Giuseppe Verdi (1813–1901)
La Traviata (1853)

Livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux Camélias (1852) et la pièce qu'il en a adapté (1852)
Créé le 6 mars 1853 au Gran Teatro La Fenice à Venise

DISTRIBUTION
Direction musicale Paolo Carignani
Mise en scène Karin Henkel
Collaboratrice artistique à la mise en scène Victoria Stevens
Scénographie Aleksandar Denić
Costumes Teresa Vergho
Dramaturgie Malte Ubenauf
Collaboratrice chorégraphique Sabine Molenaar

Violetta Valéry Ruzan Mantashyan
Violetta Valéry (double chantant) Martina Russomanno
Violetta Valéry (double dansant) Sabine Molenaar
Alfredo Germont Enea Scala
Giorgio Germont Luca Micheletti
Gaston de Létorieres Emanuel Tomljenović
Flora Bervoix Yuliia Zasimova
Annina Élise Bédènes
Le Marquis d’Obigny Raphaël Hardmeyer
Le Docteur Grenvil Mark Kurmanbayev
Le baron Douphol David Ireland

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Direction des chœurs Mark Biggins
Orchestre de la Suisse Romande

Nouvelle production

Genève, Grand Théâtre, samedi 14 juin 2026, 20h 

C’est désormais traditionnel, la programmation annuelle du GTG se termine par un opéra italien, le plus souvent populaire. On se souvient que la saison dernière s’était close sur une reprise complète de la « Trilogie Tudor » de Donizetti avec production conclusive de Roberto Devereux, italien d’ailleurs pas si populaire, mais si on recule dans le temps on avait vu Nabucco et autre Turandot, et une production de Traviata avait été prévue et annulée à cause du Covid.
Avec
La Traviata, c’est pratiquement le titre le plus populaire du répertoire d’opéra et donc le Grand Théâtre affiche évidemment complet. Mais comme on sait, ce type d’œuvre est un chemin semé d’embûches, distribution, direction musicale, mise en scène. Autant dire un piège à tous les étages. Le public qui vient voir Traviata a envie d’être émerveillé et ému, il a envie de ses airs favoris dans les ors pour le libiamo, et dans les larmes pour l’Amami Alfredo ou l’Addio del passato. Autant dire qu’il n’est pas prêt à supporter les expériences trop pointues de mise en scène, qu’il veut ses aigus et roucoulades et sa Violetta éperdue d’amour et de douleur.
Aviel Cahn, que je soupçonne de ne pas trop aimer ce répertoire, ni ce type de public, mais qui sait que les salles seront pleines, propose donc une production à deux distributions très différentes, une mise en scène à rebours des attentes qui fait frémir le spectateur (pourtant, il en a pour son argent avec rien moins que 4 Violetta(s) sur scène…) et paradoxalement une direction musicale un peu éteinte et peu stimulante, comme quoi on n’a jamais peur de la contradiction, en offrant une musique sans grand intérêt et une mise en scène qui fait hurler, pendant que les chanteurs sans être des sommets font ce qu’ils peuvent.
Une fois encore c’est l’œuvre qui en souffre, coincée entre les attentes d’un public traditionnel d’un côté, une musique jamais convaincante et une mise en scène hors sol. Alors, si Karin Henkel, la metteuse en scène, nous assène que Violetta est une victime, on se demande de qui ? Des choix du GTG ou de son histoire malheureuse ? Plus douloureux et tragique encore : à quand, vraiment à quand une
Traviata convaincante ? …

 

 

 

Contextes

Les productions de Traviata peinent à convaincre et on ne sait plus quoi en faire : la dernière à faire l’unanimité internationale fut celle de Willy Decker en 2005 pour une Netrebko débutante et elle reste insurpassée. Aujourd’hui on erre entre la production à Paris et à Vienne de Simon Stone qui demeure actuellement la moins insupportable, celle qui croule sous la poussière de la Scala, parfaitement adaptée à son public actuel, signé Liliana Cavani, reprise depuis 1989 (bientôt quadra), quand celle de Tcherniakov (2013) avait fait hurler les bonnes âmes parce qu’Alfredo épluchait des patates. À la Scala la patate n’a pas droit de cité dans Traviata… même à la campagne, où l’on doit supposer qu’Alfredo, héros cultivé et élégant (il n’est ni l’un ni l’autre) doit lire au moins un philosophe du temps, mettons Schopenhauer, respirer la nature comme Werther et passer un peu de temps dans le lit d’amour de Violetta (mais chuuut, ça se chante mais ne se dit ni ne se voit).

