Leoš Janáček (1854–1928)
Věc Makropulos (L'affaire Makropoulos)(1926)
Opéra en trois actes
Livret de Leoš Janáček d'après la comédie homonyme de Karel Čapek (1922)
Création le 18 décembre 1926 à Brno, Divadlo na Veveří – Národní divadlo Brno (Théâtre National de Brno)

Direction musicale Alexander Joel
>Mise en scène Richard Brunel
Décors et costumes Bruno de Lavenère
Lumières Laurent Castaingt
Dramaturgie Catherine Ailloud-Nicolas
Chef des Chœurs Benedict Kearns

Emilia Marty Aušrinè Stundytè
Albert Gregor Denys Pivnitskyi
Vítek Paul Curievici
Krista Thandiswa Mpongwana *
Jaroslav Prus Tómas Tómasson
Janek Robert Lewis *
Maître Kolenatý Károly Szemerédy
Le Comte Hauk-šendorf Marcel Beekman
Un médecin Paolo Stupenengo

Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon

* Solistes du Lyon Opéra Studio

 

Lyon, Opéra national de Lyon, jeudi 20 juin 2024, 20h

Belle initiative à Lyon que de proposer après une vingtaine d’années L’Affaire Makropoulos, l’un des opéras les plus difficiles à mettre en scène de Janáček, nécessitant une protagoniste de toute première importance. La plupart des grandes cantatrices de l’actuelle génération ont relevé le défi, d’Angela Denoke à Karita Mattila, de Marlis Petersen à Evelyn Herlitzius chacune liée à une mise en scène particulière, car tous les grands metteurs scène actuels se sont confrontés à cette œuvre étrange qui tranche dans la production du compositeur tchèque, Tcherniakov, Warlikowski, Guth, Mundruczó, voire le plus sage mais célébrissime outre atlantique Elijah Moshinsky au MET.

Voilà donc une œuvre qui a une riche histoire récente, bénéficiant d’exceptionnelles conditions de production et l’Opéra national de Lyon offre pour sa nouvelle production, dans la bonne tradition, à une des grandes références du chant, Aušrinė Stundytė, l’occasion d’une prise de rôle. C’est le directeur de la maison, le metteur en scène Richard Brunel, qui s’ajoute ici à la longue liste de ceux qui ont voulu se confronter à Emilia Marty et ses longues années, en proposant une vision assez originale de l’œuvre, lui donnant une sorte de réalisme hybride, mais surtout, invitant le spectateur à trouver une nouvelle motivation à la protagoniste (qui est cantatrice) : la perte de ses capacités vocales, indice du vieillissement et du tragique de la vie.
Pris dans les filets d’une œuvre où il est si essentiel d’afficher un univers, c’est justement là où le spectacle pèche, n’arrivant pas à faire des choix clairs.

Thandiswa Mpongwana (Krista) , Aušrinè Stundytè (Emilia Marty)

Une œuvre à la tradition scénique exceptionnelle

En début de saison, l’opéra de Paris reproposait L’Affaire Makropoulos dans la vision de Krzysztof Warlikowski qui travaille sur la question du divisme, de la diva à l’opéra ou au cinéma, dont l’image survit à tout. De fait, si l’on interroge l’histoire de l’opéra, la Diva du XXe siècle Maria Callas, décédée en 1977, ne cesse de vivre dans les références, les souvenirs vrais ou faux, les disques, sans cesse remastérisés. Il y a à l’évidence une vie après la mort, qui est plus que la vie, qui atteint au mythe et à l’éternité.
Je vis la première fois L’Affaire Makropoulos en 1993, au Teatro Regio de Turin, en italien, avec Raina Kabaivanska, grande diva de l’époque, dans la mise en scène de Luca Ronconi et des décors phénoménaux de Margherita Palli en forme de bibliothèque et archives à l’infini. La même année et un mois auparavant, le même Luca Ronconi, l’un des metteurs en scènes les plus prolifiques et les plus géniaux de la fin du XXe, connu en France mais pas vraiment aimé, où pourtant il explosa avec Orlando Furioso (1968) dans les Halles de Baltard et puis l’Orestie d’Eschyle (1971) au Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, avait le mois précédent proposé la pièce de théâtre de Karel Čapek, à l’origine du livret, au théâtre de Gênes dans des décors et costumes de Carlo Diappi, qui fit d’ailleurs les costumes de la production turinoise. Il y exploitait la même idée, d’une bibliothèque infinie, en version plus réaliste cependant comme le montrent les photos.

