Encore un paradoxe du chant et du répertoire italien, Il Trovatore, l’un des opéras les plus réussis de Giuseppe Verdi est un des mystères de la création musicale. Pas une note à retirer, pas un moment où l’action musicale se ralentit, une tension permanente, et en même temps un livret impossible, dont on perdrait son temps à souligner les absurdités et les invraisemblances : et pourtant, ça marche.
Les metteurs en scène importants de l’époque se gardent bien de s’y confronter, et les médiocres s’en repaissent tant ils n’ont rien à faire qu’à illustrer et laisser faire la musique – si elle est bien défendue, par exemple par le meilleur ténor, le meilleur baryton, le meilleur soprano et le meilleur mezzo de la planète, sans oublier le meilleur chef pour Verdi (l’affirmation est paraît-il de Toscanini qui s’y connaissait en la matière). Autant dire que Il Trovatore est difficile sinon impossible à réussir. D’autant plus en notre période de pauvreté en véritables chanteurs maîtrisant le chant italien.
Ce Trovatore zurichois n’échappe pas à la règle, et il faut saluer le management zurichois et surtout le nouveau directeur musical Gianandrea Noseda d’avoir choisi ce titre risqué ô combien pour inaugurer un « règne ». Car Noseda, l’un des chefs italiens les plus intéressants du jour, est surtout connu pour son expertise dans le répertoire non italien, en particulier le répertoire russe dont il a donné des preuves éclatantes, aussi bien à Zurich (L’Ange de feu de Prokofiev, vraiment extraordinaire) qu’ailleurs (Le Prince Igor à New York, mémorable). Il suffit d’ailleurs de consulter sa discographie pour en voir la variété et ses nettes préférences (Casella, Rachmaninov, Prokofiev, Chostakovitch… nettement plus présents que Verdi et Puccini). C’est suffisamment rare pour le souligner : Noseda s’est construit en dehors de la sphère italienne, notamment à Saint Petersbourg, alors que les jeunes chefs italiens restent souvent prisonniers du répertoire lyrique (voir Mariotti et Rustioni, et maintenant Spotti) et doivent batailler pour s’imposer sur d’autres répertoires (on vient de constater combien Rustioni sait aussi s’imposer dans le répertoire russe avec Le Coq d’Or de Rimsky-Korsakov mais à Lyon et Aix et pas en Italie).
C’était aussi l’occasion de voir une mise en scène d’Adele Thomas, jeune metteur en scène galloise, qui a fait ses classes au Royaume Uni travaillé surtout avec succès au théâtre et mis en scène Cosi fan tutte à Belfast et Berenice de Haendel en 2019 pour le London Haendel Festival au Linbury Theatre, dans le cadre de la saison du Royal Opera House, également coproducteur de ce Trovatore.
De fait, la mise en scène de ce Trovatore n’est pas médiocre, et cherche à poser une voie nouvelle notamment dans les premières scènes.
La première scène, avec le chœur de soldats et Ferrando est réglée de manière à jouer sur les mouvements du chœur réglés sur le monologue de Ferrando. Ainsi, le chant rythme un peu ironiquement (mouvement des casques des soldats) la scène, et fait sourire.
Même impression lors du premier air de Leonora tacea la notte placida, dont les aigus puissants affolent Inès qui se bouche les oreilles, cherche à faire taire sa maîtresse pour rendre à la nuit la placidité qui est chantée là.
De même les costumes du chœur, la présence de trois sortes de diablotins qui apparaissent régulièrement en sautillant, renvoient à l’univers des dessins animés ou des bandes dessinés, et du même coup donnent à cette histoire l’irréalité des univers de BD médiévales avec ses super-héros (Manrico) et de ses méchants un peu ridicules (Il Conte di Luna, vêtu de vieux rose avec un cœur bien rouge au centre comme prêt à aimer et à offrir son cœur brodé). On sent une sorte de version de Monty Python sacré Graal à la sauce Verdi.
