Jacques Offenbach (1819–1880)
Les Contes d’Hoffmann (1881)
Opéra fantastique en trois actes, un prologue et un épilogue
Livret de Jules Barbier et Michel Carré, créé à l’Opéra-Comique le 10 février 1881.
Version élaborée d’après les éditions de Michael Kaye et de Jean-Christophe Keck

Direction musicale  Stefan Blunier
Mise en scène : Barrie Kosky
Décors et costumes : Katrin Lea Tag
Lumières : Diego Leetz
Dramaturgie : Ulrich Lenz
Chef des chœurs : David Cavelius

Hoffmann : Uwe Schönbeck, Dominik Köninger, Edgaras Montvidas
Stella / Olympia / Antonia / Giulietta : Nicole Chevalier
La Muse / Nicklausse / La Mère d’Antonia : Karolina Gumos
Lindorf / Coppélius / Miracle / Dapertutto : Dimitry Ivashchenko
Andrès / Spalanzani / Pitichinaccio : Peter Renz
Cochenille / Crespel / Schlémil : Philipp Meierhöfer

Chœur et orchestre de la Komische Oper Berlin,

Capté le 2 octobre 2015

Capté à la Komische Oper de Berlinle 2 octobre 2015, visible en streaming gratuit sur Operavision jusqu’au 27 janvier

Avec Cendrillon et Sémélé consumée par Jupiter, la Komische Oper aurait pu former une trilogie incendiaire avec Les Contes d’Hoffmann, où la Muse chante au poète « Des cendres de ton cœur réchauffe ton génie ». Pourtant, on n’entend pas ce grand final dans la version concoctée pour la Komische Oper par Barrie Kosky qui, pour une fois, n’emporte pas aussi totalement l’adhésion qu’à l’accoutumée.

Uwe Schönbeck (Hoffmann 1)

Video accessible sur Operavision.eu jusqu'au 27 janvier 2021 :
https://operavision.eu/en/library/performances/operas/les-contes-dhoffmann-komische-oper-berlin

Offenbach étant mort avant la première de son testament musical, Les Contes d’Hoffmann semblent aujourd’hui destinés, après avoir connu une relative stabilité au cours de la première moitié du XXe siècle, à changer de visage d’une production à l’autre. Depuis quelques décennies, les musicologues ont révélé une profusion de matériau dans lequel chacun se sent désormais libre de puiser. Pratiquement plus personne ne se contente de la version Choudens, élaborée à force de remaniements successifs, d’abord par Ernest Guiraud (également connu comme auteur des récitatifs ayant remplacé les dialogues parlés dans Carmen) qui remania, abrégea – tout l’acte de Venise fut supprimé – pendant les trois mois où les répétitions se poursuivaient à l’Opéra-Comique après la mort d’Offenbach, puis par Raoul Gunsbourg pour une série de représentations à Vienne en 1905, qui fit apparaître l’air « Scintille, diamant », dont la mélodie était empruntée à l’ouverture du Voyage dans la lune et le grand septuor. La partition des Contes d’Hoffmann, laissée en chantier par le décès du compositeur, est devenue une sorte de work in progress qui ne trouvera sans doute jamais de visage définitif. Il suffit de se pencher sur le personnage de Nicklausse pour mesurer le chemin parcouru : dans la version EMI 1965 qui fit longtemps autorité, ce personnage travesti (puisqu’il n’est qu’un avatar de la Muse d’Hoffmann) était purement et simplement confié à un baryton. Cette aberration reste assez exceptionnelle, mais Nicklausse a ensuite récupéré un air magnifique dans l’acte d’Antonia (« Vois sous l’archet frémissant »), un autre dans le Prologue ; quant à ce qui fut longtemps son unique air, « Une poupée aux yeux d’émail », on entend désormais presque aussi souvent une version tout à fait différente, « Voyez-la sous son éventail ». Mais après la période des redécouvertes, qui ont contribué à rallonger l’œuvre, l’heure semble être venue de retrancher, d’abréger à nouveau.