L’Affaire Makropoulos au Théâtre (Gênes, 1993, Luca Ronconi, décors de Carlo Diappi) © Marcello Norberth

Je m’arrête sur cette démarche du metteur en scène, quelque peu similaire à celle de Janáček, qui part de la pièce pour faire un opéra et Ronconi travaille d’abord sur la pièce, d’un mois à l’autre pour monter son opéra. Le théâtre a un côté direct, réaliste qui résiste au fantastique, à cause de la conversation, et la conversation c’est nous. Au contraire le fantastique s’accommode parfaitement (et depuis les origines) de l’opéra parce que l’opéra est le genre le plus artificiel qui soit, où l’on parle en chantant, et où la musique ajoute une dimension qui va au-delà du son, qui entre directement dans l’imaginaire.
Ainsi, et les deux photos que j’ai sélectionnées le montrent, on a deux univers différents, un univers d’opéra, et un univers de théâtre, par le même metteur en scène à un mois de distance.

L’Affaire Makropoulos à l'opéra (Turin, 1993, Luca Ronconi, décors de Margherita Palli) © Davide Peterle

Le choix de Richard Brunel

Richard Brunel installe en prélude à toute musique un récital de la chanteuse, qui perd sa voix, avec l’intervention de médecin qui ne peut que constater le désastre, et la scène est suivie par un moment d’égarement de l’artiste qui se regarde dans le miroir de sa loge, au miroir de l’artiste en représentation, et qui constate qu’elle vieillit. Ce miroir fonctionnera comme symbole pendant la représentation.
Brunel choisit d’ouvrir l’opéra de Janáček fournissant au public une clef rationnelle, qui justifierait tout le reste et ferait commencer l’opéra, comme une sorte d’explication princeps.

Les derniers jours de la Diva

Or de ce que je retiens en spectateur assez fréquent de cette œuvre, c’est que tout ce qu’elle a d’apparemment rationnel, le procès, les explications d’héritage, et les péripéties dont la mort de Janek sont toujours considérées avec une sorte de distance, parce que tout est volontairement complexe et peu clair, et ensuite parce que ce qui intéresse, c’est l’émergence de la figure d’Emilia Marty, au milieu de tous ces hommes utiles/inutiles qui gravitent autour d’elle et qui la conseillent, la défendent ou l’accusent, la désirent ou l’aiment, et d’une certaine manière parlent à sa place jusqu’au moment où elle va parler.
Et peu à peu, à partir de ses propres discours et attitudes, un caractère se fait jour, qui va se dévoiler, non pas contrainte, mais volontairement, dans une sorte de naissance de la conscience de soi, la conscience d’humanité.

C’est pourquoi en tant que spectateur, j’ai toujours considéré comme accessoire tout le reste et tous les autres. Le seul autre personnage intéressant, qui évolue et qui mûrit, c’est Krista, l’autre figure féminine : tous les autres sont pour moi des utilités ou des faire-valoir, même dans le pire des cas. Le suicide de Janek montre non pas qu’Emilia n’a pas de cœur, mais qu’elle en est arrivée à un point où vie et mort n’ont plus de valeur : elle en a vu mourir tant et tant, des adversaires, des amours, des amis, son statut de femme de 337 ans la place ailleurs, dans une sphère psychologique aux aux valeurs différentes parce qu’aux dimensions différentes.

Autre clef, la manière dont elle traite Gregor, avec cette condescendance dont on traite les enfants (il est en effet son lointain descendant direct), avec cette affection qui fait qu’elle le protège et cette distance qui, à travers cette affaire d’héritage, lui fait rechercher en fait l’essentiel, la formule Makropoulos qu’elle avait laissée par amour au baron Prus.
Troisième clef : Emilia au lit, frigide, non pas parce qu’en elle le froid de la mort est proche, mais parce qu’elle n’a plus rien à attendre, du sexe, du désir, du plaisir et du reste…
La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres. 

