Avec neuf pièces d’Éliane Radigue cette année et après la première suédoise de Occam Ocean lors de l’Édition 3 du Festival, on voit bien que John Chantler suit un fil, marque le coup et honore une grande dame de la musique de notre époque, symbole phare aussi d’une génération d’auditeurs curieux et de praticiens d’une musique pas tout à fait dans les clous des institutions (même si celles-ci se rattrapent).
On ne reviendra que brièvement sur le parcours de Radigue depuis ses débuts aux côtés de Pierre Schaeffer et Pierre Henry : sa création solitaire à l’aide de synthétiseurs modulaires, son attention jalouse à la diffusion de ses œuvres sur bandes. On pourrait aussi évoquer les freins qui ont empêché sa diffusion auprès d’un public plus large, comme sa non appartenance au milieu académique, son goût pour la musique instrumentale occidentale, son « genre » aussi sans doute, sa vie de famille qu’elle a tenu à privilégier, son attention aux conditions d’écoute (la diffusion de bandes comme concert de haut-parleurs plutôt que l’enregistrement sur disque). Tous ces facteurs négatifs a priori dans une « carrière » dite normale se révélant être, au fil du temps, les atouts absolument positifs ayant présidé à une longue et riche création basée sur une lente expérience, une pratique acharnée et minutieuse et une écoute extrêmement active. Pour un peu, on présenterait désormais le sculpteur Arman comme le mari d’Éliane Radigue…
Peut-être tout aussi important est le moment de bascule qui a précipité, au sens chimique, l’accélération de la renommée et de l’importance d’Éliane Radigue, notamment auprès d’une nouvelle génération, aux alentours des années 2000, et sa renaissance en tant que compositrice pour musiciens et instruments acoustiques (essentiellement mais pas que) après avoir été la reine du synthétiseur modulaire et des travaux sur bandes lors de créations extrêmement solitaires.
On a coutume de dater le phénomène avec la création (en 2000) et la sortie (en 2006) de L’Île Re-sonante, sa dernière pièce électroacoustique, un temps envisagé comme son ultime, et la création de Naldjorlak (en 2005), enregistrée en 2008, pièce pour violoncelle et deux cors de basset.
J’y vois aussi, pour ma part, et c’est, ce me semble, assez confirmé par les expériences des musiciens ayant collaboré par la suite avec elle, une conséquence de ce moment assez particulier dans la vie des mélomanes maniaques transformée par l’usage simplifié et boulimique de sites de partage de fichiers. À l’orée des années 2000, toute une (jeune) génération a alors accès non seulement aux derniers disques piratés avant leur sortie officielle mais aussi à tout un catalogue de disques confidentiels, rares, tombés dans l’oubli, accessibles en quelques clics par des communautés voraces et partageuses.
On ne soulignera jamais, assez je pense, l’enthousiasme débordant de ces années-là, proprement révolutionnaires en terme d’accès à la musique. Cette période a sabordé l’industrie du disque et préparée l’ère des plateformes de streaming, qui sous couvert de simplicité d’accès (et de légalité) est en train d’affadir tout un espace de création et d’écoute et dont on ne mesure sans doute pas encore bien les conséquences. Le récent épisode de la « suppression » sur les plateformes de streaming des albums du début des années 2000 de Jens Lekman, dans le champ pop, pour cause d’utilisation abusives de samples et ayant fait l’objet de réenregistrements et de réarrangements cette année est à ce titre éclairant et stupéfiant (précisons que les albums originaux sont toujours disponibles en format physique !). Quand ce ne sont pas des titres voire des catalogues entiers sortis sur des micro labels qui disparaissent totalement du fait de leur non-achat sur les plateformes et de la raréfaction des boutiques spécialisées dans le neuf et l’occasion, le « physique » semblant être condamné.
Nul doute que la musique d’Eliane Radigue, confidentielle, très peu enregistrée, a beaucoup circulée à ce moment-là et que des oreilles neuves, dépourvues de préjugés esthétiques et libérées des diktats journalistiques (même si le journal anglais The Wire, bible des musiques expérimentales et improvisées faisait plus que le job. C’était encore un temps où le papier faisait autorité…) et/ou académiques, ont découvert et se sont jetés avec délice sur la musique de cette compositrice.
C’est aussi un moment charnière pendant lequel des passerelles sont posées et où les frontières sont poreuses. C’est un moment où l’on télécharge et grave beaucoup et paradoxalement on achète encore énormément de disques. Le disquaire parisien Bimbo Tower et la salle de concert des Instants Chavirés de Montreuil se trouvent à la croisée des chemins des musiques indépendantes, expérimentales et improvisées où se mêle un public de curieux aux chapelles indistinctes. C’est aussi le moment, en 2004, de la création du Festival Présences Électronique organisé par le Groupe de Recherche Musicale qui invite le punk autrichien guitariste officiant au laptop Fennesz, l’électronicien finlandais Mika Vainio à collaborer avec le directeur du GRM Christian Zanési. L’édition 2006 à La Maison de La Radio offre des concerts de haut-parleurs (sur le merveilleux acousmonium) d’œuvres de Ferrari (1929–2005), Parmeggiani (1927–2013), Radigue mais voit aussi déferler un raz de marée de gamers venus entendre l’électronicien Amon Tobin. C’est aussi le moment où le musicien indépendant Jim O’Rourke culmine dans son ascension : guitariste expérimental, producteur recherché, membre additionnel de Sonic Youth, collaborant avec toute l’avant-garde, héritier des minimalistes américains et du GRM, et qui va progressivement muter en reclus au Japon, entourés de machines, œuvrant presque exclusivement pour des pièces enregistrées (Cf. les deux dernières pièces majeures dans son œuvre, l’épique To Magnetize Money And Catch A Roving Eye chez Sonoris (2019) et Shutting Down Here (Portraits GRM 2020), comme un résumé musical de son expérience dans l’avant-garde. Presque le pendant inverse de Radigue.