A la Komische Oper, pour la première production en français, Barrie Kosky a souhaité profiter pleinement de cette nouvelle latitude pour élaborer une version maison des Contes d’Hoffmann. Comme l’avait jadis fait Patrice Chéreau pour sa mise en scène légendaire conçue pour l’Opéra de Paris en 1974, mais de manière encore plus légitime puisqu’il s’adresse à un public germanophone, il a décidé de revenir à l’écrivain et compositeur Ernst-Theodor-Amadeus Hoffmann dont s’étaient inspirés Jules Barbier et Michel Carré pour imaginer d’abord un « drame fantastique » créé en 1851 au Théâtre de l’Odéon, puis le livret de leur « opéra fantastique » présenté exactement trente ans plus tard Salle Favart. Puisque la Stella est censée interpréter « le chef‑d’œuvre de Mozart » dont Nicklausse fredonne même « Notte e giorno faticar », il était assez logique de revenir à la nouvelle Don Juan (1813), dans laquelle le narrateur assiste à une représentation de l’opéra et se laisse fasciner par la chanteuse qui tient le rôle de Donna Anna. De ce texte, on entend de nombreux extraits au cours des Contes d’Hoffmann berlinois : de ce fait, on entend aussi bien plus de Mozart qu’Offenbach ne l’avait prévu. Un enregistrement d’« Or sai chi l’onore » semble venir des coulisses pendant le Prologue, et l’Epilogue remplace purement et simplement toute la musique d’Offenbach par le « La ci darem » où les rôles masculin et féminin sont intervertis : c’est la voix de mezzo de Nicklausse qui chante les répliques de Don Giovanni, Hoffmann faisant les réponses de Zerline pendant qu’on le cloue dans son cercueil.

Philipp Meierhöfer (Cochenille), Dominik Köninger (Hoffmann 2, de dos), Nicole Chevalier (Olympia)

Autre choix décisif : la présence de trois Hoffmann dans le spectacle. L’enregistrement EMI susmentionné croyait faire dans le luxe en choisissant trois chanteuses différentes pour les « trois femmes dans la même femme » évoquées par le poète, et en démultipliant les interprètes du Diable. C’était aller à l’encontre de la volonté d’Offenbach, pour qui une même artiste devait incarner toutes les héroïnes, et qui avait prévu que le Diable n’ait qu’une seule voix à travers ses avatars. Personne, en revanche, n’avait imaginé que Hoffmann puisse changer d’un acte à l’autre. Cela dit, les trois Hoffmann ne correspondent pas aux trois différents actes : il y a plutôt un Hoffmann âgé, narrateur, et deux Hoffmann jeunes, l’un pour le Prologue et l’acte d’Olympia, l’autre pour Antonia et Giulietta. Pourquoi ? Parce qu’il a été choisi de revenir à un premier état de la partition, quand le héros du premier acte était encore destiné à un baryton, écrit en clef de fa. Divers jeux de scène sont là pour nous faire comprendre que le petit gros chauve à lunettes et les deux jeunes gens élancés sont censés ne faire qu’un. Pour le reste, le spectacle prend l’allure du cauchemar d’un vieil ivrogne, l’élimination de presque tous les récitatifs rendant l’enchaînement des morceaux plus proche du télescopage onirique que du déroulement à peu près rationnel d’un opéra-comique. La mise en scène ménage quelques effets assez frappants, mais sans aboutir à un résultat totalement cohérent (sans superposer une cohérence nouvelle à une œuvre qui en est à jamais dépourvue, faudrait-il peut-être dire).

