Exposition

Paris, Musée du Petit Palais, « Huit tableaux préraphaélites en dépôt au Petit Palais »

D’ordinaire parent pauvre de nos musées, la peinture anglaise reçoit cet été un nouveau coup de projecteur : alors que Bordeaux expose les artistes de l’école de Bristol (voir notre compte rendu), voici que le Petit Palais, musée des beaux-arts de la ville de Paris, se dote d’un lot d’œuvres un peu hâtivement baptisée de pré-raphaélites. Huit œuvres que l’on pourra admirer pendant cinq ans, représentatives de créateurs dont la France ne possède parfois aucune toile.

Évidemment, pour la majorité des médias français, même spécialisés, l’affaire est vite réglée : qui dit art anglais de la deuxième moitié du XIXe siècle dit forcément « pré-raphaélite », et qu’importe si le terme s’applique ou non aux peintures en question. Même si nos collections nationales sont singulièrement pauvres en œuvres représentatives de cette école, l’univers des femmes fatales imaginées par Rossetti et Burne-Jones s’est emparé de l’imaginaire collectif (on a même vu ce genre de peinture servir à illustrer les couvertures de romans de Jane Austen, avec lesquels elle n’a pourtant à peu près rien en commun, si ce n’est de venir d’outre-Manche).

Pourtant, en ce qui concerne quatre des huit œuvres généreusement prêtées au Petit Palais, l’appellation relève pour le moins de l’abus de langage, même dans le communiqué diffusé par l’institution. Heureusement, sur place, le Musée des beaux-arts de la ville de Paris sait rendre à César ce qui lui appartient, et prend le soin de clarifier les choses. Quoi qu’il en soit, louées soient la générosité du collectionneur anonyme et l’habileté du conservateur qui a su obtenir ce prêt pour une durée de cinq ans.

John William Inchbold, L’Île du roi Arthur, Tintagel, Cornouailles / King Arthur’s Island, Tintagel, Cornwall. 1862, huile sur toile. Collection particulière, Courtesy Grant Ford Ltd, Royaume Uni. © Christie’s

Si l’on veut revenir au sens premier du terme, et se rapprocher des ambitions de la Confrérie Pré-Raphaélite telle qu’elle fut fondée en 1848 par trois jeunes gens âgés d’à peine vingt ans (Dante Gabriel Rossetti, John Everett Millais et William Holman Hunt), la peinture la plus pré-raphaélite des huit présentées au Petit Palais est incontestablement celle qui risque d’être la moins remarquée, car signée d’un peintre fort peu connu hors des frontières britanniques : John William Inchbold (1830–1888). Exact contemporain des fondateurs du groupe, cet artiste spécialiste des paysages commença dès le début des années 1850 à peindre dans un style reconnu comme pré-raphaélite au sens où il respectait le dogme ruskinien face à la nature : « ne rien rejeter, en rien choisir ». John Ruskin l’adouba d’ailleurs en 1855. Autre aspect qui le rattache à la Confrérie, son goût pour la poésie (il avait l’habitude d’accompagner de quelques vers de Tennyson ou de Wordsworth les toiles qu’il exposait chaque année à la Royal academy), affection qui le poussa en 1862 à peintre cette Ile du roi Arthur, Tintagel, Cornouailles, alors que Tennyson publiait depuis 1859 ses Idylles du roi. Rien n’évoque la légende arthurienne dans ce paysage, mais le style en est totalement pré-raphaélite, avec cette minutie dans le rendu des fleurs, digne de la célèbre Ophélie de Millais, avec ces falaises en surplomb dignes de Nos côtes anglaises (Brebis égarées) de William Holman Hunt, et cette transparence de l’air digne de John Brett, le paysagiste que Ruskin tortura par ses exigences.

Chronologiquement, l’œuvre suivante est celle de Hunt, mais si la facture en est pré-raphaélite par le soin du détail, le sujet est à cent lieues des idéaux qui animaient les jeunes peintres près de vingt ans auparavant. Avec Il Dolce Far Niente, peint en 1866, le plus ardemment religieux des membres de la Confrérie renonce à ces intentions moralisatrices qui avaient guidé son art pendant de nombreuses années : il suffit de comparer cette jeune femme aux épais cheveux dénoués (marque d’une intimité frisant l’indécence) avec l’héroïne de L’Eveil de la conscience (1853), femme entretenue découvrant l’horreur de sa situation. Comment Hunt a‑t‑il pu envisager un tel éloge de l’oisiveté ? De son propre aveu, il s’agissait d’un simple délassement, « sans but didactique ». Et si le miroir de sorcière arnolfinien, où se reflète toute la scène, à l’arrière-plan, peut rappeler celui qui sert d’auréole à la mère présentant son bébé dans Prenez votre fils, monsieur de Ford Madox Brown, cette toile est clairement postérieure au tournant radical pris par le groupe à partir de 1860, alors que Millais renonce à sa touche soignée pour multiplier les œuvres commerciales à la facture plus hâtive, et alors que Rossetti se détache des Primitifs d’avant Raphaël pour embrasser le style de la Renaissance, voire du maniérisme.