À peu près à la même époque, est-ce vraiment un hasard ?, Jean-Luc Godard (j’écris ces lignes quelques semaines avant le décès du réalisateur) sortait Notre Musique (2004), se livrait à un travail renouvelé, avec une nouvelle palette, numérique, et entamait un partenariat riche avec le label ECM. Éliane Radigue, suivant la même pente bien qu’inverse, quittait la solitude de la composition électroacoustique pour composer avec des musiciens et leurs instruments et entamer ce qui se révèle être au fil des années un océan de nouvelles compositions, une nouvelle vague, proprement une lame de fond. Radigue, notre Dame, notre Musique.
L’analogie avec Godard est féconde puisque les deux poursuivent une œuvre immédiatement reconnaissable mais avec des moyens différents. Godard et le numérique, qu’il soit palette de peintre comme dans Notre Musique ou traitement du champ/contrechamp avec la 3D réellement révolutionnaire (Utilisant par moment deux images distinctes, l’une pour l’œil droit, l’autre pour l’œil gauche, créant sur l’écran une image composite, voilà qui rappelle les techniques de Radigue. On ne peut qu’encourager les lecteurs à se jeter sur cette expérience unique de cinéma en espérant que le décès de Godard permette la ressortie en salle de ce film étrange. Un film en forme de clin d’œil de son Adieu au Langage (2014). De même pour Radigue, il y a solution de continuité entre l’électroacoustique et l’acoustique pur. C’est la même posture de la compositrice expérimentatrice écoutant attentivement la production de sons (autrefois seule devant les boutons de l’ARP, maintenant avec les musiciens et leurs instruments) et le même attrait pour le feedback (se nourrir en retour), aussi bien dans les possibilités de l’instrument (harmoniques, « loup », « son instable, générateur de battements, dont les variations internes de hauteur n’évoluent cependant que dans des limites très restreintes de l’ordre de deux à trois commas… un son que Charles Curtis assimile au hurlement du loup » (Daniel Caux dans les notes de livret de Naldjorlak reprises dans Le Silence, les couleurs du prisme et la mécanique du temps qui passe. Éditions de l’Éclat 2009) que dans la relation à trois voire plus (on dirait du Lubitsch, Design for Living, Sérénade à trois, 1933), compositeur/musicien/instrument.
Après Elemental III pour Kasper Toeplitz et le fondamental Naldjorlak I,II et III pour violoncelle et cors de basset, Radigue s’est peu à peu laissée entraîner à la composition pour instruments acoustiques, sous le nom d’Occam, série qui s’écoule maintenant en un véritable Océan (plus de 70 pièces répertoriées en 2015). Occam, comme le rasoir d’Occam (1285–1347) visant à éliminer les explications improbables d’un phénomène mais aussi principe de simplicité, d’économie et de parcimonie.
Occam comme la méthode Radigue : une rencontre-dialogue envisageant ce qui est possible entre la compositrice, le musicien et son instrument. Une rencontre entre des techniques et des personnalités propres et le monde sonore de la compositrice médiatisés par une image aquatique. Et des heures de répétitions, d’écoute, pour s’accorder ensemble et arriver à la composition dont le musicien est dépositaire, sans partition écrite, amené dans l’avenir à transmettre l’œuvre dans les mêmes conditions.
Les chevaliers d’Occam, comme les appellent Radigue, sont alors lancés dans le monde, amenés à se rencontrer lors de duos (les Rivers), de trios (Delta), voire en orchestre (le récent Occam Océan), toujours supervisés par Radigue (il y a dans Occam aussi quelque chose de l’ordre de la « passe » psychanalytique et de la supervision) mais de moins en moins, la dame laissant une certaine marge de manœuvre aux musiciens ayant longuement travaillé avec elle pour transmettre leurs œuvres (Occam II pour violon créée avec Silvia Tarozzi et transmise à Irvine Arditti) et créer de nouvelles combinaisons, l’œuvre Hexa, créée pour le Festival n’ayant pas pu être supervisée en présence de Radigue pour cause de Covid.
Comme pour ses œuvres électroacoustiques et bien qu’il existe des enregistrements qui ne doivent être pris que comme des documents bien amputés, c’est dans leur dimension physique que ces œuvres doivent être écoutées (comme elles ont été composées). On soulignera que le caractère très particulier des phénomènes acoustiques mis en jeux est déterminé grandement par l’acoustique du lieu, l’humidité et la présence du public qui affectent réellement les compositions dans leurs états mêmes et c’est ce qui rend l’exécution des pièces si fragiles et délicates, donc précieuses. On ne saura jamais assez rendre grâce à John Chantler d’avoir organisé ce temps long, nécessaire à une plongée dans l’œuvre de Radigue et d’avoir réuni cinq chevaliers d’Occam, véritables pierres de touche, vivantes !, de sa construction. Les métaphores littéraires viennent vite et on pense notamment à Fahrenheit 451, avec ces hommes-livres faisant corps avec leur œuvre, même si, dans le cas de Radigue, l’œuvre en elle-même n’est pas fixée, sans d’ailleurs être improvisée.
Le moment est passionnant, historique même et nous permet de constater que les développements d’Occam se poursuivront bien au-delà de la présence de la matriarche Eliane Radigue, comme par ricochet.
Pour l’heure, on se plonge dans les flux d’Occam, on se laisser bercer par l’inouï de cette dame unique, Nostradama, pour reprendre une métaphore littéraire une fois de plus, Conradienne tant il est vrai qu’on pense énormément pendant ces cinq jours Radiguiens à l’auteur anglais et à son roman phare Nostromo (récit du littoral)((Nostromo, Tale of the seaboard (1904))). Même image première, aquatique, qui préside à l’architecture de l’œuvre, comme le Golfo Placido du Costaguana, avec ces personnages hautement individualisés qui changent de réalité suivant les points de vue, comme les paysages et l’atmosphère si particulière du lieu (tantôt chaude ou froide, tempétueuse, sous le soleil de plomb ou le brouillard profond). Avec ce Nostromo, central et absent, point de focal toujours fuyant, chef d’œuvre de volonté et de simplicité, au service d’une idée et de ceux qui veulent bien s’en remettre à son incroyable savoir-faire qui est surtout un savoir-être.
