Il n’est pas interdit de penser que Dmitri Tcherniakov ait vu la mise en scène de Salomé à Munich. Le travail de Warlikowski était une mise en scène de la mort d’un groupe qui assiste au dernier drame à savoir Salomé. Toute la production de Warlikowski est une dernière danse de la mort.
Le travail de Tcherniakov autour de l’affaire Makropoulos est en effet focalisé sur la question non de l’immortalité, mais de la mort, et de la mort attendue après une longue maladie. Comment faire de cette mort un moment, comment faire participer à cette mort tous les personnages, comment faire spectacle d’une mort presque programmée, c’est la problématique que traite Tcherniakov autour du personnage d’Emilia Marty.
Ce n’est pas la même histoire que Salomé, mais on reconnaît à la fois l’espace clos, le jeu, la présence finale des spectateurs, tout comme chez Warlikowski pour Salomé. Warlikowski en fait en quelque sorte un drame sacré stylisant la mort du groupe, pressé par les allemands. Tcherniakov va mettre en scène la fin-spectacle d’Emilia Marty, mise en scène par elle-même pressée par son cancer. La comparaison s’arrête là.
Tout commence par des visions de radios, thorax, os, organes qui laissent apparaître des métastases à un degré qui oblige le chirurgien à renoncer et à refermer le corps.
Emilia Marty apprend donc qu’elle n’en a plus que pour deux mois. Elle va donc méthodiquement se préparer, écrivant une liste de choses à faire comme d’autres font une liste des courses, non sans quelques hésitations et repentirs.
Et le rideau se lève sur un salon bourgeois, dans lequel une femme coiffée à la Mireille Mathieu, s’installe devant la fenêtre et observe l’extérieur pendant que les deux protagonistes de la première scène, Vitek et Albert Gregor dialoguent. Vu de l’extérieur, on a l’impression d’une comédie dramatique à la Sacha Guitry, dans un décor de boulevard. L’espace est un salon, on comprendra vite qu’il s’agit d’un hôtel de luxe, lieu de passage, lieu fugace.
Comme souvent Tcherniakov enferme le drame dans un espace clos où peu à peu les vérités se font jour : car l’œuvre a quelque chose d’une tragédie classique, sorte de dernier jour résolutif après un long processus de maturation d’une crise. Ici le fil rouge est un interminable procès en héritage qui dure depuis plus d’un siècle, et qui intéresse au plus haut point Emilia, pas tant pour le procès lui-même mais pour un testament caché où se trouve la formule de l’élixir de vie que son père (au XVIe) a fabriqué pour l’empereur Rodolphe II. Emilia Marty, tout au long de ses vies a été une diva au charisme exceptionnel.
Tout le travail de Tcherniakov va être de dévoiler peu à peu que ce qui pourrait passer pour un drame bourgeois dans l’atmosphère étouffante d’un appartement d’hôtel est une représentation : les personnages attendent dans les couloirs latéraux leur entrée en scène et l’on réalise alors qu’il s’agit de théâtre dans le théâtre, ce qui justifie alors quelquefois le jeu démonstratif et presque artificiel des grandes scènes, mais aussi l’ironie mordante ou la vision outrancière de certains personnages (par exemple Hauk-Schendorf dans la composition caricaturale de Guy de Mey). Sans oublier qu’une partie de la pièce se déroule normalement au théâtre – en coulisse – Tcherniakov ici va outre et en fait LE théâtre.
Il s’agit aussi, dans la vision de Tcherniakov, de représenter le regard d’Emilia Marty sur les personnages, un regard distancié, qui fait agir les personnages comme des marionnettes d’un jeu qui les dépasse. Ainsi de Kolenatý, magnifiquement incarné par Tómas Tómasson ou l’Albert Gregor de Sam Furness (même si ce soir-là ils furent annoncés souffrants, cela ne se voyait pas et ne s'entendait pas), ainsi aussi du Prus plus pâle que d’habitude de Scott Hendricks, personnage presque en retrait, ce qui construit d’ailleurs une belle opposition, visible, Prus/ Kolenatý.
Ce ne sera donc pas une méditation philosophique sur l’éternité, ni un récit linéaire dans sa réalité-fiction. Le propos ici est très « terre à terre » et assez simple Que se passe-t-il dans les replis de la psychè, quand le temps est compté, et comment le monde et les autres sont-ils vus ?