Pour le décor et les costumes, Barrie Kosky fait ici équipe avec Katrin Lea Tag, qui a signé l’identité visuelle de plusieurs de ses meilleurs spectacles, mais on a ici surtout l’impression d’une démonstration de moyens technologiques, avec ce gigantesque plateau qui s’avance en diagonale par-dessus la scène (il rappellera aux habitués de l’Opéra-Bastille le décor de Billy Budd dans la production Zambello) et qui s’incline dans tous les sens. Les mouvements constants de ce plateau évoquent un peu la tournette systématique à laquelle recourent certaines productions, soucieuses d’offrir au regard des spectateurs une agitation de chaque instant, sans que celle-ci se justifie par des nécessités dramaturgiques. Quant aux costumes, on admet aisément l’habit XVIIIe de Nicklausse, et il faut mettre sur le compte du rêve éthylique le fait que les étudiants du Prologue soient devenus autant de doubles de la Stella puisqu’ils arborent tous la robe à panier gris perle de Donna Anna. Les invités de Spalanzani sont une terrifiante bande de savants fous, et les amis de Giulietta arborent d’inquiétants sourires démesurés. La mère d’Antonia a le chignon de la mère de Norman Bates, mais au lieu d’être chanteuse, elle joue du violon, elle aussi accompagnée d’une vingtaine de doubles.

Nicole Chevalier (Olympia), Dominik Köninger (Hoffmann 2)

Des trois Hoffmann, le premier ne chante pas. Il parle, crie, d’une voix éraillée, avec une indéniable éloquence d’acteur : jadis ténor de caractère (il fut notamment Monsieur Triquet à l’Opéra de Paris), Uwe Schönbeck semble désormais cantonné au sprechgesang. Papageno ou Figaro à la Komische Oper, le baryton Dominik Köninger est tout à fait convaincant dans le rôle-titre (Prologue et Olympia) et l’on remarque à peine qu’il n’est pas ténor, les aigus supprimés dans la chanson de Kleinzach passant sur le compte des diverses coupures pratiquées dans la partition. Bien connu grâce aux résurrections de raretés organisées par le Palazzetto Bru Zane, Edgaras Montvidas offre un français de qualité et une certaine séduction, même si son style d’émission donne trop souvent une impression de tension extrême.

Face à ce triple Hoffmann, on retrouve celle qui fut, sous la direction de Barrie Kosky également,une bien belle Sémélé de Haendel : la soprano américaine Nicole Chevalier, particulièrement éblouissante dans la versatilité avec laquelle elle se prête aux métamorphoses. Par ses grimaces irrésistibles, son Olympia rappelle les plus belles heures de la Folie de Platée par Mireille Delunsch, et le suraigu ne lui pose aucun problème. Cette aisance lui permet aussi de chanter la version complète de l’air de Giulietta « L’Amour lui dit : la belle », mais la solidité de la voix fait merveille en Antonia et confère tout le poids nécessaire à la plus émouvante des trois héroïnes. On regrettera seulement des syllabes parfois excessivement nasalisées, qui gâtent un français par ailleurs de bon aloi.

Du Diable, Dimitry Ivashchenko a la fière allure, l’éloquence et l’autorité vocale, même si les coupes sombres rendent assez incompréhensible la colère de Coppélius et même si le docteur Miracle n’a plus rien d’un médecin-assassin. Bien joli Prince Charmant dans la Cendrillon de Massenet, Karolina Gumos campe un fort beau Nicklausse, pour qui l’on regrette que l’air initial de la Muse ait été remplacé par le monologue arrangé par Guiraud dans une version intermédiaire, à partir du thème du final « On est grand par l’amour et plus grand par les pleurs ». Récupérant en Pitichinaccio l’air de Franz « Jour et nuit je me mets en quatre », qui perd son côté ridicule et permet au contraire un étalage d’aigus longuement tenus, Peter Renz livre un festival de mauvais français ; qui a vu Philipp Meierhöfer en Cadmus dans Sémélé n’en croira pas ses yeux en découvrant son étrange Cochenille, Crespel étant réduit à une sorte de bonhomme de Folon coiffé d’un chapeau melon.

Dans la fosse, Stefan Blunier recourt un peu trop fréquemment à des accélérations frénétiques qui, peut-être, renforcent le côté cauchemardesque du spectacle mais paraissent vraiment excessifs ou, du moins, entraînent la partition dans un univers pour lequel elle n’a pas forcément été conçue.

Video accessible sur Operavision.eu jusqu'au 27 janvier 2021 :
https://operavision.eu/en/library/performances/operas/les-contes-dhoffmann-komische-oper-berlin

Dimitry Ivashchenko (Miracle)

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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