L'enregistrement du concert par la Radio Bavaroise est disponible sur le lien suivant :Sir Simon Rattle – Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks (br-so.de)
Bien que le BRSO soit un orchestre génétiquement consacré au répertoire symphonique, il a aussi exploré l’opéra, tout au long de son histoire, en particulier dans des enregistrements, qui en font l'un des ensembles à la discographie la plus distinguée à son actif.
Si l'on s'en tient aux drames musicaux de Wagner, on leur doit des monuments tels que Tristan und Isolde de Bernstein, ou les enregistrements sous la direction de Kubelik de Parsifal, Meistersinger et Lohengrin .
Dans le cas du Ring, l'enregistrement en studio de l'orchestre bavarois pour la tristement défunte EMI, dirigé par Bernard Haitink, remonte à la fin des années 1980 et au début des années 1990, avec une distribution qui avec l’enregistrement de James Levine et le MET de New York chez Deutsche Grammophon pratiquement contemporain, couvre la crème du chant wagnérien de l’époque, tout en se partageant dans les deux cycles le Wotan de James Morris et le Siegfried de Siegfried Jérusalem.
À l'heure du numérique, le BRSO est l'un des ensembles qui a fini par posséder sa propre maison de disques, publiant ses enregistrements sous ce label, à la fois pour les plateformes de streaming et dans le format CD plus traditionnel (e plust attachant…).
L'heure est maintenant venue d'un nouveau Ring, qui est porté par leur futur directeur musical (dès la prochaine saison), Sir Simon Rattle. Le projet se déroule sans précipitation : après avoir commencé avec Das Rheingold en 2015, alors que Rattle régnait encore à Berlin, il s'est poursuivi avec Die Walküre en 2019, et après avoir comme on le voit surmonté l'horreur de la pandémie, il atteint maintenant la deuxième journée du cycle. L'occasion prend toutefois une autre tournure, dans la mesure où Rattle est désormais (plusieurs générations de têtes d'affiche plus tard) le successeur proclamé à Munich de Kubelik cité plus haut. Et il n'est pas difficile de sentir la chaleur avec laquelle le public accueille son chef, tout comme il semble évident qu'il existe une relation de complicité, d'affection, de compréhension presque instinctive, entre Rattle et ses musiciens, une sensation moins évidente à constater dans les années berlinois
Sir Simon Rattle avait déjà abordé le Ring avec ses Berliner Philharmoniker, dans une production de Stéphane Braunschweig qui a été présentée entre 2006 et 2010 à l'Osterfestspiele de Salzbourg et à Aix-en-Provence. Mais cette entreprise n'a pas eu le succès artistique attendu : En dehors de la partie orchestrale, d'une part, le travail de Stéphane Braunschweig ne semble pas être entré dans les annales de l'interprétation théâtrale de l'opus magnum de Wagner, et d'autre part, la distribution était, comme dirait la comtesse d'Almaviva, un mélange sans précédent de décisions, disons, discutables, comme l'Alberich de Dale Duesing, d'autres a priori passionnantes mais au final problématiques comme le Siegfried de Ben Heppner, qui a dû être remplacé lors des représentations de Salzbourg par Lance Ryan et Stefan Vinke, et d'autres moins stimulantes comme la Brünnhilde de Katarina Dalayman ou simplement erronée comme le Wotan expressif et noble, mais un peu trop humain, de Willard White. Mais l’expérience enseigne qu’il ya des périodes plus riches que d’autres en chanteurs wagnériens.
Pour cette occasion munichoise, c'est l'exécution de chacune des quatre parties du Ring en version de concert qui transforme la nature du projet et place la musique, ou plus précisément l'orchestre, en son centre, comme si l'orchestre était le Frêne primordial à partir duquel le monde est créé ; un monde que, comme pour cette autre invention étrange et contre nature qu'est le disque, chaque auditeur est libre, dans la mesure de sa fantaisie, de recréer scéniquement dans son théâtre imaginaire.