Récit de cette éternité de cinq jours aussi riche et suspendue que la nuit-Odyssée de Decoud et Nostromo dans la gabare, merveilleux chapitres VII et VIII de la deuxième partie((et source d’inspiration d’Alien de Ridley Scott)) du chef d’œuvre de Joseph Conrad (1857–1924).
« Les choses semblent ne rien valoir par ce qu’elles sont en elles-mêmes. Je commence à croire que leur seul côté substantiel est la valeur spirituelle que chacun découvre dans la forme particulière de son activité. »
Nostromo, Joseph Conrad((p. 828 du volume II des Œuvres de Conrad chez la Pléiade))
Jour 1, mercredi 10 août 2022
Déplacé pour des raisons de covid 19, le Festival a lieu non pas en février mais en plein mois d’août dans les locaux de Fylkingen. Rappelons que Fylkingen n’est rien moins que la plus ancienne association mondiale consacrée à la musique contemporaine, fondée en 1933, sise aujourd’hui sur la rive nord de Södermalm, en face l’hôtel de ville où se remettent les prix Nobel. Antique association sponsorisée mais gérée par les musiciens-membres eux-mêmes qui en assurent la « vie » : programmation, animation, entrée, bar…
Et pour une fois on n’est pas mécontent du délai et de ces dates estivales. On peut profiter, avant, entre et après les sets, de la cour avec vue sur l’hôtel de ville, du soleil couchant derrière, du lac Mälar charriant ses eaux. Voilà qui est propice à une immersion dans une musique contemplative convoquant tant l’eau.
Ouverture en fanfare, presque people pour ce premier jour avec rien moins que Kali Malone et Stephen O’Malley dans le public sans compter les, un peu plus anonymes, heureux porteurs du sac Xavier Veilhan, certifiant leur présence en tant qu’artistes invités au Studio Venezia, l’éphémère studio d’enregistrement sous pavillon français lors de la Biennale de Venise 2017.
Nate Wooley ouvre les festivités avec Occam X pour trompette solo et c’est une bonne entrée en matière avec un concert débutant par un souffle (la vie), un souffle seul à la frontière de la musique, le son de l’instrument dans son degré zéro pour ainsi dire avec la présence minimale, presque l’esprit au sens chimique du terme, de l’instrumentiste pourtant ô combien présent et concentré. C’est un zéphyr, une douce brise.
Puis Nate Wooley joue avec des sourdines, méticuleusement, les rentrant et les sortant minutieusement, créant une vague de sons puis une autre, en les faisant se frotter l’une après l’autre, l’une sur l’autre.
Si l’image aquatique pré-informe la composition, il y a bel et bien un chemin, presque une chorégraphie de gestes. Nate Wooley balaie la salle de gauche à droite avec sa trompette sans son puis avec du son, crée une spatialisation, traverse l’espace, le zèbre et le parcourt. On pense à certaines pièces de Ryoiji Ikeda.
Sur la fin, une note très basse (si bémol majeur ?) est tenue très longtemps avec des crépitements (de salive ? due à une technique particulière ?).
Outre la technique très impressionnante (ces fade in impossibles à la trompette) et visiblement épuisante, dans une économie de gestes difficiles et très concentrés, on retrouve une grande proximité avec les travaux sur bandes de Radigue, les souffles, les frottements.
Deborah Walker interprète ensuite Occam VIII pour violoncelle solo, instrument plus adapté, pense-t-on, pétris que nous sommes de préjugés tout juste mis à mal par la performance de Wooley, à la musique de Radigue. Premier constat très évident, il est plus facile de créer deux ondes sœurs avec un violoncelle qu’avec une trompette. On retrouve le même parcours qu’effectue le musicien sur son instrument : là encore, on part du souffle, du frottement avant d’aller vers le son puis la sourdine, des interactions avec la sourdine et les mains. Ici le mouvement de l’archet va du bas à gauche au haut à droite, sous le chevalet, au-dessus. On est obsessionnellement attiré par ce que l’on voit mais c’est évidement à l’écoute qu’on est subjugué. On entend des sons inouïs qui évoquent la flûte japonaise aigre (en bas), des larsens, de la guitare électrique (en haut) avec une impression de balancement totalement hypnotique, un roulage et un tangage, une perturbation de la perception du temps. C’est prodigieux. ((https://www.youtube.com/watch?v=jcvCJ5OS6EE))
Magnus Granberg présente ensuite Night Will Fade Away and Apart, composition jouée par l’Ensemble Tya (Ryan Packard, percussions, Anna Christensson, piano, John Eriksonn, vibraphone, Josephin Runsteen, violon, My Hellgren, violoncelle, Finn Loxbo, guitare). L’instrumentarium et les sons produits évoquent inévitablement Morton Feldman. Après un laptop déclenché par le compositeur assis au premier rang, on vire dans un temps tout aussi suspendu qu’avec Radigue, peut-être encore plus pianissimo, spartiate mais avec des irruptions de motifs plus populaires, presque jazz, voire pop, qui pourraient nous faire penser à du Nino Rota, très très décharné (pizzicati au violon). La musique semble écrite mais aussi improvisée. C’est beau et triste, cela capte tout le temps l’attention et distend le temps. Et bien sûr, c’est aussi fascinant à entendre qu’à voir.
En fait, il y a plusieurs sections avec des motifs et des hauteurs, le laptop indiquant les changements de sections, les instrumentistes eux ont toute latitude d’interprétation. Musique écrite et libre donc, dans laquelle le compositeur accorde toute confiance à ses musiciens. Les emprunts sont effectivement variés : My foolish Heart de Victor Young et Ned Washington, standard jazz des années 40 et deux compositions médiévales de Solage, Tres gentil cuer et En l’amoureux vergier.
