En 1995, le Musée du Louvre exposait pour la première fois une collection de dessins privée, celle de Véronique et Louis-Antoine Prat, déjà présentée outre-Atlantique en 1990–91 à New York (National Academy of Design), Fort Worth et Ottawa. Après 113 œuvres réunies aux Etats-Unis et au Canada sous le titre « De main de maître, Trois siècles de dessin français dans la collection Prat », après la centaine de pièces montrées à Paris, mais aussi à Edimbourg et à Oxford en 1995, sobrement baptisées « Dessins français de la collection Prat, XVIIe – XVIIIe – XIXe siècles », ladite collection revient sous les yeux du public à Paris, cette fois au Petit Palais, avec pas moins de 184 numéros au catalogue, et un titre plus aguicheur, « La force du dessin, chefs‑d’œuvre de la collection Prat ». Les dates ne sont pas innocentes : en 1995, les Prat avaient déjà procédé à une donation au Louvre ; en 2020, c’est le Petit Palais qui est destinataire de leurs largesses. Comme à chaque fois, c’est Pierre Rosenberg qui assure le commissariat de l’exposition. On ne s’étonnera donc pas de retrouver un bon nombre de feuilles déjà retenues dans les précédentes sélections.
Sans s’amuser au petit jeu de la comparaison systématique, on remarque pourtant une légère modification de l’équilibre chronologique : la nouvelle exposition couvre un spectre aussi large, voire plus (le dessin le plus ancien est daté de 1586, les Rodin de la fin du parcours flirtent avec le XXe siècle naissant), mais le XIXe siècle se taille incontestablement la part du lion, avec la moitié des œuvres rassemblées, et surtout de véritables séries pour certains artistes privilégiés. Si les sept Prudh’on sont à la charnière des XVIIIe et XIXe, les autres « stars » sont résolument postérieures : Delacroix est le mieux représenté, avec treize dessins, suivi de loin par Ingres (sept), Hugo et Cézanne (cinq chacun). Ces coups de projecteur représentent-ils les points forts de la collection Prat ? C’est vraisemblable, par-delà la part d’arbitraire liée à la sélection.
Précision que n’apporte pas la communication du Petit Palais, du moins dans le titre ou sur l’affiche de cette manifestation : il s’agit exclusivement de dessins français. Mais qui connaît le nom de Louis-Antoine Prat pouvait s’y attendre, sachant qu’on doit au collectionneur trois monumentaux volumes consacrés au dessin français durant chacun des trois siècles défendus par l’exposition (coédités par Somogy et le musée du Louvre, 2011, 2013 et 2017). Autrement dit, le Petit Palais nous montre où en est maintenant la collection Prat, entamée au début des années 1970, montrée au Louvre un quart de siècle plus tard, et à nouveau vingt-cinq ans après (et même au bout de cinquante ans, on souhaite bien sûr qu’elle continue à s’enrichir). Pourtant, ce que les Prat ont accumulé ne nous est pas livré par eux-mêmes, mais à travers le regard d’un autre spécialiste. Et l’on en vient à regretter que l’accrochage, qui suit la chronologie de l’histoire de l’art, nous renseigne finalement si peu sur monsieur et madame Prat. Projetée sur un des murs du sous-sol du Petit Palais où se tient l’exposition, une courte vidéo donne la parole à Louis-Antoine Prat, mais sa brièveté même empêche d’entrer dans le détail. Quels critères ont guidé leurs acquisitions ? Quels motifs les ont poussés à prendre à chaque fois le risque d’acheter (risque car, explique le collectionneur, acheter aujourd’hui c’est peut-être à chaque fois se priver d’acheter mieux demain) ? En l’absence de plus amples explications, on supposera que, comme la majorité des collectionneurs, les Prat auront eu à cœur de se procurer des œuvres aussi emblématiques que possible des plus grands noms de l’histoire du dessin français, qui ne se confond pas avec l’histoire de la peinture française, puisque l’on y rencontre des écrivains (Hugo, déjà mentionné, mais aussi Baudelaire), des sculpteurs (Rodin, mais aussi Carpeaux, Dalou ou Bouchardon) et des architectes. Emblématiques, toutes ne le sont pas au même sens : le Watteau, superbe exemple de la technique aux trois crayons, nous conduit néanmoins bien loin des fêtes galantes, puisque cette « Femme à genoux auprès d’un berceau » fut utilisée par l’artiste pour ses scènes de campement militaire…
Dessins français, donc, mais dessins réalisés en Italie pour les premiers, à une époque où le voyage de l’autre côté des Alpes était une étape obligée dans la formation de tout artiste. On songe par exemple à Simon Vouet, présent au Petit Palais avec trois dessins, dont deux déjà exposés dans les années 1990, auxquels s’adjoint un beau profil de la Vierge typique de sa période italienne.
De Poussin, on remarque une composition pleine de violence, où la nymphe Cyané tente d’empêcher le char de Pluton d’emmener Proserpine aux enfers. C’est d’ailleurs un lieu commun qui est rappelé au visiteur à plusieurs reprises : lorsqu’ils dessinent, même les maîtres les plus sévères cessent de haïr « le mouvement qui déplace les lignes », et les esquisses vibrent souvent d’une vie qu’on peine à retrouver dans la composition achevée. Même les peintres académiques auxquels l’Etat s’adressa dans la deuxième moitié du XIXe siècle pour décorer ses bâtiments officiels se révèlent sous un jour tout autre dès lorsqu’ils dessinent : en atteste par exemple la Minerve combattant la force brutale devant l’Olympe réunie d’Isidore Pils, commande pour le plafond de l’escalier de l’Opéra de Paris, mais dont l’esquisse à l’encre brune, au lavis gris et à la gouache blanche sur papier beige témoigne d’une vigueur qui préfigure presque les calligraphies abstraites d’un Georges Mathieu. La remarque vaut aussi pour les dessins de David, pleins d’une fougue dont sont dépourvues les toiles auxquels ils aboutissent.
Ce qui n’empêchera pas forcément d’être tout aussi sensible au fini impeccable de dessins « achevés », conçus comme des œuvres à part entière et non comme une première idée ou un projet promis à élaboration ultérieure. En effet, le dessin n’a pas toujours été destiné aux seuls artistes en guise d’aide-mémoire, mais a vite trouvé une clientèle d’amateurs passionnés. C’est pour eux que certains peintres élaboraient des versions dessinées a posteriori, qui contribuaient à la diffusion de leur production sous une forme plus accessible, tant financièrement que matériellement, les dessins voyageant plus aisément que les peintures.
Tous les genres sont ici représentés : scènes mythologiques ou religieuses, portraits et paysages, sanglantes batailles ou moments d’intimité. Et tous les grands y sont, du moins tous ceux que l’on trouve sur le marché. Ne manque à l’appel que Van Gogh, peut-être, mais ses dessins sont rares en vente publique, ou Monet, mais il n’a guère dessiné.
Outre qu’il résume l’histoire du dessin français, cet aperçu de la collection Prat a aussi le mérite d’attirer l’attention sur des artistes rares ou négligés, les Raymond La Fage, Michel-François Dandré-Bardon, Gabriel-François Doyen, Claude-Jean-Baptiste Hoin et autres Albert Lebourg qui, le temps d’un dessin au moins, auront su égaler les plus illustres.
Catalogue :
La force du dessin – Chefs‑d'oeuvre de la collection Prat
Dessins français - Editions Paris Musées – Ouvrage relié – 328 pages – Textes en Français – Publié en 2020, 49,90 euros.