Dans la même veine, le chœur des Bohémiens à l’allure d’un Sabbat dans un vague style de Jérôme Bosch (revendiqué par Adele Thomas), un peu fantaisiste avec ses masques animaliers, ou de têtes de morts. Tout cela est bien trouvé car cela renvoie non à un univers d’opéra, mais à des univers de l’imaginaire médiéval où cette histoire à la fois cohérente et sans queue ni tête pourrait être admise. Adele Thomas nous souligne ainsi l’univers à part de ce livret, avec ses bonnes sœurs à auréole, et l’union mystique de Manrico et Leonora sous un Grand soleil baroque qui prendrait bien sa place dans un chœur d’église romaine pour une descente bienvenue du Saint Esprit. Tout réussit à ce Manrico qui a le cœur de son aimée et sait battre ses ennemis, sauf qu’il est inexplicablement vaincu entre la troisième et le quatrième partie et qu’on le retrouve emprisonné.
Le défaut de la qualité ce travail par ailleurs bien mené et vif, qui laisse espérer de l’avenir dans le monde de l’opéra de cette jeune artiste, c’est à la fois un univers neuf bien illustré par le rideau en forme de gueule de monstre de BD, mais l’impossibilité de le mener jusqu’au bout dans la cohérence. Après une première partie surprenante et vive, la suite est plus conventionnelle, les idées plus rares, les comportements et mouvements plus traditionnels (encore que les chœurs soient tout de même très bien réglés scéniquement) comme si Adele Thomas n’avait pas tenu la distance et basculait dans la convention, abandonnant en chemin les Monty Python et Jérôme Bosch, faute d’avoir montré encore plus d’audace.
Comme la mise en scène est plus centrée sur les attitudes et les personnages, les costumes sont importants (un Moyen âge rêvé et imagé), le décor plutôt essentiel et limité, un escalier sur lequel tout se passe, comme une sorte de revue, comme un livre d’images, ces livres de cartons qui en s’ouvrant laissent voir des tableaux scéniques (c’’est très net avec des nuages qui descendent et s’amoncellent ou les flammes de carton-pâte qui envahissent la scène dans le dernier tableau).
Quant à l’escalier, ce fut la solution trouvée en 1974 pour les Vespri Siciliani du MET et de l’Opéra de Paris par Josef Svoboda pour l’une de ses scénographies les plus célèbres – c’est dire que ce n’est pas neuf, mais toujours efficace, les changements d’ambiances sont ainsi laissés aux soins des éclairages, ici signés Franck Evin, gage d’excellence. Effectivement, ce sont les éclairages qui rythment ici l’évolution des scènes et guident les visions successives.
Si la conduite d’acteurs est soignée au début, avec des gestes grandiloquents, des poses caricaturales, elle s’effiloche au cours de la représentation pour être laissée au soin des chanteurs, ce qui n’est pas toujours une bonne idée, et devenir elle aussi empreinte de convention et hélas trop habituelle dans ce type d’opéra.
Comme on peut le constater, un travail contrasté, qui laisse voir de la qualité et des idées, mais qui reste comme souvent pris au piège de ce livret abracabrantesque et pourtant si efficace, sur lequel il est impossible de jouer la distance ironico-comique jusqu’au bout – genre satire de l’opéra traditionnel, et qui une fois de plus, prend au piège ceux qui s’y attaquent.
C’est aussi un des délices de cette œuvre d’être impossible. On se demande s’il ne faudrait pas un metteur en scène échevelé-qui‑n’a‑peur—de-rien du genre Castorf et surtout son décorateur Aleksandar Denić pour aller chercher un univers totalement fou comme ils l’avaient fait à Berlin pour une Forza del Destino pas assez bien servie musicalement pour gagner la partie. La folie voulue par Adele Thomas n’est pas allée jusqu’au bout, mais cette folie, c’est un filon à exploiter. Un Trovatore BD à la Jérôme Bosch mâtiné Monty Python, il fallait le trouver. On sera donc indulgent.