C’est paradoxal, mais le sentiment d’éternité ne conduit pas à une stratégie de recherche d’un bonheur, parce que de toute manière on survit à tout, et on se soumet à l’éternelle satisfaction de l’immédiat, de l’instant, faisant de la vie une succession d’instants satisfaits puisque toute histoire longue (une histoire d’amour par exemple) est forcément finitude par la mort de l’autre. C’est d’ailleurs pourquoi elle laisse sa formule d’éternité à son amant Prus, pour tenter de prolonger cet amour.
C’est pourquoi les metteurs en scène ont souvent voulu installer en scène un univers de l’étrangeté, montrant qu’Emilia est forcément ailleurs, forcément hors de ce monde qui n’a pas prise sur elle. L’affaire Makropoulos est une prise de conscience des vanités qui n’offrent pas de sens, et de la seule qui en donne, la mort. C’est pourquoi L’Affaire Makropoulos commence à Emilia Marty et finit par Emilia Marty. Et qu’il y a une Affaire et non pas deux, comme le dit le titre d’ailleurs. Elina Makropoulos est un cas, le cas Makropoulos.

En entrant dans les détails du livret, dans l’anecdotique des procédures, dans le souci d’une didactique explicative, Richard Brunel se perd dans l’inessentiel.

Prise de conscience de soi : Aušrinè Stundytè (Emilia Marty)

L’essentiel c’est la brutale prise de conscience d’Emilia Marty de son désir de finitude, et non pas de son désir de continuer, un désir de fin qu’elle va accélérer, contraignant les autres à la démasquer, comme semant volontairement les petits cailloux évidents qui les amènent à la vérité. En effet, les trois actes sont brefs parce qu’il n’y a aucun obstacle, aucun élément perturbateur au conte de fées. On cherche un testament, on le trouve très vite, on cherche une enveloppe, on la trouve très vite : rien d’une enquête policière difficile puisque tout est là, sous la main et à vue, et Emilia le sait parfaitement. Elle orchestre la découverte des preuves qu’elle va jeter à la face des autres, elle prépare soigneusement sa fin.

Tout se déroule sous le rideau doré qui nous rappelle d’ailleurs le rideau initial prévu par l’architecte Jean Nouvel dans le tout neuf opéra de Lyon, de ce doré qui devait être reflété dans le visage des spectateurs éclairé par de petites lampes derrière chaque fauteuil, tache d’or dans le noir ambiant, Nouvel voulait réunir les couleurs symboliques du théâtre : le noir pour l’obscurité, le rouge et l’or

En choisissant l’or comme rideau de scène, Brunel nous invite à la magie du théâtre, à l’imaginaire de l’opéra, mais immédiatement et comme paradoxalement, après le prologue qui nous explique que la dame n’a plus de voix et constate qu’elle vieillit dans son miroir qu’elle brise de rage, on affiche d’emblée le début de la fin, c’est-à-dire qu’on nous place dans une situation rationnelle et explicable.

Maquette de maison (champ)

Les premières scènes s’inscrivent dans ce décor réaliste, dossiers, décor de boiseries de bureau, maquette de maison (celle qu’on fouille, celle qui est l’objet du débat), tableau noir qui tente d’expliquer de manière scolaire à la craie la généalogie des Gregor et des Prus, dans une sorte de fausse rationalité, mais presque immédiatement s’inscrit aussi un second niveau, une seconde maquette de maison, et on comprend bientôt que ce sera une opposition champ (niveau scène)/Hors champ (niveau élevé), signe qu’il est difficile d’en rester au niveau « champ ».

Didactique Makropoulienne, tableaux synoptiques, maquettes …et piailleries

Ces deux niveaux, le visible « en direct » et l’invisible rendu visible sont motivés par le souci affiché de clarifier l’histoire : on y verra donc les avocats fouiller la maison (réduite à sa maquette) au niveau haut, pendant que se déroule la trame au « sol », on y verra aussi Elina donner un concert triomphal au début du deuxième acte (elle a donc retrouvé sa voix ?) puisque tout le deuxième acte est censé se passer dans les coulisses d’un théâtre, on y verra Janek se suicider, sans que d’ailleurs les motivations de ce geste n’en apparaissent si clairement à ce qu’on a vu précédemment (Janek est un personnage fugace qu’il faut immédiatement caractériser : il apparaît brièvement et se suicide aussitôt…) et on y verra aussi les personnages monter et descendre en champ/hors champ, dont Emilia Marty elle-même, qui redevenue Elina Makropoulos, fera brûler sa formule dans les flammes d’un piano qui lui aussi brûle symboliquement dans le monde du hors champ.