J’ai toujours dans mon cœur la magnifique production parisienne de Christoph Marthaler, qui avait transposé le couple Alfredo/Violetta en Theo Sarapo/Edith Piaf, encore une course d’amour contre la mort : c’était si beau, si juste aussi que le public parisien (qui vaut en terme de poids de poussière celui de Milan) en avait décrété la condamnation à mort.
Alors on se rabat sur la vieille production Zeffirelli, vue à Florence, à Paris, et réadaptée pour Vérone encore récemment, dans un décor monumental Second-Empire, dont on a fait un film avec une inoubliable Teresa Stratas, qui n’était pas si mauvaise. Mais ce type de production a besoin pour exister de grandes personnalités scéniques, des Oropesa aujourd’hui, des Stratas ou Gasdia hier. Et entre les deux, il y eut dans une autre production Anja Harteros… bouleversante (soupir…).

Ne rêvons pas, nous sommes à Genève en 2025 et la production a été confiée à une jeune metteuse en scène allemande, Karin Henkel, qui est sans nul doute un des espoirs de la scène germanique mais qui, en se confrontant à Traviata, a péché par un certain excès de zèle dramaturgique tudesque.
Pourtant, autour du berceau, que de noms flatteurs : le décor (impressionnant) est d’Aleksandar Denić, décorateur attitré de la légende Frank Castorf. Il a signé les décors incroyables du Ring 2013 de Bayreuth, un artiste génial qui croule sous les prix internationaux et qui vient d’exposer à la dernière Biennale de Venise (son projet « Exposition coloniale ») , et qui est, ne l’oublions pas, l’un des scénographes d’Emir Kusturica ; les costumes sont de Teresa Vergho qui vient aussi de signer les costumes de La Forza del Destino à Lyon dans la mise en scène d’Ersan Mondtag, actuellement l’une des créatrices de costumes les plus en vue d’Allemagne, et le dramaturge est Malte Ubenauf, dramaturge habituel de Christoph Marthaler. Il ne m’étonnerait pas qu’avec une telle équipe de production, le spectacle ne parte à la Deutsche Oper Berlin, dont le public en a vu bien d’autres et prochain port d’attache d’Aviel Cahn …
Karin Henkel, contrairement à ce que j’ai entendu çà et là, ne signe pas un travail inepte loin de là, et le point de départ de sa réflexion a du sens. Mais là n’est pas le problème parce que dans la bataille idéologique et désormais rebattue (et épuisante par sa bêtise) entre anciens et modernes à l’opéra, d’un côté certains se refusent à aller au-delà des yeux, ou de voir derrière les yeux comme disait André Breton et de l’autre c’est une entreprise qui du côté du GTG, se veut une rupture frontale avec la tradition.

