Le pire, Sam Zafran l’a connu incontestablement. Né en 1934 à Paris, il échappe miraculeusement à la rafle du Vel d’Hiv puis survit caché à la campagne, avant un court emprisonnement à Drancy d’où il est libéré par les Américains. Mais son père, lui, meurt dans un camp de concentration, ainsi que toute une partie de sa famille. Avec sa mère et sa sœur, il s’exile en Australie en 1948, puis revient en France où il tombe dans la délinquance. Les années 1950 sont une période de vache enragée où il tente de devenir artiste. En 1964, alors qu’il s’est marié l’année précédente, il devient père d’un enfant lourdement handicapé. A partir de 1965, son art est remarqué ; il connaîtra enfin la reconnaissance et décédera en 2019.
Sans vouloir à tout prix relier l’homme et l’œuvre, il est permis de supposer que ces trente premières années d’existence, pour le moins difficiles, auront eu une influence sur la production artistique de Sam Szafran. C’est sans doute pour porter un nom moins anodin et pour revendiquer son héritage juif polonais qu’il choisit, à un peu plus de vingt ans, de renoncer à son patronyme « Berger ». Et si la plus ancienne des œuvres retenues dans l’exposition que présente le Musée de l’Orangerie est un portrait d’homme émacié (1959), et si la représentation d’un chou (1961) peut renvoyer à un aliment très prisé dans la cuisine juive polonaise, plus rien ne sera par la suite aussi facile à rattacher à un passé douloureux. Non, c’est de façon plus indirecte que Sam Szafran traduira un mal-être persistant, à travers des espaces déformés ou envahis par la végétation, au point que l’humain s’y voit relégué aux recoins les plus exigus.

La première salle de l’exposition ne laisse pas immédiatement présager cette vision inquiétante. On y voit une série de variations réalisée en 1969–1970, L’Atelier de la rue du Champ-de-Mars. Ces grands fusains montrent un lieu encombré d’objets associés à la présence d’un artiste (table à dessin, cadres retournés) mais il y manque la plupart du temps l’occupant des lieux. Tout juste l’une des variations inclut-elle un « homme allongé » étendu sur un fauteuil au premier plan. En revanche, Szafran imagine cet atelier – l’un des nombreux qu’il occupera au fil de sa carrière – livré aux éléments, pluie battante ou neige délicate dont les flocons se répandent comme s’ils tombaient du toit. Une deuxième salle est consacrée à L’Atelier de la rue de Crussol (premier semestre 1972), dont on voit quelques versions en noir et blanc, mais dont la plupart sont en couleur. Beaucoup de couleurs, puisque l’artiste y déploie toutes ses boîtes de pastels, étalage bigarré, nuancier de bâtonnets qui se reflète parfois dans la verrière surplombant cet espace industriel. Le peintre est toujours absent, mais une silhouette féminine se distingue parfois dans le fauteuil placé au milieu de ce capharnaüm : une bassine suspendue à la toiture est interprétée comme un hommage à Degas et à ses femmes au tub, Szafran s’inclinant devant son prédécesseur, grand pastelliste. Cette pièce aux deux grands murs bleus subit déjà une déformation expressionniste, liée en partie à l’angle de vue, mais qui désoriente d’abord le spectateur. Le phénomène se poursuit avec toutes les œuvres inspirées par L’Imprimerie Bellini, ancienne fabrique de lithographies située rue du faubourg Saint-Denis. Il s’agit là encore d’une structure industrielle, dont l’artiste explore toutes les dimensions, depuis le sous-sol jusqu’à la grande verrière, parfois selon des points de vue inattendus ; on y retrouve les boîtes de pastel, on y découvre l’escalier, appelé à devenir un des thèmes centraux de l’œuvre de Szafran, et l’on y remarque que les formes droites s’incurvent, se tordent, les poutres orthogonales de la verrière commençant à se changer en toile d’araignée.

La figure humaine n’est pas totalement oubliée : le funambule Philippe Petit, qui se fait connaître en 1971 en parcourant un fil reliant les tours de Notre-Dame, inspire quelques images où il semble plus insecte qu’homme, plié sous la longue perche qui lui permet de garder l’équilibre. Et c’est la représentation au fusain d’un corps humain couché sur un lit qui, en 1967, est retenue pour la couverture du premier numéro de La Délirante, Revue de poésie dirigée par Fouad El-Etr, ami de Szafran. Néanmoins, dès le quatrième numéro de cette publication, à l’automne 1972, c’est un escalier qui remplace l’homme, mais un escalier différent : un escalier qui semble s’animer d’une vie propre, qui s’étire, s’allonge, s’arrondit. Même si Szafran n’est pas le premier à s’être intéressé aux escaliers – Piranèse ? Escher ? Xavier Mellery ? – il est sans doute celui qui les a le plus déformés, rendus sinueux, avec une dimension presque animale dans leur reptation. Le spectateur est pris de vertige devant ces grands pastels où l’on ne sait plus où est le sol, où est le plafond, quand les parois se dérobent, se gondolent, espaces qui n’ont plus rien d’euclidien et dont on ne imaginer quel œil pourrait les voir ainsi. Une vitrine présentant des travaux préparatoires dévoile le secret : comme Hockney allait le faire un peu plus tard, Szafran s’était mis dès le début des années 1980 à utiliser le polaroid, juxtaposant les photographies pour composer ces images impossibles.
Plus loin, le procédé est appliqué à des vues urbaines, et l’artiste se plaît à laisser deviner sa méthode, comme pour cette aquarelle sur soie représentant une rue de Malakoff, peinte comme un collage photographique. La méthode est poussée plus loin encore dans de très grandes toiles où le paysage de la ville est montré sous tous les angles à la fois, dans tous les sens, l’image n’ayant plus ni haut ni bas, pour ainsi dire, puisque les représentations concurrentes s’y bousculent.

Les dernières salles de l’exposition éclairent une autre thématique chère à Szafran depuis le début des années 1970 : le feuillage. Pas n’importe quel feuillage, mais une végétation soudain envahissante, qui encombre presque toute la composition, la présence humaine étant repoussée dans les marges (on peut à nouveau penser à Degas, dont La Femme aux chrysanthèmes préfigure cette méthode). Ces feuillages de philodendron sont d’abord bleus, et de loin on ne voit qu’une grande tache de couleur : il faut s’en approcher pour distinguer leurs contours pourtant soigneusement tracés. Réalisés à l’aquarelle et/ou au pastel sur papier ou soie, ces grands formats n’excluent pourtant pas le personnage, surtout lorsqu’il s’agit de l’épouse de l’artiste, malgré l’impression de suffoquement qui peut s’en dégager. Une fois de plus, la souplesse végétale ou animale en vient à contaminer le minéral, puisque ces gigantesques plantes occupent des ateliers dont les poutrelles métalliques se tordent à leur tour comme des lianes ou des branches. « Obsessions d’un peintre », le sous-titre de cette exposition n’est finalement pas mal choisi.