Il y a un peu plus d’un quart de siècle, un jeune homme d’ascendance franco-espagnole visite la chartreuse de l’Aula Dei, à une dizaine de kilomètres de Saragosse. L’édifice, du XVIe siècle, ouvre ses portes une fois par mois pour laisser admirer des fresques peintes par le jeune Goya au début des années 1770. Mais notre visiteur y tombe en arrêt devant tout autre chose : sept toiles de cinq mètres sur deux représentant les sacrements de l’Église, sept immenses tableaux dus à un certain Bardin dont même l’auteur du guide de visite touristique ignore tout. Naît alors une passion qui va faire de Frédéric Jimeno le spécialiste d’une peintre français totalement inconnu du public d’aujourd’hui : Jean Bardin (1732–1809). Inconnu, Jean Bardin, sauf peut-être à Orléans, où l’on se souvenait qu’il avait été le premier directeur et professeur de l’Ecole académique et gratuite de peinture, sculpture, architecture et arts dépendant du dessin » fondée en 1786, qui allait devenir plus deux siècles bien plus tard en Ecole supérieur d’art et de design. Il semblait donc assez logique que le musée des Beaux-Arts d’Orléans présente une rétrospective Jean Bardin, rendue possible par les travaux des chercheurs mais aussi par un certain nombre de restaurations qui ont coïncidé pour permettre de mieux apprécier les œuvres de cet artiste.

Au cœur de cette exposition figurent – leur absence aurait été inconcevable – les fameux Sacrements mentionnés plus haut. Sept toiles qui occupèrent Bardin pendant une décennie, un cycle monumental entamé avant sa nomination à Orléans, et qu’il réussit à mener de front avec les nombreuses tâches qui lui incombaient à la tête de l’école de dessin. Sept toiles qui furent exposées à Paris au Salon avant d’être livrées à leurs commanditaires, les chartreux de Valbonne, grâce auxquelles on comprend que, loin de s’effacer derrière les sujets classiques, la peinture religieuse ne disparut nullement au cours du XVIIIe siècle, et surtout qu’elle participa pleinement à l’évolution des formes esthétiques. Malgré le rôle dominant attribué à David dans le récit de l’histoire de l’art français, le néo-classicisme emprunta d’autres voies, et connut d’autres défenseurs tout aussi ambitieux. Sur les sept Sacrements, celui de l’Eucharistie (1783) a hélas subi des repeints sauvages, certains paraissent moins aboutis que d’autres, et il serait souhaitable que tous fassent l’objet d’une restauration digne de ce nom, mais l’effet d’ensemble n’en est pas moins fascinant. Le musée d’Orléans a récemment acquis – sous l’attribution « Entourage de Subleyras » – une esquisse de La Pénitence (1782), grande scène du repas chez Simon. L’Extrême-Onction fut présenté au Salon de 1785, accroché juste au-dessus du Serment des Horaces, et elle supporterait sans mal la comparaison aujourd’hui, par l’ampleur de sa composition et le raffinement de ses couleurs. Dans sa recréation de l’antique, le modèle que se fixe Bardin est évidemment Poussin, dont on connaît justement les deux séries de Sacrements. Mais aux grands noms du XVIIe siècle français, Bardin associe d’autres influences, comme celle de l’Ecossais Gavin Hamilton, l’une des fondateurs du néo-classicisme, dont il pu sans doute voir les œuvres durant son voyage en Italie. L’Ordination (1786) frappe par les mouvements de ses protagonistes, dans un décor à pyramide qui évoque Poussin revu par Drouais, tandis que La Confirmation (1788) sait atténuer son austérité antique par la beauté de ses drapés. Le Baptême (1790) multiplie les expressions et les nus ; le superbe Mariage (1791) resta dans l’atelier de l’artiste et fut vendu à la ville de Nîmes en 1829 avant d’être récupéré dans les années 1880 par les chartreux de Valbonne. Ceux-ci ayant été expulsés de France en 1901, ils partirent s’établir à Saragosse, d’où les sept toiles n’ont plus bougé depuis 1905.

Après avoir atteint ce sommet, Bardin semble avoir mis fin à sa production de peinture religieuse, Révolution oblige. C’est dans ce même genre qu’il s’était illustré dans ses premières œuvres connues : on ignore ce qu’il put réaliser avant l’âge de trente ans : on le sait élève de Lagrenée et de Pierre, mais on ne sait pas quel peintre il fut avant de remporter, en 1765, le premier Prix de Rome grâce à la clarté et à la sobriété avec laquelle il avait traiter le sujet imposé, Tullie faisant passer son char sur le corps de son père. De cette même année datent un splendide Martyre de saint Barthélémy dont le découpage rappelle le Martyre de saint Erasme de Poussin, les angelots aux joues rouges n’étant pas sans parenté avec ceux de Simon Vouet. En 1768, Bardin se voit commander une Education de la Vierge pour la cathédrale de Bayonne, après quoi il part faire le séjour offert par l’Académie de France à Rome.
A son retour, c’est avant tout comme dessinateur que Bardin saura d’abord se faire un nom. En 1776, il frappe les esprits avec deux dessins de plus d’un mètre trente de large : un Massacre des Innocents (non localisé) et un Enlèvement des Sabines. Seuls les sujets sont antiques pour le moment, le style néo-classique n’advenant réellement chez Bardin que dans les années 1780. Les vestales et les bacchantes se partagent l’inspiration de l’artiste, les premières annonçant par leur sévérité le tournant ultérieur, les secondes davantage tournées vers ses prédécesseurs, Carrache notamment pour deux magnifiques dessins de personnages dansants ayant appartenu aux frères Goncourt. L’Albertina de Vienne conserve plusieurs beaux exemples de l’art avec lequel Bardin atteignaient des effets picturaux dans ses dessins : deux pendants « nocturnes » exécutés en 1776, représentant Apollon descendant de son char et Le Sommeil d’Endymion, une Union de l’Hymen et de l’Amour imitant un bas-relief, et de splendides Bacchantes décorant la statue de Pan.
On remarque, surtout dans cette dernière composition, l’énergie dont sont animées les figures, renforcée par l’exagération des bras et des cuisses. Cette énergie, on la retrouve dans les dessins que Bardin trouvera encore le temps de produire après son installation à Orléans : rien de néo-classique dans le traitement de sujets dont la mythologie galante renvoie à l’univers de Boucher, mais si le Triomphe d’Amphitrite ne sort pas du domaine de l’aimable, La Promenade de Téthys étonne par l’exubérance de son agitation, d’une violence quasi pré-romantique.

L’exposition se clôt sur une évocation de l’Ecole académique dont Bardin fut le directeur, et sur les descendants du peintre, sa fille miniaturiste, mariée à un faïencier, et son fils, le général Etienne-Alexandre Bardin, réformateur des uniformes de l’armée française. On peut supposer que cette manifestation, outre le fait qu’elle vient combler une lacune de l’édition, permettra aussi de faire réapparaître d’autres œuvres de Bardin, pour le moment portées disparues, mais que collectionneurs ou marchands seront ainsi mieux à même d’identifier.