Peut-être encore le souvenir de la production frustrante de Braunschweig, peut-être aussi la conscience des particularités de ce genre antinomique qu'est le soi-disant "opéra en concert", ont motivé les déclarations de Sir Simon Rattle cette semaine dans une interview avec BR Klassik selon lesquelles, au moins sur une grande partie de sa longueur, Siegfried serait un concerto pour orchestre.
Sa performance, comme c'est souvent le cas, confirme et dément à la fois ce que cette affirmation suggère. En effet, il y a quelque chose de ce genre très bartokien dans la méticulosité avec laquelle le maestro anglais déroule chacune des couches de couleur de l'écriture orchestrale, faisant en quelque sorte de chaque soliste ou famille instrumentale un co-protagoniste de l'action dramatique, l'une des cent étincelles de la forge ou des cent têtes du dragon, qui commente, suggère ou exprime ce que le texte chanté ne peut ou ne veut pas aborder.
Rattle, que le cliché si solidement établi depuis des années (fruit, comme tant de clichés, de l'habitude de ne pas écouter) accuse d'être un micromanager, de ceux qui interfèrent dans le flux "naturel" de la musique, démontre ce soir la dose de vérité qui peut résider dans pareil point de vue, mais aussi les avantages qui peuvent résulter de cette approche pointilliste du fait de l'interprétation, en termes de richesse de la reproduction microscopique du tissu orchestral. C'est pourquoi ce Siegfried, impressionnant d'un point de vue sonore, apparaît à l'auditeur radicalement différent de l'interprétation tout aussi impressionnante que Christian Thielemann a donnée quelques mois plus tôt à la Staatsoper Unter den Linden, dont Wanderer a rendu compte (voir ci-dessous) : Alors que le Wagner du maestro berlinois est beethovénien dans le sens où (malgré ses discontinuités) il s'attache avant tout à la signification de l'ensemble, du grand arc symphonique de la composition et même de l'ensemble du Ring, celui de Rattle est debussyste et « ligetien » dans le sens où il s'attache avant tout à la signification comme fin en soi de chacun des moments de la partition, dont la signification est construite comme la somme de tous ces moments individuels. Un pointillisme musical qui ferait surgir à partir de microspoints la grande forme.
Ici, comme chez Ravel, la peau de la musique est sa substance même, ou du moins ce qui la construit. Mais d'un autre côté, rien n'est plus éloigné d'un concerto pour orchestre que la relation que Rattle établit avec ses chanteurs. Toujours superbe chef d'orchestre d'opéra, Rattle reste suprêmement attentif à ce qui vient des solistes, à ce que la situation dramatique exige par rapport à eux, et il est capable, presque à la volée, de modifier un tempo, d'alléger une texture, de mettre en valeur une ligne mélodique : il y a dans cette microgestion heureuse et interactive aussi l'espace approprié, non pas pour l'improvisation, mais certainement pour le hasard ligetien. Et l'orchestre, dévoué, enthousiaste, très concentré, virtuose, répond par un son d'une chair, d'une richesse et d'une densité qui suscite chez l'auditeur cette höchste Lust dont parle Isolde.
La distribution que le BRSO et Rattle ont réunie pour l'occasion est de haut vol, certainement supérieure à celle, dans l'ensemble quelque peu problématique, qui avait été réunie pour Die Walküre.
Et les chanteurs, bien soutenus par le chef, savent tirer le meilleur parti des possibilités que leur offre l'acoustique de l'Isarphilharmonie, étonnamment plus favorable aux voix que d'autres salles de concert.
Il y a quelque chose de rafraîchissant par les temps qui courent à entendre un interprète du personnage-titre autre que l'omniprésent (et extraordinaire) Andreas Schager. Je n'ai pas gardé un souvenir particulièrement heureux du Siegmund de Simon O'Neill dans le Ring de Daniel Barenboim et Guy Cassiers il y a quelques années, et j'ai donc été agréablement surpris par sa performance ce soir.
