Coproduit par l'opéra National de Paris, le Staatstheater de Saarbrücken Il Viaggio, Dante de Pascal Dusapin est pensé comme une libre traversée de l'œuvre de Dante depuis la Vita nova jusqu'à la Divine Comédie. Comme souvent dans son approche de l'opéra, Pascal Dusapin puise pour son livret dans une matière dont la teneur littéraire est largement établie. Parmi les auteurs qu'il ont pu l'inspirer, figurent Goethe (Faustus the last night, 2003), Ovide avec le mythe d'Orphée (Passion, 2008), Nietzsche (O Mensch ! 2008) ou récemment Kleist (Penthésilée, 2015) et Shakespeare (Macbeth underworld, 2020). Le propos n'est pas pour Dusapin de raconter des histoires à l’opéra, vecteur moins éloquent que le cinéma. Ce qui l'intéresse avec l'opéra, c’est de raconter une autre histoire qu'il décrit souvent comme 'une histoire de l’histoire" qui lui permet – métaphoriquement parlant – de raconter le monde d’aujourd’hui. Préférant au littéral une approche profondément libre et plus "littéraire", le sujet devient chez lui un prétexte qui lui permet de donner libre cours à son imagination pour recréer un parcours musical à l'intérieur d'une œuvre.
On doit souligner à ce propos, l'importance qu'occupe chez Dusapin le choix d'une langue pour son livret. Cette langue est parfois d'une telle complexité et d'une telle poésie qu'elle crée avec la musique une matière qu'on pourrait décrire comme "librement complémentaire". Ce fut le cas au début de sa carrière avec la collaboration avec plusieurs auteurs contemporains capables de faire entrer en collision des textes avec une écriture musicale dont on pouvait alors admirer la flexibilité et le rebond. Ce fut particulièrement le cas durant le travail entrepris avec Olivier Cadiot (Romeo et Juliette, 1988 mais aussi de courtes pièces parmi lesquelles la fabuleuse Anacoluthe, 1987). La confrontation avec Heiner Müller et Gertrude Stein déboucha sur deux solides et indiscutables chefs‑d'œuvre (Medeamaterial, 1992 et To be sung, 1994), dans lesquels Dusapin opérait sur deux fronts apparemment élémentaires et souvent antagonistes : faire entendre et le texte et la musique.
Cette écriture au tournant des années 2000 travaillait le texte au corps-à-corps en créant de fait comme dans Mimi ou Il-Li-Ko une intensité dramatique, dont l'évidente théâtralité préfigure et appelle l'opéra. Progressivement gagné par une écriture basée autour de figures de l'évitement et de l'allusion, le matériau musical a plusieurs fois viré à l'exercice de style notamment dans le domaine de l'opéra depuis une bonne dizaine d'années. Le choix d'un livret peu adéquat est venu à plusieurs reprises interférer avec l'écriture musicale en tant que telle. C'était particulièrement le cas avec les deux précédents livrets en italien : Perelà, uomo di fumo (2001) pour l’Opéra Bastille et Passion (2008) pour le Festival d'Aix-en-Provence. La méticulosité de Il codice di Perelà (1911) d'Aldo Palazzeschi s'accordait mal à la grandiloquence de l'écrin musical tandis que la tentative d'écrire lui-même un livret à partir des chefs‑d'œuvre de Monteverdi et du mythe d'Orphée envoyait par le fond la tentative de faire de Passion le condensé abstrait des affects baroques.
Il Viaggio, Dante est le troisième opus composé par Dusapin en langue italienne. On y retrouve d'emblée cette musicalité de la langue qui constitue en elle-même un puissant décor expressif mais le sujet et l'ambition écrasent les contours de l'œuvre. Dante est la figure tutélaire qui réunit tous les grands questionnements de son époque. Il condense également la dimension universelle de la philosophie et la théologie chrétienne en créant un mythe littéraire qui dépasse les frontières. Le cheminement parmi les cercles de l'enfer est une matière explicitement "théâtrale" qui entre en résonance directe avec les grands cataclysmes de son époque. On retrouve dans La Divine Comédie la question de la mort et du salut de l'âme qui traverse la société de cette époque et étend son ombre sur la nôtre.
Le défi de mettre en scène ce voyage sans destination, autant voyage intérieur que cheminement spirituel, est une parfaite gageure pour le dramaturge. C'est d'autant plus vrai que Dusapin et son librettiste Frédéric Boyer ont imaginé pour Il Viaggio, Dante un arc narratif qui puise son origine dans Vita Nova avant de s'étendre aux trois chapitres de la Divine Comédie (!). L'idée d'ajouter un narrateur et de créer un personnage double pour incarner le jeune et le vieux Dante répond en partie à la problématique de la combinaison des deux œuvres.
Refusant d'adapter littéralement la trame du récit de Dante, le librettiste confie vouloir "écrire une tension, écrire l'intensité : celle d'un voyage redouté et espéré." Même si le texte original a servi de base au livret de l'opéra, il ne demeure des épisodes et des péripéties qu'une enveloppe d'affects qui donnent à l'entreprise un aspect contourné et précieux : S'arracher du chagrin (le départ) ; traverser le monde sans espérance (Les limbes) ; passer de l'autre côté des illusions du monde (les cercles de l'enfer), faire la traversée de l'ombre (Sortir du noir) ; se projeter dans l'espérance (le purgatoire) ; affronter l'intensité de notre désir (le paradis).