Musicalement, tout tourne autour de la direction de Gianandrea Noseda , dont les qualités éminentes donnent à la représentation son rythme et sa respiration. Le chef a réussi à résoudre l’équation difficile de cette œuvre, à sa savoir son rythme haletant qui n’arrête jamais et en même temps un raffinement dans l’orchestration, dans la caractérisation des personnages qu’ignorent les chefs routiniers (ou à peine mieux) qui abondent dans les théâtres qui programment Il Trovatore. Il faut pour rendre justice à cette partition un chef à idées, un grand chef comme Gatti à Salzbourg ou à Rome, ou comme Noseda ici. Rappelons que les plus grands Trovatore des soixante dernières années sont signés Karajan (avec Leontyne Price cela va sans dire)
Noseda réussit aussi à résoudre une autre équation, celle d’une salle aux dimensions plus réduites où l’œuvre n’a pas besoin de zim-boum-boum pour montrer sa puissance, mais qui offre aussi par sa jauge et son espace un terrain magnifique à qui sait révéler une partition et la rendre lisible.
Ce n’est pas la moindre des qualités de cette lecture de savoir être quelquefois intimiste (d’amor sull’ali rosee), énergique sans jamais couvrir les chanteurs, ce qui serait facile (Di quella pira) et d’apparaître souvent moderne, évitant rubati excessifs, et effets facile, avec un son gracile sans être jamais décharné, et surtout sans jamais lâcher la pulsion ni le rythme essentiels dans cette partition, on le sent dès le trio initial entre Leonora, Manrico et il Conte (Un istante almen dia loco
il tuo sdegno alla ragione), on le sent encore dans la grande scène du troisième acte autour d’Azucena :
Ah !
Deh ! rallentate, o barbari,
le acerbe mie ritorte.
Des scènes où sont conjugués dramatisme, rythme, pulsion en ne renonçant jamais à la clarté de la lecture. C’est une approche théâtrale qui n’oublie jamais l’épaisseur de la partition, la liaison livret-texte et musique, et qui prend soin de chanteurs dont deux abordent leur rôle pour la première fois, mais qui étonne aussi par un son très « moderne », très analytique qui ne trahit jamais la partition sans être traditionnel.
Le chœur de l’Opéra de Zurich, dirigé par Janko Kastelic, s’en tire avec les honneurs, sans originalité sonore particulière, mais avec un engagement scénique à noter, car la mise en scène lui demande beaucoup. Si la conduite d’acteurs reste un peu fruste, le travail des mouvements du chœur, au rythme de la musique, la gestion des déplacements tout en chantant, après un an passé dans une salle de répétitions à 1 km remplacé sur scène par des figurants, est à remarquer et à louer (mouvements chorégraphiques de Emma Woods) au milieu des combats bien réglés par Jonathan Holby.
On peut le noter, il y a dans le travail scénique une vivacité et un rythme souvent intéressants qui ne cesse jamais de respecter le rythme musical, en ce sens, cette production aurait pu être exemplaire.
Il reste le chant, qui est évidemment le juge de paix d’une production de Trovatore.
Pas de problème particulier du côté des plus petits rôles, l’Inès un peu bouffone de Bożena Bujnicka, membre du studio de l’Opéra de Zurich, qui ne s’en tire pas mal du tout dans son rôle de suivante apeurée et qui craint le bruit et les aigus, le Ruiz sonore de Omer Kobiljak, de la troupe de l’Opernhaus Zurich, et le Ferrando affirmé et enagé de Robert Pomakov, qui campe un personnage plutôt réussi quelquefois à la limite du bouffe, mais vocalement solide et bien planté.
L’Azucena de Agnieszka Rehlis est scéniquement plutôt engagée, et vocalement très au point, elle obtient d’ailleurs auprès du public un vrai succès. Le rôle est chanté sans problème particulier, mais la voix manque un peu d’harmoniques et d’épaisseur, tout est chanté, mais il manque un peu d’expressivité et de pathos pour un rôle où l’expression et les accents sont nécessaires. Émouvante scéniquement, elle l’est moins vocalement par un chant propre, mais au spectre insuffisamment contrasté.