La voix a acquis avec le temps une solidité, une résilience et une sécurité qui semblaient lui faire défaut auparavant. Le volume, sans être aussi impressionnant que celui de Schager, est respectable et en tout cas suffisant pour s'imposer à l'orchestre wagnérien. La couleur, bien qu'elle ne soit pas particulièrement captivante, est appropriée pour ce rôle, pour le ton héroïque, durci par le combat, avec les couches de bronze nécessaires. Et le phrasé, bien travaillé, ne manque pas de posséder une certaine élégance ou retenue, loin de l'énergie presque brutale proposée par d'autres interprètes dans un passé récent, loin aussi de l'extraversion ou du quasi-infantilisme du personnage que Schager incarne, comme si le personnage possédait à fleur de peau les qualités de poète de Tannhäuser et celles de l'amant en souffrance de Tristan.
Un dernier point, mineur ou non, dénote l'intelligence et le sens du contrôle de soi du chanteur : il ne s'épuise pas et ne montre pas de fatigue au cours de la représentation (bien qu'il soit allégé de l'effort physique supplémentaire qu'entraînerait la représentation sur scène), ce qui lui permet de répondre avec le lyrisme approprié à Brünnhilde dans le duo de l'Acte III, et en particulier de résoudre la triple invocation très exposée Sei mein ! avec l'effusion mais aussi la délicatesse qui sied au moment.
Anja Kampe et Michael Volle ont repris ici leurs rôles respectifs de Brünnhilde et de Wotan/Wanderer des mémorables représentations berlinoises de l'automne dernier mentionnées ci-dessus. Chanteurs-acteurs monumentaux, tous deux démontrent que l'absence de scène ne les empêche pas de mettre leurs personnages en scène, pour construire une incarnation musico-théâtrale qui va bien au-delà de la simple reproduction de notes.
Kampe n'a pas, c'était évident à Berlin et ici encore, le cuivre, la consistance et la brillance dans la gamme supérieure qui caractérisent les autres grandes Brünnhilde. Son phrasé n'a pas la douceur, ses piani la délicatesse et ses aigus la brillance de Nina Stemme à son meilleur, pour citer l'une des dernières grandes titulaires du rôle. Et pourtant, la présence scénique de Kampe est telle, son intelligence du texte si extraordinaire, sa capacité à transmettre les émotions complexes et contradictoires du personnage si bouleversante, que, comme c'est la norme pour elle, elle suscite chez l'auditeur le dépassement immédiat de toute considération critique, l'attention la plus intense et finalement l'adhésion la plus fervente. Son personnage ici, avec les tempi lents et les couleurs chaudes de Rattle dans la première section du duo, est très différent de celui proposé par Tcherniakov, ici bien plus déesse et femme amoureuse, et bien moins visionnaire et méditative, certainement plus proche de ce que veut une conception du personnage plus orthodoxe. Elle a su transmettre, avec le jeu expert des couleurs du registre central de sa voix, l'élan érotique réticent mais irrépressible de la sauvage wütende Weib.
Volle était déjà le Wotan de Das Rheingold dans ce même Ring (pas dans Die Walküre) et aujourd'hui il est à nouveau, comme à Berlin, un Wanderer impérial, avec une noblesse de timbre, une autorité d'accent et un phrasé incisif qui le placent d’emblée dans la lignée des plus grands interprètes du rôle. Dans son cas également, il est intéressant de noter le contraste entre le personnage titanesque (profondément wagnérien) vu à Berlin et celui présenté aujourd'hui, peut-être moins mélancolique et nihiliste, plus affirmé, capable de poser sans équivoque son rang divin dans ses confrontations successives avec Mime, avec Alberich et avec Siegfried. Si l'instrument, dans certaines montées à l'aigu, semble un peu moins exalté qu'à Berlin, le liederiste (et Volle en est un, d'une classe extraordinaire) est capable de créer avec la complicité de l'orchestre presque en transe de Rattle peut-être le moment le plus extraordinaire de la soirée, lorsque le dieu annonce énigmatiquement à Alberich la futilité de ses efforts, Alles ist nach seiner Art : an ihr wirst du nichts ändern, une phrase prononcée avec un contrôle presque hypnotique de l’émission, avec une noblesse et un sens de la nuance qui font penser à un marquis de Posa en expédition dans les environs de Neidhöle, ou à certains des passages les plus effrayants du Winterreise schubertien.
