« Martial Raysse, œuvres récentes ». Sète, Musée Paul Valéry, du 17 juin au 5 novembre 2023.

 

Commissariat : Stéphane Tarroux, conservateur en chef du patrimoine, directeur du Musée Paul Valéry

 

Scénographie : Maud Martinot

 

Catalogue réunissant des essais de Philippe Dagen, Anaël Pigeat, Dimitri Salmon, 224 pages, 33 euros, éditions Loubatières

 

Une rétrospective au Musée du Jeu de Paume en 1991–32, une autre au Centre Pompidou en 2014 : Martial Raysse n’est pas le moins honoré des artistes français vivants. Cette fois, c’est du musée Paul Valéry de Sète que vient l’hommage, avec une centaine d’œuvres (peintures, dessins, sculptures et même films) empruntées à la dernière période créatrice – de 1988 à 2023 – qui montrent dans toute sa diversité le carnaval inquiétant orchestré par ce moraliste moqueur.

Giotto renversé par un porc. Le titre étonne d’abord, et l’on croit à quelque plaisanterie irrévérencieuse. Mais pas du tout : le cartel nous apprend qu’il s’agit d’une anecdote attestée, que Martial Raysse a choisi de représenter sur une toile, peut-être la première qui accueille le visiteur de l’exposition sétoise, puisqu’elle compte parmi les moins « récentes » (1995). Et après tout, le sujet n’est pas plus aberrant que les innombrables déclinaisons de L’Enfance de Giotto (où Cimabue découvre le talent de celui qui n’est encore qu’un petit chevrier) inspirées aux peintres du XIXe siècle par la lecture des Vies de Vasari, les épisodes de la jeunesse des grands artistes étant même devenus, à une époque, un sous-genre à part entière. En montrant Giotto terrassé par le moins noble des animaux, Martial Raysse ne prétend pas blasphémer, bien au contraire. En peignant cette toile, il pratique exactement le genre auquel il prétend depuis plusieurs décennies : la peinture d’histoire.

Oui, la peinture d’histoire, le genre suprême qui occupait le sommet de la hiérarchie selon les classifications d’autrefois. Toutefois, il ne s’agit pas ici de celle qui puisait dans les événements glorieux ou tragiques du passé : Martial Raysse n’est ni Cormon ni Couture, même s’il peut s’en rapprocher par son goût du déguisement. Quand Jean-Paul Laurens faisait endosser des défroques médiévales à ses modèles pour les transformer en Frédégonde ou en Robert le Pieux, n’y avait-il pas là un petit avant-goût, l’humour en moins, de cette démarche carnavalesque qui est celle de Raysse ? Comment ne pas songer aux allégories d’un Puvis de Chavannes face à des titres comme La Paix ou La Peur ? Et il n’y a pas que le titre : ces immenses formats (trois mètres sur cinq pour Le Grand Jury, par exemple), dont la composition tout en longueur s’apparente le plus souvent à une sorte d’alignement de personnages, renvoient aussi au maître du symbolisme officiel sous la Troisième République, bien que l’on puisse aussi penser aux processions chères à Lord Leighton, ou aux juxtapositions pratiquées par Hodler. Et c’est à une peinture d’histoire plus ancienne encore que renvoient Le Lever du jour et La Tombée de la nuit, ces deux très grands pendants (deux mètres vingt par trois mètres) sur des sujets qu’auraient pu traiter les classiques. Allégorie encore que La Reine du monde (2018), baigneuse vautrée sur une montagne comme la Fortuna de Dürer survolait notre planète.

Le Grand Jury, 2021, acrylique sur toile, 300 x 500 cm, collection particulière, ADAGP, Paris 2023 © Gilles Hutchinson, ADAGP, Paris 2023

Martial Raysse pratique aussi la peinture d’une histoire plus immédiate : La Peur (2023), l’une des œuvres les plus récentes de l’exposition, traduit les sentiments suscités par la guerre en Ukraine, et Bataclan Horreur Ignoble !, peint en 2016, une réaction à l’attentat survenu l’année précédente. Si cette dernière toile se distingue par ses dimensions réduites et par la sobriété de son traitement, d’autres sont plus ambiguës, comme Now (2017) : quatre individus bizarrement attifés – toujours le carnaval – se tiennent debout derrière une jeune femme en maillot de bain assise dans un fauteuil, tandis que le sol se dérobe sous leurs pieds, allusion à l’effondrement de notre civilisation.  Carnavalesque aussi, Temps couvert à Tanger, que les tenues d’odalisques des deux protagonistes inscrivent dans une veine orientaliste typique du XIXe siècle.