Quinn Kelsey était, espérons-le, dans un mauvais soir. Mais comme aucune annonce n’a été faite, on peut craindre le pire pour le style, la voix et tout ce qui devrait faire un Conte di Luna. Techniquement, les passages étaient ratés, les aigus souvent criés à défaut d’être chantés (le recours aux cris ou aux borborygmes remplaçait désavantageusement souvent le chant) pas d’accents, pas de sensibilité (un Balen del suo sorriso d’une platitude rare, comme s’il ne comprenait pas ce qui était chanté) et des problèmes de justesse à répétition. En bref, un des pires Conte di Luna qui m’ait été donné d’entendre. Quand on pense qu’il doit chanter Rigoletto dans cette saison à Zürich, on peut tout craindre.
Marina Rebeka aborde le rôle de Leonora pour la première fois, ce qui peut se comprendre pour sa fréquentation régulière du Bel Canto et des rôles italiens et ses succès répétés. Techniquement et artistiquement, le chant est beau, bien contrôlé, non dépourvu d’un certain style avec des aigus réussis. Mais il faut plus encore pour Leonora et Il Trovatore, il faut de la palpitation, il faut de l’expression et il faut de la chaleur. Ce chant manque de chair, de brûlure, et d’épaisseur psychologique. Il manque d’accents et de vibration. C’est une prise de rôle et on peut penser que l’avenir est ouvert et que le personnage s’approfondira avec la fréquentation. Mais pour l’instant, on reste à distance. C’est incontestablement une belle chanteuse au chant maîtrisé, mais il manque Verdi.
Piotr Beczala aborde aussi Manrico pour la première fois, et comme souvent la prestation est sérieuse, le chant contrôlé et propre, mais on peut se demander si Manrico ne vient pas trop tard, à un moment où Beczala aborde des rôles plus lourds. Manrico est un très jeune homme, le jeune frère de Luna, il est à peine sorti de l’adolescence (18 ans ?), il faut une voix claire et lumineuse et en même temps suffisante pour un certain héroïsme. Certes Beczala l’aborde dans une salle aisée où la voix projette bien, le timbre n’est pas sombre, mais n’a pas la luminosité solaire nécessaire que possède un Francesco Meli, voire un Fabio Sartori. Je n’ai pas envie de jouer aux comparaisons de prestations mais simplement de couleur de timbre. Piotr Beczala est un chanteur aux qualités éminentes, mais peut-être pas pour ce rôle. Il reste qu’il s’acquitte avec conscience de sa partie, gratifiant aussi le public du « do » de Di quella pira en le tenant à la limite du raisonnable et d’un Ah si, ben mio raisonnablement bien chanté et dominé, mais sans les accents expressifs nécessaires : c’est chanté correctement mais pas toujours vécu. Prestation correcte, propre, mais sans incarnation, malgré de réels efforts pour être le « super-héros » voulu par la mise en scène..
Une fois encore, on se heurte à une distribution sans un seul chanteur italien, ce qui est problématique pour une œuvre comme Trovatore et dans un théâtre comme l’Opernhaus Zürich, qui ne cesse depuis une dizaine d’années de faire appel à des directeurs musicaux italiens (Gatti, Luisi, Noseda) et qui est à 3h de train Milan avec le nouveau tunnel du Gothard. N’importe quel baryton italien, même jeune, aurait fait mieux que Kelsey dans Luna. Et qu’on le veuille ou non, le sens des mots, du phrasé, l’expression, les accents sont indispensables dans Verdi, et notamment dans ce Verdi-là. N’importe quel responsable de casting d’un grand théâtre devrait l’avoir en tête, au-delà des prises de rôle de vedettes du moment. La direction neuve, palpitante et passionnante de Gianandrea Noseda était assez seule ce soir.
Tcherniakov s’y est frotté à la Monnaie de Bruxelles il y a quelques années, installant un huis- clos « familial « pas totalement convaincant ( et avec une distribution très inégale, ce qui est un handicap pour cette œuvre…)