C'est à Heidelberg que le compositeur Michael Jarrell découvre pour la première fois la Cassandre de Christa Wolf, adapté de l’Agamemnon d’Eschyle. Paru en Allemagne en 1983, ce texte connaît rapidement un grand succès par le fait qu'il fait des stigmates de la guerre dans les consciences humaines une thématique intemporelle. Mis en scène à de nombreuses reprises dans sa version originale, notamment par Christoph Marthaler en 1996 au Festival de Lucerne avec Anne Bennent, le texte a été traduit en plusieurs langues. On doit la version française, parue sous le titre "Cassandre. Les Prémisses et le Récit", à Alain Lance et Renate Lance- Otterbein, cosignataires d'une "Médée-Voix", toujours de Christa Wolf, qui servira d'argument à l'opéra de la compositrice Michèle Reverdy en 2001.
Épisode fondateur et symbolique de la vie et de la mort d'une civilisation, la Guerre de Troie fait écho à une actualité dramatique dont s'empare Michael Jarrell au moment où il décide de faire de Cassandre le sujet de son monodrame. L'œuvre naît à la croisée du conflit en ex-Yougoslavie et des prémices de la Guerre du Golfe, avec comme personnage unique la figure de la fille de Priam, le roi de Troie. Cassandre est en quelque sorte victime du don maudit que lui fait Apollon, par dépit de pouvoir la conquérir. Le dieu lui crache dans la bouche, ce qui la condamne à prédire l'avenir sans être crue par ceux qui l'entendent et sans pouvoir agir. Le texte de Christa Wolf invite de façon inédite à relire le drame du point de vue des vaincus, comme pour contredire et éclairer sous un autre jour la version officielle du texte d'Homère.
Cassandre est un monodrame, un "opéra parlé". On écoute la détresse d'une femme seule qui s'apprête à mourir après avoir vu mourir ses enfants et toute sa famille dans les ruines de Troie. Abandonnant l'idée d'en faire un opéra à plusieurs personnages, Jarrell a focalisé son attention sur Cassandre monologuant son drame avec en filigrane, l'épopée à la fois dramatique et héroïque de l'Illiade et l'Odyssée. Impossible dès lors pour lui d'imaginer confier à une voix lyrique un texte qui dit l'intimité et la douleur d'une remémoration. Le personnage est dépossédé de son rôle et de sa voix chantée : "il n'y a plus de raisons de chanter, il ne reste plus que la voix et le récit. Dans sa situation, Cassandre, qui avait la faculté de prédire l'avenir, ne peut plus que regarder en arrière : l'action est passée, comme une longue coda." ((https://www.henry-lemoine.com/fr/catalogue/fiche/26125))
Autre grande figure de la scène après Marthe Keller, créatrice de la version française au Théâtre du Châtelet en 1994 et Astrid Bas au disque en 2009 ((https://www.kairos-music.com/cds/0012912kai)), la comédienne Fanny Ardant reprend au Théâtre de l'Athénée un rôle qu'elle connaît particulièrement bien pour l'avoir interprété à plusieurs reprises avec l'Ensemble Intercontemporain dirigé par Susanna Mälkki. Cette reprise est l'occasion de découvrir après Avignon en 2015 et Genève cet automne, un spectacle mis en scène par Hervé Loichemol avec Jean Deroyer à la tête du jeune ensemble suisse Lemanic Modern Ensemble ((http://www.lemanic-modern-ensemble.net/index.php)).
La scénographie de Seth Tillett ne s'embarrasse pas de fioritures pour mettre à nu un "Sprechoper" où le chant affleure et se limite à une présence en creux. La comédienne évolue sur une scène limitée à l'arrière par un très haut rideau écarlate qui barre l'espace et contraint à lever les yeux pour découvrir les musiciens disposés en ligne comme des témoins et commentateurs assis sur les gradins d'une arène. La voix légèrement amplifiée manque de cohésion et résonne comme un écho diffracté, à l'opposé du jeu très charnel que déploie Fanny Ardant. L'actrice arpente la scène en scandant un texte dont la difficulté repose sur les fluctuations de débit imposées par la musique. Avec un art de la diction reconnaissable dès les premiers accents, elle accompagne du geste une prose outrageusement expressive et véhémente, brisant la narration en fragments épars qu'elle reconstitue par bribes associées comme une remémoration quasi impossible.
La scène du banquet de Ménélas est l'occasion pour elle de déployer une palette expressive étroitement tissée au flux instrumental fait de rythmes heurtés et d'un contrepoint fiévreux qui joue avec une intelligibilité très proche du modèle imaginé par Arnold Schoenberg dans Erwartung. Le drame de Troie a déjà eu lieu, Cassandre le revit sur scène dans un mouvement rétrospectif qui fait saillir a posteriori une révolte qui a le goût du désespoir. L'électronique est elle-même réduite à son minimum pour garantir à la voix de la récitante une emprise généreuse et un ancrage dans un théâtre viscéral et violent.
Préférant passer sous silence les allusions indirectes de Christa Wolf à la situation politique de l'ex-Allemagne de l'Est, la mise en scène joue sur des éléments dont la stylisation ne cherche jamais à capter l'attention au-delà du texte : un rideau qu'on arrache, une tenture déchirée, des projecteurs descendant jusqu'au sol et que l'actrice attache comme un bouquet funèbre alors même qu'elle raconte le meurtre de Troïlos par Achille, l'entrée du cheval dans la ville en liesse et le viol qu'elle subit par Ajax.
Tragédie à la fois contemporaine et intemporelle, Cassandre marque un jalon essentiel dans l'œuvre de Michael Jarrell, aux confluences de la mythologie et de l'ancrage dans une modernité musicale de premier plan.