Champ (en bas), hors-champ(en haut) et Hauk-Šendorf (Marcel Beekman) ouvrant la porte du troisième champ…

À ces deux niveaux va s’en rajouter un troisième, ni champ, ni hors champ, mais limbes de l’imaginaire, derrière les murs, qui s’ouvrent pour laisser place à une forêt profonde, à ce ballet de vieillards qui semblent des ombres portées de Hauk-Šendorf, des fantômes des êtres aimés des générations disparues, en un ballet un peu grotesque, mais de ce grotesque un peu inquiétant et qui surtout ne se justifie pas vraiment. Car on va le voir, Hauk-Šendorf est singulier, mais pas grotesque.

L'imaginaire : Emilia (Aušrinè Stundytè) et ses fantômes

C’est l’entrée de l’irrationnel et de l’imaginaire, un imaginaire bien balisé : la forêt profonde et les grands arbres qu’on voit à la fin : c’est un emprunt aux contes de fées, à cet imaginaire du fantastique qu’au départ on semblait exclure, par le souci de valoriser les explications et le didactisme.
Trois focales diverses ne font pas un univers, et finalement on n’arrive pas à déterminer la ligne de la mise en scène. Pour faire réel, et pour « simplifier », certains rôles de complément ont été dilués, le machiniste de théâtre de l’acte II devient le médecin qui soigne Emilia, et femme de ménage et femme de chambre se fondent en Krista, devenue à la fois la chanteuse fille de Vitek, mais aussi celle qui sert à Emilia d’assistante à tout faire comme si pour Emilia tous et toutes autour d’elle étaient utilités… gauchissant ainsi le sens de la trame et éliminant le rôle final (pour moi essentiel) de la jeune fille, qui détruit la formule, dans une sorte de priorité donnée à la vie normale et mortelle.

Si les modifications dramaturgiques introduites élargissaient la puissance et le sens du livret, on applaudirait. Elles ne contribuent au contraire ni à le clarifier, ni à le valoriser. Elles auraient plutôt tendance à le rabougrir, à nous disperser, et à nous perdre dans l’anecdotique d’une fausse lisibilité dramaturgique. Car dans cette vision, Emilia/Elina est une femme à la voix vacillante qui cherche à se sauver, mais presque contrainte par les autres à se dévoiler, et qui en se dévoilant, perd et son charme (au propre et au figuré), et sa fascination, contrainte de se couper de tout avenir (avec Hauk-Šendorf) et de brûler ce qu’elle a adoré, piano et formule.

Un seul exemple de cet affadissement, justement, le personnage d’Hauk-Šendorf, souvent représenté comme un peu ridicule, et assez proche du Schigolch de Lulu, me paraît intéressant par sa présence qu’on pourrait aussi considérer comme anecdotique voire sans intérêt. Non pas une énième figure d’amoureux comme le cortège de fantômes qui l’accompagne ici, mais le seul vivant qui émerge d’un passé révolu, d’une autre vie d’Emilia Marty, de celle d’Eugenia Montez. C’est la seule trace de la réalité de sa vie antérieure, et une trace d’amour passé. Ici il est ramené au rôle de fantôme clownesque, – la salle sourit- alors qu’il est le lien physique entre deux vies de la diva. Ainsi, partir avec lui, ce serait prolonger l’éternité, prolonger l’amour (car Hauk-Šendorf l’aime et elle aime sans doute en lui le passé, son vert paradis des amours enfantines). Hauk-Šendorf est une survivance, un surgissement du révolu et du même coup redonne à Emilia un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler
En éliminant cette profondeur-là, Richard Brunel efface une des complexités du livret qui ne tient pas aux procès, mais à la nature de l’histoire et curieusement, il efface cette seule trace du passé qui faisait réalité. Il est bien plus intéressant de faire de Hauk-Šendorf un vivant qu’un fantôme.

