L'installation au Maritime Museum de Stavanger
Geir Egil Bergjord est avant tout un photographe qui capture la réalité pour en faire une forme inédite ou une abstraction : il est fasciné par les formes qui surgissent de la vue d’un objet sous un angle inédit, dans un miroir, il aime en effet la démultiplication créée par les jeux de reflets, par exemple de branchages dans l’eau devenant presque illisibles comme un monde qui apparaît tout neuf.
Il a aussi travaillé pendant des années à une série appelée « Private views » où les plus célèbres monuments du monde, Tour Eiffel, Grande Muraille de Chine, Pyramide de Cheops, Capitole de Washington ou d'autres étaient vus de fenêtres familiales, d’où émergeaient la chaleur d’un intérieur privé, des objets impossibles, des meubles singuliers qui devenaient presque une signature et détournaient le regard du monument célébrissime à l'intérieur anonyme mais singulier.
Ces dernières années, il s’est aussi consacré à concevoir des magazines-photos dans sa série "Gilka QTLY" (son pseudonyme) montrant une série de prises singulières,
Baalbek, garage hélicoïdal de Grenoble, fermes norvégiennes, pilônes électriques, déconstruits en autant de formes presque comme le ferait un kaléidoscope, d’où apparaît une réalité autre et presque rêvée, comme si la banalité du quotidien qui nous entoure révélait une série de formes inédites et presque fantasmatiques. Il capture les choses et moins les hommes, qui apparaissent presque incongrus dans ses œuvres et n’en prennent d’ailleurs que plus de valeur.
C’est toute cette expérience photographique récente qu’il a mis au service de l’installation fascinante au Stavanger Maritime Museum autour des ferries qui furent les animateurs incessants du port de la ville norvégienne.
Le port se tait désormais, alors qu’il était sillonné par ces allers et venues. Les navires de croisière continuent d’aborder le petit port, mais le Covid en a drastiquement freiné le trafic. Alors, ces eaux où au quotidien naviguaient dans tous les sens des ferries qui portaient aux îles proches ou sur l’autre rive du fjord, des vieux, des récents des grands, des minuscules, a presque aujourd'hui la fixité d’une nature morte.
C’est ce monde agité des ferries que Bergjord a voulu saisir et livrer, comme une sorte de témoignage d’un temps qui fut et qui n’est plus. Il lui fallait traduire cet incessant mouvement, ce surgissement de nulle part de bateaux multiples. Entre octobre 2018 et décembre 2019, il a planté sa caméra à différents points du port, entre des immeubles, chez des particuliers, à la gare maritime, au bord du fjord pour capturer ces instants fugaces. Il en est résulté une installation dans un espace du Musée, avec quatre écrans gigantesques de 2m sur 3,5m ou plus disposés de manière à ce que le visiteur soit entouré de ce mouvement pendulaire, et soit emporté par cette valse de passages faite de surprises, de tableaux vivants, de jeux d’ombres et de reflets, comme une somme de ce que Bergjord a créé en photo, et traduit dans ces reprises vidéo fascinantes.
Pour la plupart, pas de son, mais subitement et pendant quelques secondes, on reconnaît le son régulier des machines qui abordent le quai. Un son qui devient surprise, au milieu de ce silence, alors que c’est un son que les passagers des ferries avaient tellement intégré qu’ils n’y portaient plus attention. Il devient alors comme ce lointain son surgi du passé et qui revient à la surface, d’autant que la vidéo qui lui correspond reprend de très près le ferry qui arrive et qui va aborder.
Chez un particulier, une vue "privée"
Ce que saisit Bergjord, c’est une chorégraphie de navires que par son installation, il a organisée. Quatre manières différentes d’appréhender, un travail « multicanal » très précis, très ordonné où l’on embrasse une réalité structurée en apparitions/disparitions. Quand un ferry apparaît à droite, il disparaît au fond ou à gauche, l’impression est très forte car c’est un passé encore récent qui surgit, et qui néanmoins est rangé dans l’histoire de plusieurs dizaines d'années de transport maritime que raconte entre autres le Musée. Un pan essentiel du quotidien de la côte norvégienne, que la modernité et ses exigences (?) remplace par des tunnels et des ponts pour des véhicules appelés sous peu à changer de nature, écologie oblige, même si la Norvège est un producteur de pétrole actif.
Mais Bergjord ne veut pas entrer dans des considérations politiques, il ne juge pas d’une situation, il se veut témoin de ce basculement, qu’il poétise et qu’il mythifie.
Cette chorégraphie multiple crée de singulières impressions : l’une des prises est vue d’intérieurs, derrière les grandes baies vitrées qu’affectionnent les norvégiens. C’est comme un paysage fixe où subitement apparaît le ferry sous un angle vaguement monstrueux, comme un envahisseur, seul élément mobile d’une nature morte, sorte de trouble-fête étrange.
Bergjord réussit à faire de ces ferries très ordinaires des sortes de monstres familiers, pris sous des angles particuliers, lorsqu’ils tournent, les effets de perspective se distendent comme si le navire se resserrait ou s’allongeait, en expansion, ou bien lorsque la poupe se soulève, comme un monstre qui ouvre sa gueule : dans le paysage fixe du port, le ferry devient presque une métaphore de vie animale intense.
L’émotion naît justement de ces « tranches de vie » induits par ces monstres de métal qui barrent le paysage, qui surgissent comme du néant, qui passent sans jamais s’épuiser, sans jamais lasser, en une mouvement perpétuel.