La composition a fait l’objet d’un disque avec un très joli mot de David Sylvian((chanteur pop culte des années 80 et ayant basculé comme Scott Walker dans une musique crossover dont le dernier album, Manafon (2009), inclut des performances de la fine fleur de la musique expérimentale et improvisée. Des sessions avec Skogen, le groupe de Magnus Granberg, auraient été enregistrées en 2015 mais on est toujours sans nouvelles discographiques et scéniques d’un des derniers génies de la pop aventureuse. L’homme est reclus, comme d’autres avant, Walker donc, Mark Hollis de Talk Talk. Espérons et attendons…)) dans les notes de pochettes. Pour ceux qui aiment passionnément For Philip Guston.
À la fin, on se plonge dans le piano comme la pianiste le faisait pour voir sa « préparation » : des morceaux de patafix blanche qui assombrissait les cordes frappées… ((https://www.youtube.com/watch?v=MMaR-72b_Gs))
On saute la première session d’أحمد [Ahmed], formation de free jazz qui conclut chaque soir par un hommage au contrebassiste Ahmed Abdl Malik.
Jour 2, Jeudi 11 août 2022
Montée en puissance. Après les solos, les duos.
John Chantler raconte avoir eu l’idée du festival après avoir entendu Enrico Malatesta jouer son époustouflant solo au festival de Turku en Finlande et que ce dernier lui a dit être en train de travailler sur d’autres pièces avec Radigue et d’autres musiciens. Les annulations en cascade du co-vid ont fait le reste, positivement cette fois, avec cette réunion de Chevaliers d’Occam en ces cinq jours Radiguiens.
Enrico Malatesta, devant deux cymbales, l’une sous l’autre, enduit de colophane son archet. Il s’agit de produire des vibrations en frottant les cymbales en suivant un lent chemin, de sa droite vers sa gauche, en passant par les deux en même temps puis en utilisant deux archets. Comme toujours, il s’agit de créer des vibrations, d’entrer en résonnance, avec son instrument comme avec celui de l’autre. La résonnance se déploie au fur et à mesure que l’archet gratte moins. Puis après un lent mouvement de recherche, de déploiement, les ondes rentrent en sympathie et entraînent une perte totale de repères pour l’auditeur-spectateur (on ne sait plus d’où vient le son). Une sorte de sculpture sonore se crée, une montée verticale qui nous évoque le genre d’expérience vibratoire que l’on ressent aussi dans la musique occidentale classique en concert (lors de La Création de Haydn par exemple). Ici cependant, le son-sculpture est plus fluctuant, émanant aussi horizontalement, dépendant, nous semble-t-il, autant des musiciens que de l’atmosphère du lieu (il fait très chaud et le son se propage presque sous forme de nuages ou de vagues, comme une montée de brouillard).
La perte de repères visuels et sonores est aussi au cœur du jeu des instrumentistes avec une production de sons tantôt très lisses, tantôt plus ostensiblement rendus à leur nature de frottements, de notes aigues ou de « son » pur (il y a vraiment cette dichotomie qui est en fait unité retrouvée). Quant aux cymbales, instrument percussif, elles sont toutes glissandi en apparence, quand il s’agit, techniquement, de micro pizzicati dues aux rugosités de l’archet et de la colophane.
« Cette résine de pin, autrefois produite à Colophon, en Asie Mineure, est indispensable au travail des crins : c'est elle qui leur confère l'aspérité dont ils ont besoin pour frotter les cordes du violon. Si la mèche de l'archet était enduite de savon, elle ne produirait aucun son. Ce sont les grattements de ces milliers de rugosités qui tirent la corde et la laissent repartir. Tout cela est bien évidemment invisible à l'œil nu, mais dans cette combinaison des crins et de la colophane, tout se passe comme si des milliers de petits doigts onglés exécutaient une sorte de pizzicato continu. Ainsi naît la vibration. De cette mécanique microscopique éclot la voix du violon. » Yehudi Menuhin (La légende du violon)
En apparence, on voit des gestes simples et répétés, pour une poignées de notes (toujours la simplicité d’Occam), alors qu’on est au niveau moléculaire d’une musique, extrêmement technique et sensible, physique presque au sens de solide, totalement impossible à rendre en enregistrement ((https://www.youtube.com/watch?v=zEnyO8MGSGA ))
Nate Wooley (trompette) et Julia Eckhardt (alto) interprètent ensuite Occam River XXVI. Le jeu de l’alto de Julia Eckhardt me paraît plus individualisé que la partie de violon de Silvia Tarozzi précédemment, comme si le violon de la pièce précédente devait servir de réceptacle, ou d’amplificateur (catalyseur ?) aux cymbales et avançait presque masqué, très humble, comme un courant continu. Au contraire pour Occam River XXVI, on a presque l’impression d’une pièce pour deux solistes (deux lead guitars comme dans Spinal Tap de Rob Reiner), qui chercheraient dans leur chemin propre à se mettre au diapason et à ne surtout pas prendre le pas l’un sur l’autre. ((https://www.youtube.com/watch?v=4ZhIB9nGIY0 ))
Un début sous le chevalet, avec beaucoup de frottements à l’alto pendant que la trompette se concentre sur le souffle, sans note (toujours ces paradoxes qui empêchent la description : entre le souffle, le son et la note, un ur-ton ?). C’est presque un bruit blanc qui comme la lumière blanche contient toutes les couleurs, ou le « bruit rose » qui évoque les torrents ou les cascades. Ici c’est comme des vents qui soufflent. Des vents sur des voiles. On repense aux premières amours de Radigue et à son travail sur bandes. C’est un retour aux mêmes sons mais avec des instruments acoustiques.
L’alto joue un bourdon puis on entre dans une sorte de course de fond à la résonance avec la trompette (avec ou sans sourdine, avec ou sans doigts). On pense parfois à de la musique indienne. Et toujours ce jeu impossible de la trompette avec la plaque métallique qui crée des irisations et des ondulations inouïes. ((https://www.youtube.com/watch?v=SKkodr8RiHU ))
La fin du concert se joue dans les extrêmes graves de la trompette, avec de délicats crépitements, tout en souffle continu sur un alto aux confins du silence. Une impressionnante maîtrise dans le pianissimo. ((https://www.youtube.com/watch?v=Lfpj93LGIz4 ))
Deuxième soirée aussi avec l’œuvre de Magnus Granberg Night Will Fade Away and Apart cette fois-ci interprétée en solos et en duo. On voit le pont avec Radigue : une musique composée par un auteur (ici vraiment écrite, sur partitions), qui vit dans une interprétation propre à l’instrumentiste (ici beaucoup plus libre, avec une réelle improvisation dans un certain cadre) et dans une relation de confiance très particulière instrumentiste/compositeur.