Autre élément discutable, la manière dont Emilia est interrogée, sous un projecteur, genre thriller, avec autour d’elle tous les autres en robe d’avocat, à un moment de bascule du livret et dans une scène un peu caricaturale. Ainsi, elle apparaîtra en fin de parcours contrainte par les circonstances à abandonner sa vie. Il me paraît plus intéressant de faire de l’œuvre le parcours d’une prise de conscience individuelle, où les autres servent à peine de catalyseurs. Emilia fait le constat d’un rapport au monde perverti par l’éternité, et d’un rapport aux autres, ces êtres qui passent (les jours s’en vont, je demeure) totalement inexistant parce que son statut lui interdit les attaches autres que temporaires. D’où la valeur de Hauk-Šendorf, d’où aussi la valeur de Gregor, le rejeton, la trace d’une lignée surgie du passé, d’où enfin la valeur de Krista, qui pourrait la prolonger dans son art, en créant une lignée artistique.

Aušrinè Stundytè (Emilia), Thandiswa Mpongwana (Krista)

Mais de Krista, Richard Brunel fait aussi une utilité en ne lui donnant pas le relief que le personnage peut avoir (voir la mise en scène de Tcherniakov à Zurich), et c’est un peu dommage.
En réalité, l’Emilia/Elina de Brunel n’a pas de grandeur, elle devient un personnage de comédie dramatique, cynique, qui utilise les autres à son profit immédiat, et perd en essayant de sauver au total assez piteusement ce qu’elle a tenu haut tout au long de ses 337 ans, sa voix. Cette voix, le livret de Čapek la considère intacte du début à la fin. C’est la voix intérieure qui est altérée, et c’est bien le problème d’Emilia. Entre l’apparence et l’être est en train de se profiler une béance. Si l’âme se fissure, si le doute s’insinue, elle ne pourra plus être l’artiste incomparable qu’elle fut parce que le chant est le reflet de l’âme. Mieux vaut finir.

Les piailleurs devant Emilia qui en a fini

Le travail de Richard Brunel part d’un choix assez radical de casser la magie de l’histoire en créant une motivation presque ordinaire d’une situation qui est un dénouement brutal. 337 ans cassés en 90 minutes. Un tel précipité montre qu’on est bien dans un univers tragique (la durée en est celle de la tragédie grecque) qui montre toujours la crise ultime. Or, Richard Brunel et sa dramaturge réduisent cette histoire étrange en une sorte de cuisine un peu prosaïque, mettant Emilia/Elina au niveau des autres personnages, qui piaillent. Elle piaille un peu plus que les autres, c’est tout.
Dans cette perspective, Brunel fait un travail cohérent, cherchant à toutes forces à rendre lisible la trame et l’arrière-plan, champ et hors champ, à renvoyer ce qui gêne dans les limbes fantomatiques (Hauk-Šendorf) et à créer des images récurrentes qui défilent entre réel et irréel, miroir et table de maquillage, piano, qui traversent la scène comme des obsessions qui passent pour rappeler l’urgence de la situation, mais sans poésie, sans évocation, sans magie, sauf peut-être la dernière image…
L’Affaire Makropoulos n’est pas un récit tortueux, mais un univers, suscité par une situation totalement irrationnelle. En cherchant à montrer scrupuleusement à décortiquer et d’ailleurs assez clairement les différents éléments, Brunel est comme le magicien qui dévoile ses trucs, et en cela il tue le drame, et en premier lieu le personnage principal.

 