Dans l’opéra de Janáček, l’héroïne de 337 ans a perdu le sens des valeurs simplement humaines, elle use tour à tour les êtres et les détruit (en tout dernier, le jeune Janek Kolenatý, qui se suicide par amour), elle traverse ces vies multiples de plus en plus lointaine et indifférente. L’immortalité est perte d’humanité : l’humanité se définit par la présence de la mort – Pascal le répète dans sa pensée sur le Divertissement –: quand cette présence disparaît plus rien ne prend de valeur.
Le deuxième point auquel s’attache Tcherniakov, d’une autre manière que Warlikowski dans la même œuvre (à Paris et Madrid), c’est qu’Emilia Marty est une Diva, une star qui a prise sur les êtres (on se souvient de la méditation de Warlikowski sur la mythification cinématographique), elle est star, elle est spectacle, elle a besoin d’un public : l’Emilia Marty de Tcherniakov, qui sait qu’elle va mourir, va donc organiser sa mort en représentation, en spectacle. Ce qui explique le coup de théâtre final, où tout ce qu’on a vu n’est que reality show : on pensait à du théâtre dans le théâtre, et l’on est dans l’entertainment, pour le coup le suprême divertissement qu’est la mort en direct. Impressionnante dernière image de plateau télévisuel avec des centaines de spectateurs autour du plateau. Tcherniakov joue habilement sur le sens du récit, où Emilia Marty peu à peu dévoile par des petits cailloux habilement jetés la réalité de son existence, et où ici elle réalise sa dernière pièce, son dernier spectacle. Et ainsi voit-on les figures fugaces qu'elle incarne, au départ une coiffure à la Mireille Mathieu, star éternellement brune et jeune (très populaire en Russie et Tcherniakov le sait), ou fugacement aussi, Marlène Dietrich, voire d’autres stars hollywoodiennes comme Bette Davis à laquelle Herlitzius (son regard!) fait quelquefois penser. Cette question d’un temps élastique se lit aussi dans la manière dont l’on a l’impression d’être dans les années vingt, mais avec des décalages étranges comme le fauteuil roulant électrique de Hauk-Schendorf ou le chariot de nettoyage très contemporain de la femme de chambre. Notons aussi les magnifiques costumes presque sans âge (des costumes « XXe siècle », dirons-nous) d’Elena Zaytseva.
On sait qu’il existe sur internet aujourd’hui des individus qui mettent leur mort en image. Il y a quelque chose de cela dans le spectacle de Tcherniakov, qui fait d’une situation d’un réalisme cru (préparer sa mort) une représentation à plusieurs degrés, perdant le spectateur comme la vie d’Emilia Marty perd un peu les personnages.
Est-ce à dire que Tcherniakov résout la complexité du drame ? Les implications de l’histoire de Karel Čapek sont multiples, car elles touchent au fondamental de l’humanité, elles touchent aussi au genre théâtral : comédie, conte fantastique, tragédie : tous les choix sont possibles et finalement Tcherniakov ne choisit pas, même si les premières images vidéo nous induiraient à la tragédie.
Il s’agit d’un spectacle vraiment mis en scène au cordeau, avec un travail éminent de direction d’acteur, virtuose également dans la manière dont peu à peu le spectateur est mis dans le doute, conduit au coup de théâtre final, dans une sorte d’histoire dans l’histoire, comme si celle racontée par Karel Čapek n’y suffisait pas. Incontestablement un beau spectacle de rentrée, qui frappe par sa rigueur et sa justesse, évidemment magnifié par une distribution exemplaire.
Tous les rôles sont tenus avec une justesse rare, tant ils ont été travaillés dans la précision de chaque expression et de chaque mouvement avec Tcherniakov, à commencer par celui de la femme de ménage (Irene Friedli) et du machiniste de théâtre (Ruben Drole), au début du deuxième acte, ou par la figure de Hauk-Schendorf (Guy de Mey tout à fait exceptionnel, en espagnol fantasque et haut en couleurs y compris avec cette voix très étudiée).
L’opéra est une « comédie », et à ce titre nécessite une parfaite adéquation entre le dire et le chant, exige un ton de la conversation continue que tous les personnages maîtrisent, grâce au travail minutieux, exceptionnel, mené par Tcherniakov. Et les rôles masculins sont tous tenus à la perfection, aussi bien vocalement que scéniquement, avec un travail sur l’expression, sur la couleur qui confine au chef d’œuvre. À ce jeu Tómas Tómasson est un maître du mot, de la composition, de l’expression : ridicule souvent, inquiétant quelquefois, – on vient à repenser à sa composition en Klingsor dans le Parsifal berlinois (de Tcherniakov, évidemment). Autre découverte très séduisante, l’Albert Gregor juvénile et amoureux de Sam Furness, avec une voix bien projetée, claire, y compris à l’aigu, à peine tiré, malgré l’annonce initiale, et surtout là aussi particulièrement expressive. Il a cette fraicheur un peu naïve et très naturelle qui contraste avec une Herlitzius qui a tout vu et qui revient de tout.
