La musique indienne en Occident a eu ses hauts et ses bas. Sans revenir sur l’influence décisive des jazzeux, de Coltrane (Monsieur, Madame) en passant par Don Cherry, des Beatles à Peter Gabriel, sans compter les têtes défricheuses du label Ocora de Radio France ou les chercheurs européens (d’Alain Daniélou à l’école Hollandaise), il y eut de nombreuses passerelles, des tentatives d’infusion et d’explication.
D’un point de vue très personnel, le Dhrupad est entré dans ma vie il y a quelques dizaines d'années par une chorégraphie de la compagnie Rosas sur le raga Desh (2005), de Ustad Sayeeduddin Dagar, l’une des plus grandes familles liées au Dhrupad. Un long alap, longue improvisation sur un ensemble de syllabes dépourvues de sens, du plus grave à l’aigu, et de l’aigu au grave, avec une accélération virtuose, très gutturale (le jod). Suivait une courte composition sur un nombre de temps donné, accompagnée par la percussion du pakhawaj (sorte de long tabla), puis une improvisation sur la composition. Pendant la chorégraphie, un duo de danseuses évoluait en cercles concentriques, sur un ensemble de figures répétées, à la fois simple et complexe. La composition, beaucoup plus courte, libérait la tension, provoquait une sorte de jouissance mentale après une concentration dense. Comme toujours la chorégraphie de Keersmaeker donnait à « entendre » et comprendre la musique. Depuis, on baigne dans le Dhrupad.
La Cité de la Musique de Paris donnait, fut un temps, des Nuits Indiennes et on s’y retrouvait, curieux et un peu perdus, entre aficionados de musique contemporaine (option Terry Riley) et fans de musiques dites alternatives.
Curieusement, le Dhrupad se réinvite (se réinvente ?) au sein de multiples labels ces derniers temps et nous donne à entendre de superbes enregistrements, du passé et du présent.

D’abord le disque Marwa (2023) sur le label Thanatosis de Stockholm, label un peu fou, à la croisée des chemins entre la musique contemporaine et improvisée, sans oublier la pop raffinée((on jettera une oreille sur les œuvres de Miharu Ogura entre ses propres compositions et ses interprétations de Stockhausen ou celles de la popeuse Rotem Geffen, piano/voix et riches arrangements)) ; Marianne Swašek y est accompagnée par Ville Bromander, figure clé de la scène stockholmoise (jazz, pop, contemporain, improvisation…), à qui l’on doit la venue de Uday Bhawalkar lors du Edition vi Festival for Other Music de 2023, suggérée au programmateur John Chantler. Marianne Swašek est issue de l’École Hollandaise et est une des rares interprètes féminines, qui plus est, occidentale, du dhrupad. Outre une maestria dans le chant, habité et coloré, le raga Marwa surprend par sa brièveté et par son unique accompagnement au tanpura de Bromander (sans pakawaj ni « composition » donc). Une attention très particulière a été apportée à l’enregistrement (Thanatosis à la manœuvre : toujours un gage de qualité) et donne beaucoup de couleurs et de relief aux notes du tanpura, habituellement traité comme un accompagnement de moindre valeur. Ici c’est un véritable feu d’artifice avec beaucoup de profondeur. En ce sens, il a tout à fait sa place sur le label, qui n’accroche pas qu’un disque de musique exotique de plus à son catalogue mais l’inclut comme une œuvre de recherche sonore propre. Étonnant.
Pour prolonger le plaisir (féminin) : Women in Dhrupad (2014), pour lequel Marianne Swašek fait équipe avec son élève Céline Wadier dans un enregistrement live du Raga Puriya. Deux voix féminines qui comptent désormais dans le Dhrupad. Plus qu’une curiosité.
Oren Ambarchi est un passionnant guitariste expérimental. Disons qu’à l’orée des années 2000, il enregistra un disque à ranger parmi les chefs d’œuvres, où sa guitare, à rebours d’un Fennesz qui diluait et brouillait sa six cordes, prenait des rondeurs inaccoutumées, proches de ce qu’un Scelsi pouvait faire au piano. Un disque où les notes de guitares égrainées une à une prenaient des dimensions cosmiques, des couleurs insoupçonnées, dans le peu, le son qui se déployait. S’il a depuis retrouvé des couleurs plus abrasives, des effets plus métal qui, osons le mot, passionnent moins, son appétit pour les sonorités nouvelles et les pas de côtés n’a pas faibli, au contraire.
Si Ambarchi est redevenu passionnant et hautement nécessaire, c’est avec son label Black Truffle. D’ailleurs, exagérons un peu (mais pas trop), il a publié le disque que l’on n’attendait plus de lui en signant Giuseppe Ielasi et son Down On Marked Meetings (2023). Sur Black Truffle, on trouve de tout : Christian Wolff, Tony Conrad, Alvin Lucier, Jim O’Rourke évidemment, mais le plus passionnant est ce que l’on appelait la musique du monde.
Notamment les enregistrements d’un groupe de gamelan contemporain, Salukat mené par Dewa Alit, et qui mérite une attention planétaire car les enregistrements et les concerts de cet ensemble sont électrisants et euphorisants. Une vision nouvelle du gamelan, des sons inouïs, des compositions totalement nouvelles qui envoient Steve Reich au bac à sable. Deux album sont parus et hautement indispensables (Chasing the Phantom, 2022 et Genetic,2020).