La musique et les voix

Le parti pris a évidemment des conséquences immédiates sur la musique et les voix : la musique d’une comédie dramatique à la Strindberg n’est pas celle d’un opéra entre rêve et réalité, un opéra qui est à lui seul la morale d’un conte de fées qui nous dit que la vie sans la mort perd tout sens. À l’univers dramatique doit correspondre l’univers musical.
Le chef Alexander Joel a derrière lui une carrière solide de chef principal de théâtres comme Düsseldorf, Brunswick ou la Volksoper de Vienne, et c’est un chef très éclectique à l’opéra, comme tous les chefs de théâtre de répertoire.
Alexander Joel opte ici pour une direction qui n’a pas la couleur habituelle, moins acérée, moins éclatante (je me souviens de l’ouverture rutilante de Rattle à Berlin pour la production de Guth), tout en restant une lecture limpide, mais ronde, sans caractère marqué, accompagnant les chanteurs dans une démarche qui correspond à la mise en scène, laissant le texte être mis en relief, mais ne rendant pas toujours justice à une partition dont les aspects symphoniques restent notables, plus importants peut-être que les aspects vocaux… Toujours cette question d’univers… Ou bien c’est une lecture en cohérence avec l’approche de Brunel, ou bien c’est une lecture indifférente et un peu routinière, mais techniquement au point, une lecture sans qualités au sens de l’homme sans qualités de Musil, où l’on ne démêle ni couleur, ni option claire, même si l’Orchestre de l’Opéra de Lyon se montre attentif, juste, sans problèmes techniques.  Cette direction projette donc une image de sûreté, d’adaptabilité au plateau, mais de relative fadeur. Le filet plus que le risque.

Le chœur (dirigé par Benedict Kearns) n’a pas de rôle essentiel dans cette œuvre plutôt intimiste, dans un espace clos. Il n’apparaît en off qu’à la fin en une intervention réussie e voix d’hommes.

Le plateau de L’Affaire Makropoulos est volubile. On y parle plus qu’on ne chante dans cet art de la conversation en musique caractéristique de la comédie dramatique. Artiste du chœur qu’on voit souvent dans les distributions lyonnaises, Paolo Stupenengo, baryton-basse toujours juste, est le machiniste, vêtu en médecin qui ne lâche plus d’une semelle la Diva depuis qu’elle a eu son malaise vocal-vagal-initial. Les deux jeunes de la dernière génération Krista et Janek, sont incarnés « en cohérence » par deux artistes du studio,

Robert Lewis (Janek)

Robert Lewis, Janek moins adolescent que de coutume, fait sonner sa voix avec une belle projection, mais la mise en scène n’arrive pas à dessiner clairement le personnage. Krista est Thandiswa Mpongwana, dont le personnage est handicapé à mon avis par une mise en scène qui la voit aussi en femme de ménage et en femme de chambre, sorte de jeune femme soumise à Emilia Marty qui ne la considère pas, alors que cela me paraît plus complexe. Krista peut être celle qui, pour rester auprès de sa Diva adorée, est prête à en être la bonne à tout faire, mais le livret dessine une personnalité plus affirmée et la musique lui donne vocalement une vraie présence, même si elle est épisodique. Krista est une voix qui doit se remarquer parce qu’elle est la Diva en devenir, celle du futur. Thandiswa Mpongwana chante deux comprimari et un petit rôle symbolique, et d’une certaine manière, on la remarquerait plus si elle n’y était que la diva en herbe. La voix est saine, avec une vraie présence, mais sans suffisant pouvoir d’évocation : on aimerait y entendre déjà quelque chose d’un chant incarné, ce n’est pas encore le cas.

Hauk-Šendorf, c’est Marcel Beekman, ténor de caractère à la voix très profilée, très présente, à la diction et au phrasé impeccables qui est ici l’incarnation voulue par la mise en scène. Son personnage singulier (rendu à mon avis discutable par la mise en scène) se pose fortement au public qui lui réserve un bel accueil. À noter que l’œuvre offre quatre voix de ténor (Janek, Hauk-Šendorf, Vitek et Albert) et seulement deux voix plus graves de baryton (Prus) et baryton-basse (Kolenaty), manière de montrer face au soprano puissant de l’héroïne des voix plus claires de personnages plus faibles ?
On connaît à Lyon Károly Szemerédy, au timbre velouté qui y fut un Barbe-Bleue superbe dans la mise en scène d’Andriy Zholdak est un Kolenaty juste et élégant, très à l’aise, et peut-être un peu sous-distribué.