On pourrait s’attendre à une version tronçonnée de la pièce (chacun jouant sa propre partie), il n’en est rien : on est plutôt dans une version raccourcie et assez libre. Le percussionniste Ryan Packard, percussions utilise un ensemble de bols tibétains posées sur ses peaux et tout un ensemble de maillets et d’archets. On retrouve les motifs épars avec des couleurs nouvelles qu’on n’entendait pas dans le jeu du percussionniste (pourtant déjà très impressionnant) dans la pièce pour ensemble. ((https://www.youtube.com/watch?v=2JnfjKgKCnQ&t=1s ))
Idem pour le guitariste Finn Loxbo, dont on apprécie le jeu très particulier depuis de nombreuses années (quelques guitaristes suédois à forte personnalité de jeu méritent l’écoute, comme David Stackenäs par exemple). On ne déplorera que la présence de la partition qui empêche de voir la variété de son toucher. Là encore on est dans l’outre-guitare (feutrée, mâte avec des couleurs rappelant des claviers et toute une diversité d’instruments à corde).
On apprécie particulièrement le violoncelle de My Hellgren qui retrouve presque des éléments des suites de Bach avec un travail d’archet impressionnant, tout en caresses et feulements.
Le piano préparé d’Anna Christensson nous évoque un Feldman dernière période jouant du Cage puis glisse vers un duo avec le vibraphone, qui rappelle certaines ambiances de For Philip Guston (toujours Morton Feldman). Encore un moment Radiguien, avec des jeux d’échos et de résonnances entre le vibraphone et le piano ouvert.
On assiste presque à un palindrome musical puisque le piano joue le « thème » avant l’entrée du vibraphone et que la pièce se termine avec la même séquence d’accords jouée à l’envers au vibraphone solo.
Ici le chemin Radiguien, là, avec Granberg, la structure, le canevas sur lequel tissent les instrumentistes qui choisissent leurs couleurs. ((https://www.youtube.com/watch?v=A0DomQ7dudU ))
Une fois encore, malheureusement, nous passons notre tour d’أحمد [Ahmed] pour ce soir.
Journée 3, vendredi 12 août 2022
L’avantage du festival est de s’immerger dans l’œuvre de Radigue et de se familiariser avec les pratiques très personnelles des musiciens (du moins celles échantillonnées par la compositrice). Il nous a semblé que c’était pratiquement les mêmes gestes, les mêmes parcours sur les instruments, recombinés pour les ensembles.
Pour Occam River II (Silvia Tarozzi, violon, Deborah Walker, violoncelle), le violon de Silvia Tarozzi nous a paru plus personnel que la veille (percussion/violon), comme si dans les duos, l’un devait prendre le pas sur l’autre. C’est de l’ordre de l’impression, sans doute faussée par l’aspect visuel du concert qui prend le pas sur l’auditif. On est plus habitué au violon dans tous ses états qu’aux cymbales frottées… Dans l’idéal, il faudrait pouvoir entendre les pièces de Radigue, au moins deux fois coup sur coup.
Une première fois pour l’entendre et la voir. Les techniques mises en jeu relèvent tout de même de la performance et de la personnalité du jeu des instrumentistes et il serait dommage de s’en priver.
Une seconde fois pour écouter, yeux fermés, la pièce.
Soyons fou, réclamons-en une troisième pour apprécier l’interprétation ainsi que les (légères ?) variations dues à la performance et au lieu. Dans Occam River II, on retrouve le même jeu d’ondes sur ondes, ce diphonisme puis ce quadriphonisme, ces sons de flûtes japonaises aigres (Deborah Walker), ces larsens aussi.
Peut-être est-ce l’effet recherché (sans garantie d’être atteint), mais cette fois-ci c’est un énorme bourdonnement grave qui s’échappe… du sol. On comprend pourquoi les instrumentistes sont nus pieds. Peut-être pour sentir venir cette sorte d’accord parfait, d’unisson comme un climax ou une jouissance. C’est une véritable présence physique sonore, riche, bourdonnante, chaude avec des irisations, des pétillements de couleurs (superbe violon de Silvia Tarozzi). On pourrait reprendre la comparaison avec la sculpture mais c’est ici encore plus vivant, comme une union d’âmes. On comprend que cette musique, pourtant (parce que ?) très technique, puisse évoquer le mysticisme.
Là encore on reste subjugués par le toucher de Deborah Walker, avec ces aplats chauds, ces caresses lissées qui montent vers le haut du violoncelle. (( https://www.youtube.com/watch?v=XYtD_E1vuHk ))
Avec Occam River XXV (Enrico Malatesta, percussions et Julia Eckhardt, alto) on retrouve, a priori, le même parcours, ou du moins une configuration assez proche que celle utilisée pour Occam River XXVI (violon, percussion) : le percussionniste a toujours les cymbales installées suivant le même dispositif, frottées avec un archet, mais utilise, cette fois, un tambourin en plus. L’alto suit le même chemin, sous le chevalet puis sur les cordes, de gauche à droite. Comme pour la pièce précédente avec violon, l’alto semble faire office de caisse de résonnance pour les cymbales : le larsen bouge, semble venir d’entre les instruments. Enrico Malatesta utilise un tambourin approché des cymbales pour obtenir de légers frottements, vibrations comme sur une caisse claire, puis en dégage un feedback impressionnant qui prend soudain une énorme ampleur surprenant même les instrumentistes. Malatesta a tout une palette de jeu, utilisant mains et doigts pour faire varier les vibrations des cymbales.