Pour rester dans le champ du Dhrupad, notons une sortie double cette année avec le duo des Dagar Brothers. D’abord The Lost Studio Recording, enregistré à Berlin en 1964, juste avant le décès de Moinuddin Dagar. Enregistrement de concert, historique, qui mêle les deux voix des frères à leur apogée (voix au sommet au propre comme au figuré dans l’alap) et qui surprend, dans le raga Malkauns, par un solo de pakawaj, très rythmique, presque djembe, hyper grave et sec, très rock. On voit ici la passerelle entre la musique indienne et le rock, typique des mélanges qui vont s’opérer dans cette décennie charnière. Autre curiosité, le raga Jaijaivanti qui s’étale dans des langueurs spirituelles à tomber, avant que les deux frères duétisent, voix similaires et parallèles, sur un pawakaj spartiate, absent-présent jusqu’à…. un coïtus interruptus musical fou puisque l’enregistrement s’arrête pour cause de manque de bandes ! Une expérience à coup sûr et qui ne laisse que deviner les hauteurs de ce qu’a dû être la composition finale lors du concert.Les notes de pochettes expliquent les conditions d’enregistrement et donne le texte. À se chanter soi-même…

Pour se consoler, un enregistrement supplémentaire sur CD accompagne le LP. Le raga Miyan Ki Todi, très lent (raga d’aurore) débouche sur une composition rapide, audacieuse où le joueur de pakawaj donne libre cours à sa folie : rapidité, virtuosité. On reste happé et soulagé après le raga avorté.
Le Gaud Sarang, un peu plus court et toujours très lent se libère une fois de plus dans un solo de pakawaj habité avec les frères en concours de rapidité et de jeux dans les hauteurs. Qualité sonore approximative mais quelle maestria et quel document !

Enfin, pour finir en beauté, la réédition vinyle en 2023 de Vindravan 1982 de Ustad Zia Mohiuddin Dagar. Pour les aficionados, on le voit jouer dans le documentaire de Nai Kaul consacré au Dhrupad (1983), visible sur YouTube.
Avec Vindravan, c’est une autre façon d’envisager le Dhrupad, hors chant si l’on peut dire…. Ustad Zia Mohiuddin Dagar s’est consacré après l’apprentissage du chant à l’interprétation des Dhrupad à la veena, cet instrument avec lequel les chanteurs font habituellement leur apprentissage. Sorte de sitar à frettes avec deux énormes courges sculptées, la veena est l’instrument idéal pour pratiquer les syllabes du fait de ses capacités dans les infra basses et les aigus. Pas de chant ici donc mais un long, très long, solo de veena (plus de 70mn lorsqu’un raga dure dans les 40mn). Évidemment, on fond pour les basses, impressionnantes, du début du raga, les montées dans l’aigus, les grésillements, les craquements avec une passion pour chaque note égrainée.
On perçoit là-dedans tout ce que les guitaristes comme John Fahey ou Robbie Basho ont pu y puiser, pour les folkeux/popeux, et, pour les métalleux, Om ou Sunn O))) (On a vu Stephen O’Malley, est-ce un hasard ?, extrêmement attentif devant un concert de Ustad Bahwalkar). Vindravan 1982, c’est le disque de Dhrupad pour ceux qui n’aiment pas le Dhrupad (comme Ethiopiques de Mulatu Astatké était le disque de jazz pour ceux qui n’aimaient pas le jazz), c’est aussi le disque de deep soul acoustique, le disque de folk atmosphérique que Six Organs of Admittance ne peut plus nous donner. Et quel enregistrement, là encore. Pas étonnant qu’on le trouve au catalogue d’un passionné de guitare basse et curieux du son dans toutes ses formes.
C’est une bénédiction et un trésor.