Aušrinė Stundytė (Emilia) Tómas Tómasson (Prus)

En revanche en Jaroslav Prus, Tómas Tómasson, en chanteur éprouvé et d’expérience s’installe parfaitement dans le personnage, la seule vraie figure antagoniste de la Diva, on y retrouve ses qualités de présence, de diction de couleur, d’articulation de celui qui fut aussi bien Wotan que Hans Sachs. Son Jaroslav Prus s’impose, avec sa froideur à la Scarpia lorsqu’il négocie sa nuit avec Emilia pour l’enveloppe, sa déception visible au lendemain est très expressive ainsi que sa surprise et son désespoir (coupable) quand il apprend la mort de son fils Janek : une vraie composition, la seule grande composition de la distribution masculine.
Paul Curievici ne réussit pas à imposer Vitek, à lui donner du relief. C’est un des problèmes de cet opéra de faire apparaître certains rôles inutiles ou interchangeables s’ils ne sont pas totalement et chacun très singularisés. Ce Vitek reste un peu anonyme et peu profilé, même si la voix est bien posée, mais sans grande couleur.
C’est l’inverse de l’Albert Gregor de Denys Pivnitskyi, qui chante Albert avec de (mauvais) accents d’Otello… pas très ductile, trop rugueux, trop contrastés avec des aigus plus dardés que chantés. Tout cela manque de fluidité, et n’est pas dépourvu d’une certaine vulgarité. Albert n’est pas un ténor dramatique mais un lirico (un peu) spinto : la voix doit avoir des accents lyriques et ici on n’en entend pas, tant le discours manque de ligne ou de délicatesse, pour tout dire de séduction. En ce sens, c’est un chant très adolescent et brutal qui a besoin d’être recadré par une Emlila un peu « maternelle ».

Aušrinė Stundytė (Emilia) près du tableau noir…

Enfin Aušrinė Stundytė, la star du plateau qui avait déjà tourneboulé Lyon dans Lady Macbeth de Mzensk dans la production Tcherniakov. On le sait, c’est une bête de scène à la présence incontestable, magnifiquement mise en valeur par sa tenue « civile », un ensemble d’un blanc immaculé (costumes de Bruno de Lavenière, qui signe aussi le décor assez racé de l’ensemble), plus que par sa robe en lamé de Diva, comme si la Diva s’effaçait devant la femme… Bête de scène, très expressive, Aušrinė Stundytė a une présence vocale imposante avec des aigus puissants, certains superbes et d’autres moins : la ligne n’est pas toujours maîtrisée, la voix a tendance quelquefois à bouger, la diction pas toujours nette. Aušrinė Stundytė, on le sait pousse sa voix à son maximum parce que c’est une artiste brûlante, et quelquefois au-delà des possibilités. Son Elina Makropoulos n’a pas la présence d’autres stars entendues dans le rôle. Certes, elle va mûrir le rôle, certes, elle reste impressionnante, mais ni la voix ni le corps ne semblent totalement dirigés.
Emilia-Elina doit être une énigme, proche et lointaine, elle me semble ici trop femme et insuffisamment mythe, avec des gestes quelquefois désordonnés. Retenons toujours le conseil de Wieland Wagner à Regina Resnik : moins tu bouges et plus tu es puissante…
Ici Aušrinė Stundytė ne me semble pas dessiner un personnage clair : la mise en scène la rend un peu confuse, je ne la sens pas « dirigée » avec rigueur comme le firent un Warlikowski ou un Tcherniakov pour une Elektra aux difficultés vocales encore plus ardues.
Alors elle reste impressionnante, mais on l’a connue plus convaincante et scéniquement et vocalement. Elle est une Emilia-Elina entre deux eaux, presque indécise dans ses options de jeu.
Mais on admire toujours comme elle se jette ardemment dans le rôle, sans filet, sans garde-fou, ne s’épargnant rien. C’est pour ça qu’on l’aime.

Au total, une production au choix dramaturgique pour moi discutable en de nombreux points, qui ne réussit pas à dessiner un univers, hésitant entre plusieurs et refusant de choisir. En changeant la fin, Krista est effacée, alors qu’elle a le dernier mot. Emilia-Elina doit mourir presque anonyme, mortelle parmi les mortelles. En faisant de sa mort un grand rituel d’anéantissement presque religieux, alors qu’il a rendu toute sa fin de vie prosaïque, Richard Brunel ne nous aide pas à savoir où nous sommes, ni où nous en sommes. C’est dommage.

Ritual de disparition dans les flammes : dernière image Aušrinė Stundytė (Emilia-Elina)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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