On connaît bien les dernières muses de Picasso : photographiées et filmées, mères de ses enfants, Françoise Gilot (aujourd’hui centenaire) et Jacqueline Roque sont des visages familiers. Olga Khokhlova, Marie-Thérèse Walter et Dora Maar sont elles aussi des égéries dûment répertoriées et associées à des périodes bien précises dans la carrière de l’artiste. Paradoxalement, l’image se fait un peu plus floue lorsqu’il s’agit de Fernande Olivier, qui fut pourtant la première de ces figures féminines à prendre place aux côtés de Picasso, à une époque où le peintre se cherchait et où il allait révolutionner l’art occidental. Il est donc curieux qu’elle n’ait jusqu’ici jamais fait l’objet d’une exposition, mais cet oubli est maintenant réparé grâce au Musée de Montmartre, qui a le privilège de proposer l’une des premières manifestations liées au cinquantenaire de la mort de l’artiste (qui sera commémoré en 2023).
Grâce à ses écrits – un volume de témoignages, Picasso et ses amis en 1933, et les Souvenirs intimes publiés à titre posthume en 1988 – ainsi qu’aux travaux des chercheurs, la vie de Fernande Olivier est assez bien connue. Née Amélie Lang en juin 1881, de père inconnu, elle est enlevée à 17 ans par un certain Paul Percheron, qui se révèle très vite un homme violent, dont elle aura un enfant en 1899, et qu’elle épousera pour retrouver l’honneur. Victime de brutalités croissantes, elle fuit le foyer conjugal en 1900 et, se réinventant sous le pseudonyme de Fernande Olivier, elle devient modèle pour les peintres les plus reconnus à l’époque : Carolus-Duran, Cormon, Boldini… En ménage avec un sculpteur, elle habite au Bateau-Lavoir. La nuit du 4 août 1904 est celle où son voisin Picasso aura le privilège de voir naître un amour passionné, immortalisé par un dessin d’amants enlacés où l’on reconnaît déjà le visage de Fernande. Le peintre devra attendre septembre de l’année suivante pour qu’elle accepte de venir vivre avec lui (en décembre 1904, son mari est mort à l’asile d’aliénés).
Avant août 1904, Fernande Olivier est déjà en contact avec la bande des Catalans de Paris. Elle est la maîtresse de Joaquim Sunyer, peintre au talent modeste – les deux paysages urbains présentés dans l’exposition permettent d’en juger, et l’on préfère son Portrait de Fernande de 1915. Surtout, elle pose avec Benedetta Bianco pour la grande toile que l’époux de cette dernière, Ricard Canals, destine au Salon parisien de 1904, Une loge à la tauromachie. Œuvre ambitieuse par ses proportions mais à la composition assez banale, on y remarque surtout un double hommage aux aînés de l’artiste : Goya bien sûr, ses Majas au Balcon pour la pose des deux femmes, mais aussi Manet, qui rendait lui-même hommage au peintre espagnol dans Le Balcon, dont on retrouve ici la balustrade vert jardin à laquelle s’appuient ces dames – toutes deux parfaitement fausses Espagnoles, puisque Fernande était française et Mme Canals, italienne. Fernande s’y trouve à son avantage, pour la première fois depuis qu’elle pose comme modèle professionnel.
Dès lors qu’il trouve sa muse, l’art de Picasso se transforme. Son amour pour Fernande l’inspire manifestement, ainsi qu’en témoigne le nombre considérable d’œuvres pour lesquelles elle lui servit de modèle. La période bleue cède la place à la période rose, les saltimbanques remplacent les miséreux, et un voyage à Gosol, en Catalogne, est l’occasion d’explorer de nouvelles pistes esthétiques. Tout se joue dans ces années 1906–1908, comme le montre bien l’exposition. La juxtaposition de deux nus allongés est ainsi on ne peut plus parlante : aux deux extrémités de cette fourchette chronologique, Fernande apparaît d’abord discrètement stylisée, puis métamorphosée en courbes géométriques, le visage se réduisant à un idéogramme. 1907 est l’année des Demoiselles d’Avignon, comme en témoigne le portrait retenu pour l’affiche et le catalogue, mais Fernande semble en partie exclue de cette aventure, Picasso l’ayant « quittée brièvement » cet été-là. Néanmoins, les sculptures réalisées à cette époque sont un témoignage éloquent : on passe d’une effigie globalement réaliste – pas si éloignée d’un Medardo Rosso, peut-être – en 1906 à une simplification progressive des traits, à la Gauguin dans la Femme se coiffant, en masque africain dans la Tête de femme de l’hiver 1906–1907, pour finir avec l’éclatement cubiste de la Tête de femme de l’automne 1909.
Même si elle avouait une préférence pour le fauvisme – elle pose (nue, notamment) en 1907 pour Van Dongen, peut-être lorsque sa brouille momentanée avec Picasso la rend à nouveau disponible comme modèle pour d’autres – Fernande Olivier reste attachée à la naissance du cubisme car, au-delà des Demoiselles d’Avignon où elle doit figurer malgré tout, elle est notamment représentée par Picasso dans l’un de ses plus beaux portraits de la période, Femme assise dans un fauteuil, de 1910. Contrairement aux autres femmes de sa vie, Fernande Olivier avait exactement le même âge que Picasso (même Olga était de dix ans sa cadette), et surtout, elle l’a rencontré alors qu’il était encore un quasi inconnu. En 1912, l’idylle prend fin. Le couple s’est lié d’amitié avec Louis Marcoussis et sa compagne Eva Gouel, et celle-ci se met bientôt en ménage avec Picasso, alors que Fernande s’est elle-même épris d’un futuriste italien, Ubaldo Oppi. Après avoir d’abord partagé avec lui la misère du Bateau-Lavoir, Fernande Olivier quitte Picasso alors qu’il est désormais un peintre désormais, installé dans un confortable appartement rue de Clichy.
Bientôt retombée dans une existence plus précaire, elle vit d’expédients, et finit par trouver la solution de monnayer ses souvenirs : en 1930, elle publie une série d’articles dans le journal Le Soir, mais Picasso en fait interrompre la parution. Paul Léautaud a néanmoins eu le temps de remarquer sa plume, et il l’encouragera à écrire – car il semble bien que la dame ait écrit elle-même, sans aide extérieure. Picasso ayant refusé de la secourir financièrement, Fernande Olivier publie en 1933 Picasso et ses amis, avec préface de Léautaud. En 1957, Picasso consentira à lui verser une coquette somme chaque année, mais ils ne se reverront jamais. Fernande Olivier meurt en 1966 à Neuilly.