Scott Hendricks tranche par rapport à ces deux personnages un peu agités. Son Prus est dirons-nous sénatorial, en retrait, presque effacé, et ce jeu des contrastes fonctionne, d’autant que l’expression, le ton, la couleur sont sans reproches.
Bien en voix aussi le Vitek de Kevin Conners (que nous connaissons par son appartenance à la troupe de Munich dont il est un pilier), lui aussi un ténor de caractère, toujours très engagé, ainsi que Spencer Lang, Janek, l’amoureux d’Emilia qui va se suicider, très engagé et quelquefois même émouvant.
La jeune Deniz Uzun, Krista, qui refuse à la fin le don de la recette de l’élixir par Emilia, appartient elle aussi au studio de l’Opernhaus Zürich (tout comme Irene Friedli et Ruben Drole dont il était plus haut question) et montre une fraicheur, une présence vocale et scénique, une énergie et une intensité toute particulières. À suivre.
Et puis il y a Evelyn Herlitzius qui trouve là un rôle à sa mesure, un rôle kaléidoscopique où comme les grandes stars elle endosse plusieurs costumes et perruques et dont – nous l’avons dit-la composition va de Mireille Mathieu à Bette Davis. Elle est fascinante, parce qu’elle a compris combien cette mise en scène exigeait d’engagement théâtral, de travail sur les mots, sur les expressions, sur les changements de voix du lyrique au rocailleux, y compris à l’intérieur d’une phrase. Elle connaît si bien sa voix qu’elle en utilise les défauts, comme quelqu’instabilité à l’aigu, pour donner plus de couleur, plus d’intensité, plus de chair, plus d’émotion quelquefois aussi. Du grand art.
Informé dès le départ, le spectateur sait que cette Emilia Marty vit ses derniers moments, et que tout le jeu est conditionné chez elle par ce point de départ, vécu comme une femme de tête décidant où et comment mourir. Et ainsi la mise en scène construit-elle une mort d’actrice, de star. Cela donne au personnage d’autant plus de profondeur et à l’action autour une vacuité d’autant plus grande .
Elle sait aussi jouer de son corps, de chaque mouvement, en accord avec l’habit qu’elle porte. Ses regards sont fascinants, un peu quelquefois comme ceux de ces stars du muet. Son apparition au premier acte, se levant de son fauteuil en arrière-plan, est un moment saisissant, royal. Evelyn Herlitzius habite le rôle en lui donnant en même temps une incroyable humanité, de cette humanité exténuée observant indifférente le ballet des humains – « qu’un soin bien différent me trouble et me dévore »- et de toute manière, toujours en grande dame – conformément au rôle écrasant qu’elle incarne. Elle épouse l’intelligence de la mise en scène avec une rare finesse, où toute la voix est au service du texte et de l’expression. Une mise en scène construite pour elle.
Avec pareille distribution, le chef Jakub Hrůša à la tête du Philharmonia Zürich, l’excellente phalange de l’opéra de Zürich, accomplit un travail d’orfèvre. Le rapport scène-salle à Zürich rapproche beaucoup les chanteurs des spectateurs et dans une mise en scène aussi concentrée, avec un espace unique, quelquefois l’orchestre pourrait sembler un peu fort. Surtout dans Janáček, avec son orchestration rutilante. Ce n’est pas le cas : l’orchestre est très présent, mais Hrůša connaît son Janáček et sait combien la musique et le mot doivent se tisser ensemble et surtout combien les chanteurs faire entendre le texte, les inflexions, les couleurs. Alors il accompagne le processus, donnant à son orchestre (absolument excellent) les couleurs multiples nécessaires, soigne la clarté en offrant une lecture limpide : les cuivres sont exceptionnels, et certains moments lyriques sont particulièrement émouvants comme l’intervention de la viole d’amour.
Jakub Hrůša donne à l’œuvre un lyrisme et une urgence particulières, sans jamais couvrir les chanteurs et en laissant le plateau s’épanouir. C'est une performance remarquable de ce chef, actuel directeur musical du Bamberger Symphoniker, depuis peu prolongé, et d’un orchestre en état de grâce.
Intelligence à tous les étages pour une production qui fait honneur à l’Opernhaus Zürich, qui vient d’être nommé « opéra de l’année » par les nouveaux Oper ! award , concurrent germanique des International Opera Award…