Voilà pour le côté physique et performatif mais on reste impressionné par les couleurs qui jaillissent de gestes a priori semblables. Micro éclaboussures et gouttelettes pour Malatesta au début du concert (sur une cymbale frottée par un archet assez sec), bourdonnements de vaguelettes à l’alto, ressac permanent, identique et changeant. Et un final tout en douceur (toujours cette structure en forme d’arche, comme une portion de courbe sinusoïdale) ici malencontreusement interrompu par un léger toucher de tambourin non voulu qui donne une touche très humaine, presque un gong de fin de rituel, justement comme un contre-rituel. John Chantler insiste d’ailleurs presque à chaque concert sur le fait de se détendre, de ne pas chercher une sorte d’absolu silence ni d’écoute recueillie. Écoute active et intense oui, relâchée pourquoi pas, mais pas de silence strict pieux et religieux (accompagné des chuchotements et de la nervosité de la police de l’écoute) destiné à la Révélation. S’il y a de nombreux fans de Radigue, certain(e)s passionné(e)s venu(e)s de loin, on est bien loin d’une secte d’auditeurs dévots. C’est précieux. ((https://www.youtube.com/watch?v=I7_dhXZKZhE ))
Sofia Jernberg donne un court set s’appuyant sur une chanson africaine développée avec maestria puis avec des arrangements vocaux rappelant les différents filtres utilisés dans la musique expérimentale pour traiter le son : souffles, glitches, étirements, boucles… C’est un bel échantillonnage de ce que peut un corps et notamment une voix. Là encore, le rapport avec Radigue retrouvant l’instrumental et l’organique, après avoir travaillé avec des machines se fait aisément. ((https://www.youtube.com/watch?v=9p2VEjPz3fQ ))
Promis, demain, on finira avec أحمد [Ahmed] qui conclut comme toujours les soirées.
Jour 4, samedi 13 août 2022.
Comme pour le Ring à Bayreuth, la tristesse nous prend lorsqu’on approche de la pente descendante alors que le meilleur reste à venir. Ce soir, une seule pièce de Radigue, mais d’importance, puisqu’il s’agit d’Occam Hexa IV, réunissant ensemble tous les Chevaliers d’Occam du Festival et supervisée de loin par la compositrice du fait du co-vid, des confinements et de la distance séparant les musiciens. Cette pièce est aussi le témoin de l’évolution du projet et de la confiance accordée par la compositrice à ses interprètes/dépositaires.
Toujours les mêmes gestes, les mêmes techniques, le même chemin suivi par chaque musicien et pourtant des couleurs différentes. On trouve dans cet d’Occam Hexa IV beaucoup de fluidité, de calme, à l’image d’un fleuve limpide. Toutes nos attentes d’un quintette normal sont déjouées. Les cymbales frottées qui pépient et bourdonnent, la trompette bruit blanc pianissimo qui s’accorde avec les cordes qui frottent et grattent plus qu’elles ne glissent. C’est un ensemble de brillances très claires. L’ambiance générale est aqueuse, calme et tranquille et colle avec l’image du lac Mälar devant la salle de Fylkingen, étendue plate et sereine mais qui charrie des tonnes d’eau en continu vers la Baltique toute proche, à quelques encablures de là. C’est le caractère social du concert.
Les Chevaliers d’Occam, comme ceux d’Arthur, partis du château monastère de Radigue dans toutes les directions se retrouvent ponctuellement au cours de la quête/transmission. Comme les membres du public, certains venus de très loin pour ce moment, attendu de longue date. C’est la constitution d’une fraternité, une communauté plus que l’exécution (quelle horreur !) d’une œuvre donnée à entendre, soudée dans un concert d’harmoniques liant public et musiciens dans le même espace/temps. On pense aux absents qui n’ont pas pu venir, à Radigue bien sûr, la grande présente-absente du festival…
Comme toujours, on est surpris de la richesse des harmoniques, de cet en dehors de la musique qui est la musique même, ces harmoniques qui nimbent la salle de concert, sculptent l’espace sonore, l’habitent même. Ce déferlement rappelle les passages du Lac Mälar à travers la ville. On pense à cette zone près de l’Hôtel de Ville, appréciée des pêcheurs et des kayakistes où l’eau devient plus turbulente, avec des affleurements de rochers, des tourbillons où le lac devient mer, où la même matière devient tout autre.
On est très touché par le trio de cordes qui rappelle physiquement la machinerie d’une vielle, presque un bourdon ou un ressac de vagues sur du sable, qui structure et creuse l’espace. Étonnante aussi est la participation de Nate Wooley (le seul à ne pas utiliser d’archet) soumise aux limitations du souffle quand les autres peuvent maintenir plus longtemps leur son. Quelle technique dans les sons diphoniques ! ((https://www.youtube.com/watch?v=c2AqnF1YieM ))
Changement total de registre avec Pär Thörn, coin obtus planté dans l’océan de la soirée. Habillé en garde champêtre ou en Salman Rushdie du pauvre, lourde veste vintage de velours et chemise bûcheron à carreaux, Pär Thörn est le pavé dans la mare (rappelons que Rushdie vient de se faire poignarder) : déclamation en arabe, psalmodiée, hurlée. On est dans le contraste total avec le début de la soirée. Accentuant la violence et la virulence de sa déclamation, des stroboscopes lacèrent l’espace. Par moment, Thörn s’arrête pour laisser place à unecollage de musique concrète faite de bribes de vie, de pensées, d’actes, de machines aussi (trains). D’autres contrastes plus (ouvertement) musicaux : infrabasses et suraigus. Le tout se répétant comme un anti-mantra, une agression visuelle et sonore. Une improvisation musicale conclut la performance avec des vibrations de pièces et de bouchon sur une membrane d’enceinte. Toujours la pulsation Radiguienne (en mode terroriste).
