-même, une fiction qui dégueule son côté fictionnel.

Faisant irruption sur scène, un personnage pousse une brouette pleine de crânes — motif diffracté de la célèbre scène du fossoyeur et ce "Être ou ne pas être" comme motif liminaire, combiné à la logorrhée des "words, words, words" qui sature l'espace. Serebrennikov expose le cadavre de la pièce, il s'amuse avec, le retourne, le démonte. Il en fait un jouet tragique, un pantin de chair : "On peut s'amuser avec le cadavre d'un personnage de théâtre", semble-t-il nous dire, "à condition d'en montrer les viscères".

Judith Chemla (Ophélie)

La représentation tout entière s'organise comme une série de tableaux tels des miroirs concaves où se déforment les figures de Shakespeare. Le père du héros, devenu Antonin Artaud (campé par un prodigieux August Diehl), surgit en prophète halluciné, traçant sur un drap une croix noire comme une allusion à Pour en finir avec le jugement de Dieu (Tableau 2 : Hamlet et le père). Ophélie, sous les traits de Judith Chemla, parle d'amour comme d'un trou à remplir, profane et bouleversante dans sa trivialité avec l'alternance des deux enseignes-néons qui proclament : I love you / I love you not (Tableau 3 : Hamlet et Ophélie). Le personnage de la Reine se fond avec la figure de Sarah Bernhardt, l'actrice qui osa jouer Hamlet : Judith Chemla, encore elle, dialogue de façon exubérante avec elle-même, avec un miroir brisé reflétant son profil moitié homme, moitié femme, avec en arrière-plan le film historique montrant Sarah Bernhardt dans une séquence muette qui mêle cinéma, travestissement et mélancolie (Tableau 7 : Hamlet et la Reine),

Autour de ces figures, d'autres fantômes s'invitent : Chostakovitch au moment de l'arrestation de Meyerhold, figure de l'artiste paralysé par la peur et l'obsession de la 2e sonate (Tableau 4 : Hamlet et la peur) ; un acteur nu, qui cite Grotowski en ridiculisant la prétendue transgression du corps (Tableau 8 : Hamlet et la mort) ; un danseur contorsionniste (Kristian Mensa), seul en scène, qui devient le cœur du spectacle — Hamlet réduit à un mouvement, à une contraction de muscles, à un souffle. Tout se déploie comme une transe expressionniste où l'art se retourne sur lui-même, jusqu'à l'écœurement (Tableau 6 : Hamlet et le fantôme).

Dans cette succession d'états, Bertrand de Roffignac incarne un Hamlet grotesque et sanglant, fardé, vidé de sa substance, comme un clown sacrificiel. Autour de lui, la scène se peuple de doubles, d'avatars, de copies déformées : une prolifération d'Hamlets qui finissent par se confondre (Tableau 9 : Hamlet et les Hamlets). Serebrennikov orchestre cette confusion avec jubilation, assumant le trop-plein, la saturation des signes, le dégoût du sens. C'est un ratage magnifique, un chaos voulu, où la pensée se perd dans sa propre intensité. Et puis, tout au long du spectacle, une figure traverse le plateau : Shalva Nikvashvili, artiste visuel, corps tatoué, sur talons aiguilles, masque de femme aux yeux clos, perruque blonde. Il ne parle pas, ne joue pas, il est là. Présence spectrale, double d'Ophélie et d'Hamlet, trace silencieuse de l'auteur. Il marche dans les ruines du théâtre comme un revenant dans un rêve de fin du monde. Au terme de ce parcours (Tableau 10 : Hamlet et le silence), Hamlet revient, épuisé, vidé de mots. Bertrand de Roffignac termine sa lente agonie débutée au premier tableau, tandis que Nikita Kukushkin chante une mélodie suspendue, presque enfantine. La scène pourrait s'interrompre à tout moment, mais elle s'étire, s'effiloche, se dissout. Ce dernier souffle, c'est peut-être celui du théâtre lui-même.

Bertrand de Roffignac, Judith Chemla, August Diehl, Nikita Kukushkin, Kristián Mensa, Shalva Nikvashvili, Odin Lund Biron Filipp Avdeev Daniil Orlov (pianiste)

La musique de Blaise Ubaldini, jouée par l'Ensemble intercontemporain sous la direction précise et nerveuse de Pierre Bleuse, est ici plus qu'un accompagnement : elle agit comme une matière vivante, un organisme sonore qui respire et se rebelle. Les cordes gémissent, les trouées brutales des percussions, des nappes électroniques se mêlent aux voix. Parfois, la musique s'oppose au plateau, impose sa logique propre, son rythme intérieur. Elle incarne ce que le théâtre n'ose plus dire : la douleur, la peur, la tendresse. Dans ce fracas et ces silences, Serebrennikov trouve sa vérité la plus nue — celle d'un art qui ne cherche plus à séduire, mais à faire entendre la vibration du vivant.

On ressort de ce Hamlet / Fantômes fasciné, dérouté, parfois agacé, mais sûr d'avoir traversé quelque chose d'essentiel : l'épreuve du théâtre à l'état brut. Ce spectacle prouve qu'il est encore possible d'aimer et de haïr Hamlet dans un même mouvement, de se débattre avec son cadavre et d'y trouver, au fond, le pouls fragile du présent. Serebrennikov ne met pas en scène Hamlet : il met en scène l'impossibilité de le mettre en scène. Et dans cette impasse, il ouvre une brèche.

Shalva Nikvashvili
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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