Scéniquement, Claus Guth réalise la prouesse de ne pas surcharger le regard quand la simple lecture du synopsis et des intentions embrouille déjà pas mal les pensées du spectateur. La Vita Nova devient le but du voyage que Dante effectue dans la Divine Comédie avec l'objectif de retrouver Béatrice au Paradis. On suit pas à pas cette pensée dans l'opéra de Dusapin, avec en toile de fond, la question des danses macabres, la rédemption, l'immortalité de l'âme, le chagrin et la perte de l'être aimé. Claus Guth base sa mise en scène sur l'idée d'un voyage rétrospectif dans les souvenirs de Dante. Pour cela, il projette le film où le personnage principal voyage de nuit au volant d'une voiture qui s'enfonce dans les sous-bois, visiblement aussi perdu que Golaud dans sa forêt. Tandis que le chemin devient de moins en moins visible, une femme apparaît dans la lumière des phares et disparaît aussitôt, provoquant l'effroi du conducteur qui perd le contrôle de son véhicule et termine sa course contre un arbre. Est-il mort ou vivant ? Entre rêve et réalité, impossible de savoir au juste si la narration qui débute est un flash-back ou bien une vie après la mort, ou bien encore la réalité d'un homme qui survit à un choc et qui est saisi par des hallucinations.
Cette libre oscillation entre rêve et réalité crée une atmosphère très forte de mystère, combinée à un décor figurant un intérieur très sobre sur lequel se projettent les images du film. Le gris-vert des éléments rappelle ces décors un peu neutres dans lesquels Guth aime placer ses personnages (Tristan und Isolde, Salomé, Parsifal etc.). L'allusion à Dante se focalise sur la très discrète reproduction des cercles de l'Enfer par Botticelli, affichée au-dessus d'un bureau en désordre. Le contraste est total avec ce narrateur cynique et déjanté, en complet blanc et chaussures à paillettes rouges qui intervient à intervalles réguliers pour haranguer le public. Clope au bec et voix cinglante, il rappelle le Dompteur qui ouvre la Lulu de Berg en décrivant la ménagerie des hommes-animaux. Le recours à ce narrateur-bateleur donne à la scénographie de Dante l'allure d'un voyage aux allures de music-hall infernal et décadent. Le personnage a l'épaisseur et l'à‑propos qui manque totalement à l'improbable travesti censé représenter la Voix des Damnés – fantôme hurlant dans la pure tradition des numéros bouffons dans lesquels Dominique Visse use et abuse d'une histrionesque voix de crécelle qui irrite et désespère.
L'atmosphère de thriller mental n'est jamais trop loin, avec cette danse macabre entourée de hauts rideaux rappelant la série Twin Peaks de David Lynch – glaçant décor où Dante perd la raison et se vide de son sang au fil des apparitions. Les figurants affichent des sourires figés, guidant Dante et Virgile dans un enchaînement des scènes parmi lesquelles se rejouent les funérailles de Béatrice ou bien la galerie des damnés qui s'animent quand on relève le drap qui les recouvre. L'agonie de Dante se termine sur l'image de cette mare de sang qui laisse le spectateur sur le sentiment mitigé d'un "tout ça pour ça"…
Le chœur de 24 voix assume la partie vocale la plus intéressante, dissimulé en fosse et capable d'éclairer les scènes en les colorant par des interventions plus sobres et nuancées que l'écriture soliste en elle-même. Le rôle-titre est assuré par un Jean-Sébastien Bou qui fait entendre un chant appliqué et attentionné, dont les harmoniques et la flexibilité dans les changement de registres épouse parfaitement la ligne expressive du livret. Par la qualité du jeu et de la projection, son personnage résiste à l'irrésistible vague d'ennui qui vient souvent noyer le reste du plateau. Le Jeune Dante est confié au métal assez froid et consonantique de Christel Loetzsch, mezzo déjà entendue chez Dusapin dans Penthesilea et Lady Macbeth. Jennifer France tire son épingle du jeu avec une Béatrice à la fois phrasée et déliée tandis que Even Hughes peine à élever son Virgile au-delà d'un timbre très pâle et très neutre. Maria Carla Pino Cury rend crédible la cécité et les aigus de Sainte Lucie mais Dominique Visse couine une Voix des damnés où surabondent les trucs et les ficelles déjà tellement entendues et supportées ailleurs. Saluons enfin la prestation de Giacomo Prestia, autrefois basse verdienne renommée et capable de faire entendre dans une voix parlée les beaux reliefs expressifs de sa ligne.
Cet "opératorio" fait la part belle à une certaine tradition oratoire qui rapproche la Divine Comédie des musiques récitées. L'effectif de l'orchestre est volontairement restreint à une taille chambriste parfaitement proportionnées aux enjeux. S'y ajoutent des instruments aussi caractéristiques que l'orgue et l'harmonica de verre (déjà utilisé dans la grande pièce Disputatio), capables d'accentuer la phrase musicale et donner une couleur angélique et cristalline immédiatement identifiable. La texture instrumentale est admirablement mise en avant par la direction de Kent Nagano qui retrouve l'espace d'un soir son ancien Orchestre de l'Opéra de Lyon. En atténuant autant que possible le recours systématique aux roues harmoniques qui imposent aux voix tout un appareillage de pédales et d'unissons, Nagano suspend dans un "hors-champ" et un "hors-temps" musical une trame construite en une suite de panneaux où le purement pictural tient lieu de narratif.