D’abord quelques observations sur le statut du titre aujourd’hui, qui a l’air si évident et qui ne l’est pas. L’Opéra de Paris entre 1973 et 1980 sous le règne de Rolf Liebermann a vécu sans doute sa période la plus faste des cinquante dernières années et ce fut mon école de l’opéra. Ce fut une période brillante mais sans Traviata ni Tosca. Ce serait aujourd’hui incompréhensible.
La Scala elle-même, le Vatican de l’opéra italien, a vécu sans Traviata entre décembre 1964 (Karajan, Freni, Franco Zeffirelli ) et avril 1990 (Muti, Fabbricini, Alagna, Liliana Cavani) soit 26 ans…
J’ai vu moi-même ma première Traviata scénique à Vienne en 1980, soit une douzaine d’années après ma naissance à l’opéra, avec Edda Moser, Alfredo Kraus et Bernd Weikl. Vous pouvez aisément deviner pour qui je fis le voyage, puis à Paris en janvier 1986 (Mehta, Zeffirelli, Gasdia, Aragall…).
Ceci pour dire qu’on peut aussi vivre à l’opéra pendant des années sans Traviata.
Mais, dans le délire qui a pris ou le public ou les managers, Traviata est devenu aujourd’hui une sorte de titre-symbole, sans doute alimenté par le mythe Callas (c’est pareil pour Tosca) qui a grossi à mesure que la mort de la Diva s’éloignait et en même temps dans la conviction que les titres « populaires » vont faire revenir le public à l’opéra. Nos chaines TV doivent en être par exemple à leur 3765e diffusion de Carmen en toutes couleurs et sous toutes latitudes, et j’appelle cela un calcul populiste, prenant le public pour des zozos, capable de mobiliser un temps de cerveau lyrique seulement pour ces titres universels, mais pas pour le reste du répertoire.
En ce qui concerne Traviata, chaque vision doit cacher sans doute en sous-texte le rêve de retrouver Callas ou sa réincarnation : ce fut le cas de Tiziana Fabbricini en 1990 à la Scala : « c’est Callas réincarnée »  disait-on à l’époque à Milan où je vivais, et ce fut Alagna qui survécut.
Il y a eu de très grandes Traviata depuis des années, de magnifiques enregistrements (Kleiber et Ileana Cotrubas…) et aussi de sacrés laminages de la partition par le répertoire : coupures çà et là, tempi changés (l’amami Alfredo devenu une sorte de point d’orgue vériste, ralenti pour faire sortir les larmes là où il est en réalité halètement de la mourante, avec un tempo bien plus rapide indiqué par Verdi lui-même). La dernière en date des Violetta de grand style est Lisette Oropesa, intelligence, sensibilité, technique, présence… Mais il faut d’abord comprendre que Violetta n’est pas une super Mimi, même si elles meurent du même mal.

 

Violetta et la mort

Rendez-vous avec la mort : Ruzan Mantashyan (Violetta)

Violetta sait d’emblée qu’elle va mourir, mais elle le masque à tous parce que la courtisane doit n’être au monde que pour l’extérieur, pour la façade, pour la société qui la fait vivre. La mort est en elle dès le premier « Flora », son premier mot dans l’opéra qui doit être dit avec une fragilité sur le ton, à la limite de la justesse, pour faire sentir déjà que la voix a des ratés.
Dans ce contexte, Alfredo arrive et elle s’offre avant de mourir les instants jamais vécus d’une autre vie, fait le choix de rompre avec la société dans laquelle elle évoluait, pour vivre cet amour immédiat, et de toute manière sans lendemain. Elle rompt pour vivre avant de mourir. C’est non pas une faible femme, mais une femme forte.

Devant Germont au deuxième acte, elle comprend que la « société » la rattrape, et qu’elle n’a plus de temps pour continuer à vivre. En disant non à Germont, elle se donnerait un sursis de quelques mois de bonheur, en lui disant oui, d’une part elle perd le bonheur pour quelques mois au mieux, mais elle gagne ce respect que des êtres comme Germont n’ont jamais eu pour des femmes de sa sorte : et Verdi et son librettiste immédiatement posent le personnage et la situation quand Germont arrive sûr de lui et dominateur et qu’elle le remet à sa place, vertement.
Violetta : Donna son io, signore, ed in mia casa ;
ch'io vi lasci assentite,
più per voi che per me. (per uscire)
Germont (Quai modi!) Pure…
Je suis une femme, monsieur, et je suis chez moi ;
si je vous laisse partir,
c'est plus pour vous que pour moi. (pour sortir)
Germont (Quelles manières !) Pourtant…
Autrement dit, elle menace de sortir (per uscire= elle fait mouvement de sortir) devant l’agressivité de Germont et immédiatement celui-ci se calme…

Proies et prédateur : Luca Micheletti (Germont) et diverses Traviata

Ce qui signifie que le dialogue aura lieu d’égal à égal et non plus de père outragé à prostituée.
C’est tout l’inverse d’Alfredo qui dans son aveuglement et son refus d’écouter qui que ce soit la renvoie au deuxième tableau (la fête chez Flora) du deuxième acte à son statut
qui testimoni vi chiamo,
ch'ora pagata io l'ho
(Je vous prends tous à témoin que maintenant je l’ai payée.)