Une peinture d’histoire carnavalesque, donc, où les masques se multiplient : on en voit dans Le Grand Jury (2021) au sujet énigmatique mais dont les personnages sont tous grimés, maquillés, travestis, à commencer par celui dont le visage semble comme laissé en réserve, dessiné et non peints. Masques aussi pour Premier avril, masques encore pour Un théâtre ad vitam, comme si la condition humaine se définissait avant tout par le déguisement. C’est aussi un masque au sourire trompeur qu’arbore Monus, grande statue du Mal incarné, du Méchant qui assène à tous sa bêtise.

 

Songeuse Roxane, 2013, détrempe sur toile, 63 x 63 cm, LGDR, ADAGP, Paris 2023 © Martial Raysse. Courtesy LGDR et Comment ça va Irma, 2013, pierre noire, peinture acrylique et coccinelle en plastique sur toile, 76 x 73 cm, collection particulière, ADAGP, Paris 2023 © Gilles Hutchinson

Pourtant, il y a aussi des visages nus, des portraits sans détour dans la production de Martial Raysse.  Même si Souvienne vous de moy souvent tient dans sa bouche une fleur sinueuse et laisse entrevoir un kimono sur ses épaules, l’artiste vante la transparence du visage de la jeune femme, par-delà ses déguisements ; son épouse lui servit de modèle pour la si belle et simple Séraphine, apparemment dénuée de tout artifice, et Songeuse Roxane (2013), moderne Belle Zélie à la bouche pulpeuse, ne dissimule pas tout à fait la dette envers Ingres de celui qui s’est mis à l’école des maîtres après les avoir parodiés et colorisés lorsqu’il était adepte du Pop Art, dans les années 1960. Les nombreux dessins qu’inclut l’exposition le montrent bien, chaque peinture est préparée par des études plus ou moins achevées. Si la tentation comique semble seule justifier une toile comme Comment ça va Irma, qui détourne une tradition remontant à la Renaissance – l’insecte illusionniste posé sur le tableau –, si c’est un masque de l’artiste qui se superpose au visage du poupon de La Fin des haricots (2006), Martial Raysse n’en livre pas moins un autoportrait direct et sans ironie avec Courage, Martial (2013), ou plus grave encore avec Pauvre de nous (2008), représentation de la détresse humaine provoquée par une nuit d’insomnie – on remarque le singulier de l’adjectif.

Loin de toute distance, innocent de tout second degré, le Roi Renaud nous offre très littéralement ses tripes : bien que son matériau pauvre, le papier mâché, renvoie aux chars du carnaval de sa Nice quasi-natale, cette statue montre un personnage dépouillé de toute afféterie, aussi sérieux que le sont, sous leur surréalisme de surface, ces sonnets qu’écrit Martial Raysse et dont plusieurs sont reproduits sur les murs de l’exposition. Cœur simple également pour le Pêcheur sétois, cette statue employée à diverses occasions en modifiant ce qu’elle tient à la main : le même personnage figure, tenant un bouquet de fleurs, dans l’installation Théâtre ad vitam, où face à son offrande sincère, les trois individus louches présents sur la toile faisant face à la sculpture répondent par la moquerie.

La Tombée de la nuit, 2021, huile et liant acrylique sur toile, 220 x 303 cm, Pinaul Collection, ADAGP, Paris 2023 © Aurélien Mole

Malgré les masques rieurs, malgré ce carnaval qui n’a rien à envier à celui d’Ostende qui imprègne l’œuvre d’Ensor, Martial Raysse ne cache rien de la noirceur du monde : si la jeune beauté nue au corps lumineux qui symbolise le lever du jour dans l’œuvre du même nom se laisse dévoiler par une unique créature nocturne qui n’a finalement rien de bien menaçant, les monstres que produit le sommeil de la raison sont bien présents dans La Tombée de la nuit, ils occupent la toile à part égale avec les beaux jeunes gens incarnant l’éclat du jour finissant. Et malgré des gadgets comme les clous à têtes multicolores jaillissant des mains du petit bonhomme de Salut les potes ! ou la guirlande électrique sur laquelle est juchée l’héroïne tricéphale de L’Autel des innocents, lorsqu’on voit la masse grouillante qui forme une boule de maux prête à engloutir le corps du personnage dans la sculpture La Souffrance tante Olga, c’est un rire jaune qu’éveille souvent cette sombre mascarade.

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Gilles Hutchinson

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