Ilya Répine. Peindre l’âme russe.
Du 5 octobre 2021 au 23 janvier 2022. Petit Palais – Musée des Beaux-Arts de la Ville de Pais. Exposition organisée avec l’Ateneum Art Museum / Galerie nationale de Finlande, Helsinki, où elle a été présentée du 27 avril au 29 août.

Commissariat :
Christophe Leribault, directeur du Petit Palais
Stéphanie Cantarutti, conservatrice en chef des peintures du XIXe siècle au Petit Palais
Tatiana Yudenkova, cheffe du département des peintures (seconde moitié du XIXe siècle – début du XXe siècle), Galerie nationale Trétiakov, Moscou

Scénographie : Philippe Pumain

Catalogue : Editions Paris Musées. Relié, 24 x 30 cm, 260 pages, 180 reproductions couleur. IBSN : 978–2‑7596–0504‑0. Octobre 2021, 42 euros.

Exposition visitée le lundi 4 octobre 2021

La Russie est doublement à l’honneur cet automne à travers les expositions parisiennes : si la collection Morozov fait déjà beaucoup parler d’elle à la Fondation Vuitton (compte rendu à venir), le Petit Palais offre ses salles à Ilya Répine, peut-être le plus célèbre des peintres russes du XIXe siècle, dont les toiles sont connues même si nom parle à peu des gens en Europe occidentale. Une rétrospective comme les réussit le Petit Palais.

Pour sa dernière exposition au Petit Palais avant son départ vers le Musée d’Orsay dont il prendra la direction, Christophe Léribault a choisi de mettre à l’honneur un de ces peintres étrangers qui furent, en leur temps, inévitablement attirés par la capitale française du temps où elle était la capitale mondiale des arts, un de ces peintres que les Français ont oubliés et ne redécouvrent qu’au détour de visites touristiques. Ilya Répine (1844–1930) fut pourtant LE peintre russe de la fin du XIXe siècle et ses œuvres restent, même dans l’imaginaire occidental, tout à fait représentatives de l’époque des tsars. La preuve, comme le rappelle un film diffusé dans le cadre de l’exposition : sa toile la plus célèbre, Ivan le Terrible et son fils Ivan (1885), vandalisée en 1913 et à nouveau en 2018 – actuellement en restauration et donc indéplaçable – figurait encore tout récemment dans le décor de la série Chernobyl produite par HBO.

Ilya Répine, Les Cosaques zaporogues, 1880–1891. Huile sur toile, 2,03 x 3,58 m. © Musée d’Etat russe, Saint-Pétersbourg

Par ses gigantesques toiles historiques évoquant les heures plus ou moins sombres de l’histoire de la Russie, Répine fait en effet figure de Moussorgski de la peinture. Ces moments tragiques, illustrés avec une force dramatique qui les désignait pour être reproduites dans les manuels d’histoire, sont un peu l’équivalent des fresques lyriques moussorgskiennes. Les très truculents Cosaques zaporogues (1891) ne sont pas sans évoquer la scène de l’écrivain public dans Khovanchtchina ; même une scène moderne comme la Procession religieuse dans la province de Koursk (1883) a un petit côté Boris Godounov, avec sa foule en adoration et ses « innocents » vénérant les icônes dans un paysage déboisé et écrasé sous le soleil. Du reste, Répine a aussi peint la plus fameuse effigie de Moussorgski, qui figure en bonne place dans la salle des portraits, au cœur de l’exposition du Petit Palais, entre César Cui, autre membre du Groupe des Cinq, et le très posthume Glinka composant l’opéra ‘Rousslan et Loudmilla’ peint trente ans après la mort de l’intéressé. On pourrait aussi aller chercher un écho des Enfantines de Moussorgski dans les nombreux portraits de sa progéniture, peintures certes « charmantes » ou « attendrissantes » comme le précisent les cartels, mais qui n’empêchent pas l’artiste de manier le pinceau avec une liberté souvent sidérante, comme lorsqu’il trace les graminées sous les pieds de sa fille Véra dans Libellule (1884).

Ilya Répine, Libellule, 1884. Huile sur toile, 1,11 x 0,84 m. © Galerie nationale Trétiakov, Moscou