Violetta renonce à son amour en gagnant le respect de Germont, et le fils la renvoie brutalement dans son statu quo ante. En réalité Violetta renonce à Alfredo parce qu’elle sait qu’elle va mourir et qu’Alfredo aura de toute manière une vie après, qui correspondra à sa situation sociale, à sa classe, à sa jeunesse aussi : Alfredo n’est pas un héros romantique qui meurt d’amour : n’est pas Werther qui veut.
Elle choisit la mort, et en quelque sorte la mort par amour. Deuxième indice qu’elle est une femme résolue.

Donc si elle est victime, elle l’est d’un système, elle l’est d’une société, elle l’est aussi d’une maladie, mais elle agit en toute connaissance de cause, et de vivre avec Alfredo et de le quitter en s’effaçant, en cela, elle est la seule héroïne de l’œuvre.
Ainsi lorsque Karin Henkel à Genève souligne que la question de Traviata, c’est la mort, elle n’a pas tort. Violetta condamnée s’offre quelques moments de bonheur avant la fin, un peu comme le Don Giovanni blessé à mort de Claus Guth (à Salzbourg) s’offrait ses derniers moments de séduction avant la fin inéluctable. Pour lui c’était une course à l’abîme, pour Violetta, une dernière course à la vie.

De son côté si Germont a plus de poids et de subtilité que celui de père outragé, je crains qu’Alfredo n’ait jamais perçu (malgré le premier acte) la Violetta en sursis. Jeune fougueux, enfant gâté, il ne connaît de la vie que les facilités mais ni les obstacles, ni les malheurs, ni les douleurs. Sans grand intérêt ce garçon. Et en faisant mourir son héroïne seule et abandonnée de tous, Alexandre Dumas dans son roman avait vu juste. Mais de son côté Violetta qui cachait à sa société sa maladie mortelle la cache aussi à Alfredo : sa relation à Alfredo est aussi projection dans une sorte de rêve éveillé où le réel n’a pas la place qu’on croit et elle se laisse aller à Alfredo en sachant bien avec qui elle vit.

Une production loin d’être absurde

Ainsi dans sa mise en scène Karin Henkel s’intéresse à ce personnage qui meurt, et c’est même le centre de son propos, souligné par le décor monumental d’Aleksndar Denić, une vaste salle d’un hôpital-hospice où dès que possible surgissent les tables à autopsie et les cercueils, un de ces bâtiments sans âme, un peu à l’abandon pour âmes délaissées.
Il est évident, et Karin Henkel le souligne, que les visions qui nous sont proposées ne sont pas réalistes, elles ne peuvent l’être parce qu’en construisant sa mise en scène autour d’un flash-back initial (Violetta au bord de la mort se remémore son passé et notamment sa dernière aventure) Karin Henkel elle propose au public une vision de Violetta, des souvenirs, des cauchemars, des images, des représentations de la vie passée magnifiées ou en réalité augmentée ou diminuée : toute sa mise en scène est vision, et pas récit.

Alors dans ce type d’espace plus ou moins rêvé, plus ou moins torturé, tout est possible parce que rien n’est « réel », puisque l’espace est le reflet d’un vécu de l’héroïne, de son image du monde et non de la vie.
Ainsi l’espace d’Aleksandar Denić a cette modularité qu’on lui a reproché (« on ne sait pas où on est, ce que cela représente »…) d’un espace monumental, impressionnant, vaguement abandonné, modulable, où tout peut surgir et survenir, on pense à l’hôpital, car il y a des carreaux de céramique, on pense à une salle abandonnée, une salle de spectacle parce qu’il y a un podium, ou pense aussi à une cave, avec du charbon (?) entassé à jardin sur lequel gît un cercueil. Dans cet espace où circulent les tables à autopsie, où Violetta apparaît sur un fauteuil, avec cathéter, cet espace où des infirmières circulent, on ne soigne rien, on y attend la mort : c’est l’espace-mouroir.

