Longtemps la France a dédaigné avec superbe la production artistique anglaise, estimant sans doute qu’après avoir été l’apanage de l’Italie, la bonne peinture ne pouvait se faire à l’intérieur de l’Hexagone, l’Espagne et la Flandre ayant été à certaines époques d’autres patries possibles pour les beaux-arts. Longtemps le Louvre se contenta d’un ou deux Reynolds et d’un Gainsborough pour tout représentants de la peinture britannique, et il fallut attendre la fin du XXe siècle pour qu’il soit décidé d’étoffer un peu un département jusque-là particulièrement maigre. Puis naquit un engouement assez superficiel pour les femmes rêveuses et boudeuses de Rossetti et de Burne-Jones, que l’on se mit à accommoder à toutes les sauces, y compris en couverture des romans de Jane Austen, dont Dieu sait qu’ils n’ont pourtant rien à partager avec cet univers sulfureux. Dans la foulée, le mot « préraphaélite » commença à être employé pour désigner tout l’art anglais apparu dans la deuxième moitié du XIXe siècle et peut-être même un peu au-delà, entre Turner et Bacon. Peut-être par commodité, et pour surfer sur la vague de cette popularité, les musées français semblent donc avoir pris l’habitude d’appeler préraphaélite tout artiste britannique de l’époque victorienne : on en avait vu un exemple lorsque le Petit Palais a accueilli, pour un prêt de plusieurs années, huit toiles dont à peine la moitié méritait ce qualificatif (voir notre article Si beaux, mais si peu pré-raphaélites – lien en fond d'article). Avec l’exposition que la Piscine de Roubaix consacre à William Morris, on retrouve un peu cette confusion, comme si tout était dans tout, et réciproquement.

Il est indéniable que rendre hommage à celui dont le nom reste lié à tant de motifs de tissu ou de papier peint est une excellente idée pour un musée comme la Piscine de Roubaix, où les textiles et l’art décoratif sont à l’honneur ; son engagement en faveur des débuts du mouvement socialiste en Angleterre peut aussi trouver un écho dans une région qui fut un bastion du militantisme ouvrier. Attirer l’attention sur les différentes facettes du génie de William Morris, comme y invite le sous-titre « l’art dans tout », est également judicieux. Hélas, à l’arrivée, le résultat laisse un peu le visiteur sur sa faim : en effet, l’exposition a tellement bénéficié du soutien exceptionnel du Musée d’Orsay qu’elle en vient à reposer un peu trop sur le fonds, certes important, que détient l’institution parisienne. De manière générale, il semble que la Grande-Bretagne se soit montré parcimonieuse dans ses prêts, et que l’on ait donc plutôt écumé les musées de France pour rassembler ce qui pouvait avoir, de près ou de loin, un rapport quelconque avec William Morris, la simple coïncidence des dates justifiant parfois l’inclusion de telle ou telle œuvre. Le mythe du « tous préraphaélites » nous vaut ainsi la présence d’au moins deux grandes toiles, certes admirables, mais sans lien aucun avec William Morris, ni même avec la Confrérie fondée en 1848 par Millais, Hunt et Rossetti. On est heureux que le grand nu d’Annie Swynnerton Mater Triumphalis (1892) ait été tiré des réserves du Musée d’Orsay, mais cette œuvre n’a absolument rien à voir avec William Morris, guère plus que L’Amour et la vie (1893) de George Frederick Watts, peintre dont ni les ambitions ni les méthodes n’ont jamais eu grand-chose en commun avec celles des préraphaélites.

Du musée de Poitiers viennent trois petites toiles d’Arthur Gaskin, artiste assez marginal mais qui travailla en effet pour la maison d’édition fondée par Morris. Arthur Hughes est un préraphaélite mineur, et son très anecdotique The Tryst (1860) semble être la seule toile que la Tate ait consenti à envoyer. La Jeanne d’Arc de Dante Gabriel Rossetti est surtout là parce qu’elle appartient au musée de Strasbourg (le modèle en serait une Allemande aux airs de walkyrie, une certaine Mme Beyer) : s’il était impossible d’obtenir la Belle Iseut, l’unique toile de chevalet peinte par Morris, était-il vraiment impossible de trouver à travers le monde une seule institution disposée à prêter un des innombrables portraits qu’inspira à Rossetti l’épouse de William Morris, Jane Burden, véritable icône préraphaélite ? Sans exiger l’exhaustivité à laquelle pouvait prétendre la grande rétrospective montée par le Victoria & Albert Museum en 1996 pour commémorer le centenaire de la mort de William Morris, il est permis de se sentir un peu frustré par les lacunes de l’exposition roubaisienne. Même le socialisme n’est évoqué qu’à travers quelques reproductions de photographies anciennes ; un exemplaire de News from Nowhere aurait pourtant pu faire l’affaire…

Pourtant, les premières salles révèlent une scénographie assez séduisante, avec ce panneau d’information reproduisant la mise en page des volumes publiés par la Kelmscott Press et en reprenant le lettrage, ou ce passage d’une pièce à l’autre rappelant les ogives de la Red House. On découvre avec intérêt les belles esquisses préparatoires de Morris pour l’un des tout premiers meubles qu’il décora, le « St George Cabinet » (1861–62) appartenant au V&A. Des dessins de vitrail montrent l’évolution de son art vers une stylisation appropriée à un autre type de support. Quelques exemples de tissu, plusieurs échantillons de papier peint, des meubles montrent ce que l’artiste a pu concevoir dans le domaine de la décoration d’intérieur – tant mieux si le visiteur fait bien la différence avec les reproductions modernes utilisées comme fond sur lequel les œuvres sont accrochées. L’évocation de la Red House révèle en revanche les limites de l’exercice : exposer un bâtiment est toujours difficile, et la photo reconstituant une des salles dans son état de 1861 paraît un peu trop agrandie (elle couvre un mur entier) pour être vraiment convaincante. Dans les autres salles, on aimerait parfois plus d’explications pour préciser la destination de tel ou tel dessin, mais sans doute la lecture du catalogue et des nombreux essais qu’il contient offrira-t-elle aux visiteurs qui en feront l’acquisition tout le contexte nécessaire. Un dernier regret : que William Morris ait dû partager l’espace disponible à la piscine avec diverses présentations d’art contemporain qui n’ont, là encore, guère de rapport avec son art ou ses idées.