Par la modernité aussi, Répine rejoint Moussorgski. Dès la première salle de l’exposition, dans le portrait de sa future épouse Véra Chevtsova, Répine surprend par l’audace avec laquelle il applique un procédé qui restera le sien jusqu’au bout : s’il accorde plus de soin au visage, sa robe est constituée, au premier plan, d’un grand aplat rouge sur lequel quelques traits hâtifs indiquent des rayures, le peintre ne se donnant pas non plus grand mal pour brosser le dossier du fauteuil sur lequel la jeune fille est assise. Aussi vigoureux dans sa facture que Moussorgski dans ses rythmes ou son orchestration, Répine étonne par l’audace avec laquelle il laisse flous, pratiquement inachevés les vêtements de ceux qu’il portraiture : la redingote d’Alexeï Bogolioubov, les volants de la robe de la pianiste Sophie Menter… On admire aussi, presque incrédule, le côté plâtreux, comme étalé à la truelle, du manteau blanc d’un des Cosaques zaporogues qui occupe tout le quart droit de la toile. Sur un portrait tardif comme celui de Kérenski, qui pose en 1917 dans un salon inondé de soleil, on se croirait face à un Vuillard. Enfin, avec Le Gopak, danse des cosaques zaporogues, son ultime peinture, réalisée non sur toile, faute de pouvoir se procurer un matériau devenu aussi coûteux dans les années 1920, mais sur linoléum, la composition mouvementée et aux valeurs extrêmes devient presque illisible, on croirait voir une œuvre de son élève Maliavine, où le poudroiement de la couleur traduit le tourbillon des danses populaires.

Ilya Répine, Le Gopak, danse des cosaques zaporogues, 1026–1930. Huile sur linoléum, 1,74 x 2,10 m. © Myra Collection

Pourtant, Répine a deux visages, et son talent a aussi une facette bien plus officielle, tant dans la façon de peintre – le portrait de Glazounov se détache sur un fond rouge qui ne surprendrait pas dans une toile de Bonnat – que dans les sujets abordés. Le peintre des déportés politiques revenant à l’improviste dans leur famille (Ils ne l’attendaient plus, 1888), des révolutionnaires en pleine discussion (La Réunion, 1883), le chantre des premiers pas de la Russie vers la démocratie (Le 17 octobre 1905, grande toile de 1907), bénéfice aussi de commandes de l’empire : la Galerie Trétiakov s’est montrée particulièrement généreuse dans ses prêts et n’a pas hésité à envoyer à Paris une toile aussi immense que Alexandre III recevant les doyens de cantons dans la cour du palais Pétrovski (1888) avec son cadre sculpté et orné de blasons, et Répine immortalise aussi Nicolas II, son cousin le grand-duc Constantin, ou les membres du Conseil d’Etat.

Ilya Répine, Sadko dans le royaume sous-marin, 1876. Huile sur toile, 3,22 x 2,30 m. © Musée d’Etat russe, Saint-Pétersbourg

A côté du Moussorgski de la peinture, Répine aurait aussi pu être son Rimski-Korsakov. Du moins se laissa-t-il tenter à ses débuts par un sujet fantastique comme Sadko dans le royaume sous-marin (1876, soit vingt ans avant l’opéra tiré de la même légende). Mais Répine eut la sagesse de comprendre que là n’était pas son affaire, son cadet Vroubel étant bien plus destiné à ce genre de sujet. Comme il le déclara à propos d’une toile réalisée en 1903 où l’on voyait un couple danser dans les vagues du golfe de Finlande : « Il est bien vieux, le petit père, pour les symboles et tours de passe-passe ». Ce que confirme son incapacité à venir à bout d’un projet qu’il traîna longtemps, La Tentation du Christ, dont on voit une esquisse conservée, ô surprise, au musée des Beaux-Arts de Calais (sans doute la seule toile de l’artiste à appartenir à une institution française).

Peintre réaliste avant tout, Répine est plus à son aise lorsqu’il s’agit de représenter des danseurs de kazatchok dans une toile évoquant les veillées de son Ukraine natale (Vetchornitisi, 1881).

Ilya Répine, Les Haleurs de la Volga, 1870–1873. Huile sur toile, 1,23 x 2,83 m. © Musée d’Etat russe, Saint-Pétersbourg

Ou avec cette toile qui lui valut la célébrité et qu’on croit faite pour servir de support visuel à la chanson des « Bateliers de la Volga », représentation d’un groupe de miséreux en haillons halant un navire. Exposé en 1873 à Saint-Pétersbourg, Les Haleurs de la Volga fit sensation et, avant même que Répine ne rejoigne le groupe des Ambulants, devint un exemple du réalisme qu’ils voulaient pratiquer. Curieusement, il en reprit la composition, avec des couleurs criardes, pour Le Bétail de l’impérialisme (1917), œuvre non présentée dans l’exposition mais reproduite dans le catalogue.

Voilà en tout cas une évocation complète de l’œuvre de Répine, où ne manque aucun de ses tableaux les plus fameux (sauf Ivan le Terrible, on l’a dit), et où toute la diversité de son art est bien représentée – seul le dessin manquerait à l’appel si ne figurait pas, dans la salle des portraits, Eleonora Duse (1891), somptueux fusain sur toile. Et un grand bravo au Petit Palais, une fois de plus.

Catalogue :
Éditions Paris Musées. Relié, 24 x 30 cm, 260 pages, 180 reproductions couleur. IBSN : 978–2‑7596–0504‑0. Octobre 2021, 42 euros.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Musée d’Etat russe, Saint-Pétersbourg
© Myra Collection
© Galerie nationale Trétiakov, Moscou

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