En final, Thörn déclame, en suédois, toute une liste de mots agaçants d’aujourd’hui et qui semblent être la source de ses extraits sonores comme un générique de fin en vitesse rapide, et conclut par un rapide Tack ! (merci !). Impressionnant comme un contrepoint (contre-poing ?) noir et blanc après un déferlement paisible de couleurs chatoyantes. Un Different Trains palestino-suédois ? ((https://www.youtube.com/shorts/Vrvx3hJ3clc ))
أحمد [Ahmed] conclut la soirée par un set inspiré par Rooh (the Soul) de Ahmed Abdul-Malik, qui débute par un long solo de contrebasse. On est dans un free jazz impressionnant, tout en jeu de reprises, d’écoute, d’individualités forcenées qui avancent ensemble (on pense à la fin de The Wild Bunch de Peckinpah. C’est un set fait de pulsations, répétitif jusqu’à la transe, et avançant pourtant sans cesse, comme une expression singulière œuvrant ensemble pour le commun, du groupe et du public. C’est encore une fois assez mystique et très Radiguien. La passerelle programmatique est bien là. Hurlements du sax, martellements du pianiste, gigue du contrebassiste et, surtout une rythmique martiale, démentielle rappelant autant la 7e de Chostakovitch que le Shellac de End Of Radio. ((https://www.youtube.com/watch?v=gNI4SZLvlI4 ))
Jour 5, dimanche 14 août 2022
C’est l’heure des adieux douloureux après l’expérience ô combien immersive du festival. Le bain de Radigue dépasse la fascination pour des gestes singuliers et passionnants, ainsi que pour des évènements inouïs qui surnagent comme par magie, recherchés mais ne se produisant pas toujours, toujours troublants. Le public a été plongé dans un continuum et une aventure, presqu’une expérience sociale qui outrepasse le cadre du concert même s’il cristallise l’instant.
On est plongé dans une étrange fraternité de l’écoute. À ce titre, on signalera les efforts de John Chantler cherchant à retarder le concert afin de permettre à son épouse, en route, d’assister à la dernière soirée. Il rappelle les circonstances de sa découverte de la pièce solo de Malatesta au Festival de Turku et le désir, presque le besoin, de faire partager ce moment à son épouse. Ça tient souvent à rien l’organisation d’un concert, lorsqu’il est au-delà des considérations financières et strictement professionnelles : par une sorte d’arithmétique étrange, de transmission goutte à goutte, l’envie de partager une œuvre terriblement singulière aboutit par décantation à ce festival de cinq jours et de neuf pièces d’Éliane Radigue.
Occam XXVI donc pour percussions. Encore les mêmes gestes, le même chemin, droite puis gauche, tambourin et pourtant des sons et une ambiance tout à fait différents. On est submergé par des vagues, presque une tempête, des embruns, des éclaboussures. C’est une prestation intense, multicolore qui contraste avec l’attitude concentrée et les gestes mesurés qui conduisent l’archet et touchent les cymbales. Les harmoniques s’échappent du dessus, du dessous comme des brouillards enveloppants. Le jeu à double archet évoque des cornes marines (harmoniques) alors qu’au loin tonne une tempête (frottement des archets).
On perçoit des stridences, des acidités, des pétillements et toujours ce final en accalmie mais avec cette fois-ci une envolée du son avec levée de tambourin. C’est une Odyssée. Si on est impressionné par l’usage du tambourin, les touchers de cymbales qui ressemblent à du synthétiseur sont tout aussi bluffants. ((https://www.youtube.com/watch?v=HYczp2IJwoc ))
Dernière pièce de Radigue du Festival, Occam Delta III pour violon, alto et violoncelle. Là encore on est piégé par nos préjugés et nos attentes qui voyaient cette pièce comme une version amoindrie (ou concentrée) du quintette (Occam Hexa IV). L’alto de Julia Eckhardt œuvre comme une vielle, un bourdon, comme un ressac sur le sable (chevalet). Des notes plus longues et plus douces s’installent comme les longues vagues d’Hawaï déferlent pour porter tranquillement les long boards. Couche sur couche, vibrations sèches sur d’autres plus aqueuses, gouleyantes. Comme les vagues qui s’empilent gagnent en puissance, en majesté, sans forcer. Ce sont des vibrations qui prennent et qui emplissent l’espace. C’est un vrombissement impressionnant. On entend alors un tintinnabulement de cloches graves puis des tintements de clochettes ! Concentration et recueillement… C’est un phénomène physique qui, une fois de plus, touche au mystique, à une dissolution du temps dans l’espace.
Au violon, le toucher délicat de Silvia Tarozzi crée pétillements, éclats, gouttelettes et vaguelettes (on retrouve un peu la même touch que Malatesta). Le violon s’éteint, puis l’alto (ce moment où les instrumentistes quittent le jeu sans libérer l’aire, participant encore par leur seule présence et leur écoute est important) et la pièce se termine par les délicieuses caresses de l’archet de Deborah Walker, très délicates et assurées, de celles qu’on aimerait entendre toute sa vie. C’est mal (puisqu’on ne devrait qu’écouter…) mais c’est magnifique à voir. En plus de l’entendre et de le ressentir. Ce sont des vibrations qui touchent physiquement, qui remuent et font résonner autre chose que le cœur et pour un peu, on se mettrait à croire à l’existence physique de l’âme. ((https://www.youtube.com/watch?v=sC6R-Ce9zPI ))
« Decoud se surprit à douter de sa propre existence individuelle. Elle s’était fondue dans l’univers des nuages et des eaux, des forces naturelles et des formes de la nature »
Nostromo, Joseph Conrad((page 982 du volume II des Œuvres de Conrad chez la Pléiade))
C’est la fin d’un voyage. Certains, très émus, quittent la salle pour finir sur ce concert et on les comprend. On a évoqué les similitudes de la transmission Radiguienne avec la passe psychanalytique, on peut aussi évoquer le transfert, ce moment étrange de circulation entre l’écoutant et l’écouté qui fait que la mayonnaise prend. C’est un moment d’échanges et de discussions musiciens/public où les frontières sont plus poreuses, où l’esprit de communauté fait sens, où le concert, au sens propre, devient œuvre commune. Les discussions sont passionnantes sur le processus de création, la transmission(( Silvia Tarozzi nous a raconté comment la transmission à Irvine Arditti s’est faite. Les dilemmes de la responsabilité, la difficulté de la transmission orale qui se pratique dans la relation longue…)), la communauté qui lie les Chevaliers d’Occam((cf. le(s) texte(s) très émouvants de Nate Wooley dans American Sound n°26, The Occam Ocean Issue, recueil des expériences de créateurs des pièces disant la variété de leurs expériences et leur ressenti dans ces rencontres à trois, compositeur/musicien/instrument. C’est aussi un bel ouvrage, au style varié, correspondant aux diverses approches, sensibilité et background de chaque musicien.)). Deborah Walker nous a, quant à elle, notamment parlé des images personnelles, quasi secrètes pour certains, qui fixent la composition, de celle de Stockholm qui ne sera pas dévoilée, qui préside à l’interprétation d’Occam Hexa IV et qui serait de l’ordre d’un moment partagé.