Bergjord est aussi un maître dans l'art de gérer l'attente : il a posé sa caméra en attendant de longues minutes les passages parce que le trafic est tel que bien souvent les horaires sont élastiques. Il se calait pour un horaire donné, qui n’était pas forcément respecté, d’où une attente, qui finit par devenir lourde, et puis surgit la bête de métal, comme une « surprise attendue ». On attend, on sait qu’il va surgir, et néanmoins on sursauterait presque quand on le voit pointer sa poupe.
À d’autres moments, et notamment dans ces magnifiques vues entre deux immeubles, l’attente est modulée par le jeu des ombres ou des reflets qui anticipent le passage, presque comme une menace, comme l’ombre d’un Godzilla quelconque qui viendrait perturber la vie tranquille de la cité.
On dit souvent (et je l’ai moi-même affirmé) que Bergjord crée une poésie de l’objet qui par un cadrage surprenant, disparaît en tant qu’objet pour devenir forme abstraite, comme ces surprenants tuyaux qu’il photographia jadis pour une société financière.
Ici, c’est la cité qui est forme (presque) morte et le ferry qui est monstre vivant, comme si avec sa disparition, la vie allait disparaître. C’est aussi le sens de ce dernier passage, repris le 30 décembre 2019, à midi, dans un ciel sombre et pluvieux digne d'un long crépuscule, avec les lumières du salon du navire où se devinent les ombres des derniers passagers, déjà presque fantomatiques. Le vaisseau fantôme en quelque sorte.
Mais dans les interstices de ces paysages assez envoûtants, on aperçoit une vie humaine, ici un cycliste presque incongru au bord du fjord , là une petite barque avec des pêcheurs coincée entre deux immeubles avant que le ferry ne passe : taches, flaques de vies qui rendent le paysage encore plus émouvant.
Il se dégage de ces images une incontestable vibration, d’autant qu’elles ne sont pas truquées : pas de reprise au ralenti ou en accéléré, mais un rythme des passages rapides ou lents (notamment quand plusieurs ferries se croisent aux heures de pointe qui renforcent cette idée de vie intérieure, de vie autonome qui se développe sur les eaux avec des rythmes spécifiques, des ralentissements, une respiration dont Bergjord a mis poétiquement en scène la chorégraphie.
Poétiquement, parce que cette installation, qu’on aimerait définitive tant elle marque la fin d’une époque, avec une sensibilité rare, est évidemment aussi une métaphore du temps qui passe, de ce qui disparaît et apparaît, comme le révélateur d’une sorte de singularité du quotidien, de ce quotidien qu’on ne perçoit pas tant il est habitude, mais dont on perçoit le manque lorsque les habitudes disparaissent, notamment quand ces habitudes étaient enracinées et faisaient partie de la nature profonde du lieu.
Le poète français Guillaume Apollinaire chantait Le Pont Mirabeau et le flot continu de la Seine :
"Passe le temps, passent les heures
Les jours s'en vont, je demeure"
Il y a quelque chose de semblable dans cette exposition qui m’a fait remonter à la surface ces vers fameux d’Apollinaire : ce rythme incessant de va et vient des ferries au quotidien, ce « Tur-Retur » comme dit le titre de l’installation, et puis qui s’en vont, nous laissant seuls, avec notre nostalgie d’un temps à jamais révolu.
En entamant ce projet, Bergjord avait-il saisi qu’il toucherait métaphoriquement à la transformation du monde, aux changements de notre quotidien, mais aussi à quelque chose d’une identité qui s’en va ?
Cette exposition a la force d’un témoignage, et en tant que tel elle fait date. Cette installation est l’ultime trace de vie, de vie intense, d’un passé qui fut un long quotidien, trace aussi d’un mode de vie qu’on pensait à jamais inscrit dans les gènes, et qui un sombre midi de décembre 2019, s’en est allé à la fois doucement et brutalement. À ce titre, elle devrait être préservée quelque part.
Bergjord a peut-être livré un travail qui marque l’esprit du monde et ses évolutions, mais il marque tout cela sans analyser, sans prendre position. Son œil se veut témoin, mais sans le savoir peut-être, il est ici poète engagé.
Pour mieux connaître le travail de Geir Egil Bergjord :
Website : http://bergjord.com/
FB : https://www.facebook.com/gilka.internasjonal
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Geir Egil Bergjord (1964) est un artiste qui vit à Stavanger (Norvège). Il travaille avec des expressions basées sur la caméra sous forme d'expositions, de livres, de films et d'art dans les espaces publics. Bergjord photographie sur place et travaille pour obtenir des images visuellement complexes, souvent avec une juxtaposition inattendue d'environnement et de futilités. Ses œuvres ont été exposées au Haugar Vestfold Art Museum, au Lillehammer Art Museum et au Drammen Museum, entre autres, et ont été acquises par le KODE, le Stavanger Art Museum et le Conseil suédois des arts. Plusieurs livres photo de Bergjord ont été publiés par sa propre maison d'édition, Gilka, et en 2018, il a lancé le projet artistique Gilka QTLY, sous la forme d'un magazine à diffusion nationale à Narvesen. En France, il a publié avec Pierre Henry un livre de photos sur "La Maison de sons de Pierre Henry", chez Fage Editions :
Relié 20.0 x 27.0 cm, 220 pages
Paru en : Octobre 2010
ISBN : 9782849752135
24 €
Réalisé conjointement par le photographe norvégien Geir Egil Bergjord et Pierre Henry, ce livre invite à pénétrer dans la maison du quartier de Picpus à Paris où le compositeur s’est établi depuis 1971 et à parcourir pièce après pièce cet endroit magique, une « maison de sons » tout à la fois lieu de vie, laboratoire musical et atelier d’artiste.