Dante Gabriel Rossetti. Un chant de Noël / A Christmas Carol. 1867, huile sur toile. Collection particulière, Courtesy Grant Ford Ltd, Royaume Uni © Musée du Petit Palais

Si le Chant de Noël de Rossetti (1867) n’a pas la sensualité de certaines de ses créations d’alors, il ne s’en rattache pas moins à toute une série de femmes à mi-corps, caractéristique de cette décennie, figures très post-raphaélites puisque conçues selon un modèle trouvé chez Titien. La référence religieuse semble bien superficielle, malgré la citation des Winchester Misteries gravée sur le cadre doré ; ce cadre, justement, avec sa stylisation toute japonisante, appartient incontestablement au Mouvement Esthétique, tout comme le chatoiement des étoffes et les lèvres pulpeuses de la musicienne. Loin de vouloir élever l’esprit du spectateur comme dans les premières années de la Confrérie, cette peinture-là se situe bien du côté du charnel.

Frederic, Lord Leighton, Murmures / Whispers. 1881, huile sur bois. Collection particulière, Courtesy Grant Ford Ltd, Royaume Uni © Martin Beisly Fine Art

C’est à ce même Aesthetic Movement que ressortit Murmures (1881) de Frederic, Lord Leighton. On pourra certes reprocher à cette scène une certaine mièvrerie, avec ses amants timides, mais il serait dommage de passer à côté d’un superbe ciel plein de nuages orangés et d’une gamme de couleurs délicatement harmonisée. Pas de sujet héroïque emprunté à la mythologie grecque, comme Leighton en peignait pour ses œuvres les plus ambitieuses, mais un de ces couples victoriens à peine déguisés, comme Tissot se mit à en peindre lorsqu’il émigra à Londres, et comme Alma-Tadema sut en fournir lui aussi pour satisfaire les attentes du public britannique. Si La Preuve d’amour (L’Anneau de fiançailles) du Néerlandais exilé a un petit côté « boîte de chocolats », l’œil s’attardera sur la colonne et le sol de marbre, matériau toujours aussi superbement rendu chez Alma-Tadema, sur le paysage visible sous une guirlande de roses ou sur les bougainvillées du premier plan.

On parle par convention de « seconde génération pré-raphaélite » pour désigner les œuvres de Burne-Jones et de ses suiveurs, mais leur art est lui aussi plus proche du Mouvement Esthétique. L’intérêt de la deuxième version (inachevée) du Roi Cophetua et la mendiante est de donner à voir comment le peintre travaillait, puisqu’à côté de la tête du roi, quasiment finie, on découvre des zones de couleur qui auraient dû en partie disparaître sous une couche décorative permettant d’unifier et d’assourdir la palette de l’ensemble. Cet artiste est bien représenté au Musée d’Orsay, avec notamment sa superbe Roue de la fortune, mais il n’est pas mauvais que l’occasion soit donnée de revoir, même à travers cette ébauche, une œuvre qui avait été tant admirée en France lors de l’Exposition universelle de 1889.

John William Waterhouse. Lamia. 1909, huille sur toile. Collection particulière, Courtesy Grant Ford Ltd, Royaume Uni © Connaissance des Arts

Né un an après la fondation de la Confrérie Pré-Raphaélite, John William Waterhouse partagea d’abord avec Alma-Tadema le goût de la reconstitution de l’Antiquité. Après s’être essayé à la peinture d’histoire sur un mode plus dramatique, proche d’un Jean-Paul Laurens, Waterhouse finit par trouver sa voie dans la mythologie et les scènes d’origine littéraire. Si Le Sauvetage n’est qu’une scène de galanterie pittoresque vaguement antique, Lamia est un parfait exemple de ses meilleures œuvres, articulée autour d’une jeune femme, forcément fatale, cette fois inspirée d’un poème de Keats. Par rapport à la première toile qu’il peignit sur ce sujet en 1905, celle de 1909 exposée au Petit Palais supprime le jeune Lycius, victime de la femme-serpent, pour se limiter à une sirène se mirant dans l’eau, un tissu à motifs reptiliens étant ici le seul rappel de sa nature ambiguë et de ses sinistres desseins.

On le voit, la majorité de ces huit peintures, réalisées entre 1862 et 1909, n’ont avec le pré-raphaélisme originel que des rapports ténus, mais les fondateurs de la Confrérie eux-mêmes s’empressèrent de trahir leur idéal premier. Quoi qu’il en soit, on se réjouit de pouvoir admirer ce prêt consenti au Petit Palais : si le Département des peintures anglaises du Louvre a su s’enrichir ces dernières années de tout un lot d’œuvres signées John Martin, William Mulready ou John Frederick Lewis (pour la plupart restées invendues lors de la dispersion de la collection Forbes en 2003, et ensuite offertes par Christopher Forbes aux American Friends of the Louvre), le Musée d’Orsay ne semble pas avoir bénéficié des mêmes enrichissements, et c’est bien dommage. Il y a sans doute peu de chances que ces huit peintures victoriennes restent au Petit Palais au-delà des cinq ans prévus, mais qui sait ?

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Christie's
© Musée du Petit Palais
© Martin Beisly Fine Art
© Connaissance des Arts

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