Georg Nigl a jusqu'à présent concentré l'essentiel de sa carrière sur le répertoire des XXe et XXIe siècles. Ces concerts étaient ses débuts dans un rôle comme celui d'Alberich, qui bénéficie de son riche sens dramatique, de sa capacité à habiller son instrument de couleurs sombres et de son expressivité presque débordante dans la recréation de la ligne musicale (ce n'est pas pour rien qu'il est un interprète de premier plan d'un rôle comme le rôle-titre de Jakob Lenz de Wolfgang Rihm), avec une maîtrise consommée des passages où la voix doit évoluer à la frontière entre le chant et la simple déclamation ; même si l'instrument ne se projette pas toujours avec toute la liberté et la générosité qui seraient peut-être idéalement souhaitables. En tout cas, le talent de l'artiste laisse présager un avenir intéressant, pour autant que les conditions soient réunies, dans ce rôle et quelques autres rôles wagnériens.
Sans la scène, le Mime de Peter Hoare perd un peu du caractère histrionique qui semble être associé au rôle. L'interprète paraît se concentrer délibérément sur une recréation du personnage qui lui donne, peut-être pas exactement un caractère noble, mais quelque profondeur plus marquée qu’habituellement, comme si ce Mime malheureux méritait, à tout le moins, de bénéficier d’une sorte de compassion ou d'empathie de la part de l'auditeur, comme le suggère précisément Rattle dans l'interview précitée pour BR Klassik.
Franz-Josef Selig, également complice de Rattle dans son récent Tristan und Isolde à Aix-en-Provence, donne une fois de plus une leçon concentrée de chant wagnérien, avec une étonnante capacité à remplir chacune de ses phrases d'expressivité et de couleur, le phrasé large, la diction diaphane, le jeu d'une dynamique d'un extraordinaire raffinement, capable de conférer une surprenante sensibilité à l'agonie du Dragon, qui prend à ce moment-là quelque chose de la sagesse sans limites du Wanderer, ou du Sénèque de Monteverdi, que Selig lui-même a interprété de façon extraordinaire.
Gerhild Romberger, grande chanteuse de concert et de récital, remarquée notamment dans le répertoire de Mahler, qu'elle recrée avec un chant sensible, large et précis, ne semblait pas trop à l'aise dans l'habit d'Erda. Peut-être parce qu'elle n'était pas au mieux de sa forme cet après-midi, la voix n'a pas eu la richesse et la profondeur que le rôle exige, avec une difficulté à accéder aux notes aiguës et une projection limitée. Même si le chant était aussi élégant et raffiné que celui auquel cette artiste nous a habitués.
Danae Kontora a repris le rôle du Waldvogel (L’Oiseau), en remplacement de la très attendue et tout aussi aérienne Barbara Hannigan, du haut de l'une des terrasses supérieures de la salle. Il s'agit d'un jeune soprano à la voix claire, pénétrante et lumineuse, que l'on peut facilement imaginer en Sophie de Der Rosenkavalier, dont la carrière devra sans doute être suivie avec une certaine attention.
Un triomphe à la fin de chaque acte et un sentiment final d'euphorie que peu de musiques savent provoquer autant que celle de Wagner.
L'enregistrement du concert par la Radio Bavaroise est disponible sur le lien suivant :
Sir Simon Rattle – Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks (br-so.de)