Nous sommes aussi en présence de chevaliers d’Occam très particuliers, interfaces primordiales entre Éliane Radigue et son public. Silvia Tarozzi était destinée à être la première dépositaire d’une création Occam (création retardée pour cause de grossesse. La famille est prioritaire pour Radigue, et c’est aussi constitutif de sa musique en un sens). Julia Eckhardt, comme Nate Wooley, a écrit un livre important (et bilingue) d’entretiens avec Éliane Radigue, Espaces Intermédaires (2019), publié aux Presses du Réel. Le moment est intime et précieux. La frontière public, interprète, compositeur semble une fois de plus abolie, cette fois au-delà du temps du concert.
Changement total de registre avec la performance de WOL (Wenche Tankred et Lovisa Johansson) qu’on a perçue comme un hommage ironique à Éliane Radigue. Deux Véronique et Davina (on nous excusera cette référence à l’aérobic) en chemises blanches (pour faire sérieux) s’agitent, armées de rouleaux de bandes… de scotch ( !!!) à dérouler et produisent rythmes, couleurs, variations et répétitions. C’est un ensemble sur les possibilités musicales du rouleau de scotch. Toute évocation du travail d’Éliane Radigue (voire d’Arman) ne serait que purement fortuite…
La performance, minutée, se termine par le dépôt de la sculpture obtenue sur un socle-colonne de rouleaux. Fin de l’époque I. Après avoir bu ostensiblement un verre d’eau (la performance, cela fatigue, l’art, ça use), sans doute pour évoquer le caractère aquatique de la musique de Radigue, WOL installe deux gros tubes métalliques d’aération équipés de chevalets (de contrebasse ?) et de têtes de guitares ainsi que de cordes qu’elles vont scier consciencieusement avec des archets. Les lecteurs de Franquin auront reconnu une espèce de Gaffophone, instrument bien connu du plus célèbre garçon de bureau des Éditions Dupuis. On y voit aussi bien entendu un écho aux créations d’Harry Partch (1901–1974) mais l’humour de Franquin est sans doute plus présent.
Il s’agit d’un jeu qui s’apparente plus à la scierie de bois avec une volonté ostensible de ne surtout pas rechercher la production de mélodie ou d’harmonie. Malgré tous leurs efforts de sabotage, ce n’est pas inintéressant mais surtout très amusant après des soirées d’écoute très attentive. Le duo est consommé : l’une très appliquée et sérieuse, l’autre essayant de s’appliquer à être sérieuse. Là encore, un écho très ironique avec la pratique de transmission de Radigue. Voilà de quoi nous évoquer de manière très amusante les deux périodes charnières de Radigue et de dynamiter le statut voire la statue du Commandeur (des croyants) Éliane. On s’amuse aussi du minutage ostensible des performances, critique du calibrage de certaines pièces contemporaines et expérimentales. ((https://www.youtube.com/watch?v=wsG5xi0w2xg ))
John Chantler introduit le dernier concert qui est aussi le dernier des cinq sets d’أحمد [Ahmed]. Il souligne le caractère, assez exceptionnel aujourd’hui, de l’expérience qui consiste à entendre une formation free sur plusieurs jours. Souvenirs du programmateur toujours, Ahmed va conclure sur un morceau entendu il y a huit ans à Londres par une formation qu’il trouve en perpétuelle expansion. Le set est puissant, sauvage, doué d’une énergie intense, avec une batterie centrale, très imposante, Antonin Gerbal, percussionniste gracieux mais pas gracile, et inépuisable, nous semble-t-il.
Le final est en apesanteur, tout en douceur avec contrebasse frottée à l’archet (Joel Grip), grondement de basses de piano (Pat Thomas, ayant croisé le fer avec Derek Bailey et Steve Noble, entre autres) et de peaux, vrombissements et souffle du sax (Seymour Wright, aussi plume occasionnelle pour The Wire) également, et, surtout, un jeu fin de cymbales, tout un ensemble free jazz qui rappelle les performances des chevaliers d’Occam. La boucle est bouclée si je puis dire… ((https://www.youtube.com/watch?v=UX3apkO58dQ ))
Au final, cinq jours intenses et riches, variés, avec une Éliane Radigue rayonnante au zénith. On ne peut que louer les circonstances qui ont joué sur les délais, retardé et décalé le festival jusqu’à ce milieu du mois d’août et donc donner, aussi, un environnement idéal. Quelle couleur différente aurait eu le festival en plein hiver, glacial et sombre, sans les pauses sur la terrasse dans un soleil qui semblait alors refuser de vouloir se coucher et inondait de lumière le lac Mälar, avec au-dessus les lents passages de montgolfières, sans la douce chaleur de l’été stockholmois qui a permis de rafraîchir festivaliers et musiciens et de fournir les baignades salvatrices sur cette île de Södermalm, entourée de cette eau si constitutive de la musique d’Occam ? Sans parler de l’atmosphère lourde et épaisse de la salle de concert, propice à l’amplitude de la musique de Radigue. Tout le festival en eût été changé.
La conjonction était très particulière, souhaitons longue vie au Edition- Festival For Other Music en espérant que cette spéciale édition estivale et Radiguienne puisse se renouveler. Au moins une fois tous les cinq ans ?