Les quatre Violetta…

Si l’on admet que c’est un flash-back, un procédé assez banal au cinéma, mais aussi au théâtre, les souvenirs de Violetta s’accumulent et se superposent, elle se voit enfant (Violetta 1), elle se voit cadavre (Violetta 2), elle se voit aussi dans sa gloire (Violetta 3), et donc, le théâtre nous représente quatre Violetta en une qui sont l’image trouble d’une sorte de délire final d’une Violetta où se superposent des images qui font « explication » d’une vie.

De là les étranges costumes du chœur signés Teresa Vergho, avec leurs épaulettes à la Pierre Cardin années 1970, un artifice déjà réalisé dans La Forza del Destino à Lyon et pour les mêmes raisons (bis repetita placent… elle ne s’est donc pas trop fatiguée), un monde à la limite du rêve et de la réalité, vaguement agressif et vaguement diabolique aussi dans l’imaginaire de Violetta, un monde qui là non plus n’est pas réaliste et qui n’est pas un monde « ami ».

Les protagonistes, Alfredo et Germont Père sont eux, habillés « bourgeoisement », pour le père, un peu négligé pour le fils (chacun vit sa révolte comme il peut), mais sans caractère d’artifice, ils existent dans leur costume habituel. En revanche, Violetta passe de la nuisette blanche avec robe de chambre à la tenue noire de la prédestinée, mais pour la société du premier acte elle revêt une extravagante robe « fleur » qu’elle voudra revêtir sans le pouvoir à la fin de l’opéra, sa robe de cour ou de courtisane.

Ruzan Mantashyan (Violetta) en vedette de Music-Hall devant son portrait et avec le magnétophone au pied…

Et Douphol, qu’on n’a jamais vu aussi présent dans une mise en scène, est aux limites entre les deux univers avec son complet lie de vin, si typiquement allemand d’ailleurs, qui n’a pas droit aux épaulettes, mais simplement à la couleur pour le singulariser : Karin Henkel met aussi en scène face à face Douphol, l’amant qui paie, et Alfredo, l’amant qui aime (et qui par incise, se fait entretenir par Violetta sans trop y penser).
On a beaucoup reproché la « destructuration » de l’œuvre puisqu’on entend d’abord le prélude de l’acte III et l’addio del passato (le second couplet), l’adieu au passé que Violetta chante au début du troisième acte en se remémorant sa vie passée. Mais celle qui le chante c’est Violetta 3 (Martina Russomano) et non Violetta 4 (Ruzan Mantashyan) qui va chanter en miroir le premier acte avec une voix plus légère que l’autre, plus fragile aussi…
Je suis sûr que si la même scène avait été représentée par un moyen ou par un autre sans musique, dans le silence d’une sorte de pantomime avant que ne commence la « vraie » Traviata avec le vrai prélude et l’irruption du chœur, personne n’aurait crié à la destructuration. En fait la présence de la musique ici ne fait que rappeler au spectateur un sens qui est déjà projection de l’échu, de la fin. Car la musique qui ouvre le troisième acte a une couleur voisine de celle qui ouvre l’opéra (c’est le même début), et c’est celle de l’infinie tristesse de la fin ; elle va servir de Leitmotiv : c’est aussi nous rappeler que Verdi « compose ». Le prélude du troisième acte compose un écho très clair au prélude de l’opéra, et c’en est une variation tragique : le signe musical donné au spectateur n’en est pas si absurde : la mort existe musicalement dès le début de l’opéra et non pas seulement au troisième acte quand tout est perdu : chez Verdi, tout est perdu au départ. Comment s’étonner alors dans la mise en scène de l’arrivée des croquemorts, du cercueil, de la mise en bière du cadavre puisque c’est de cela qu’il s’agit, c’est la seule question…
Mais le prélude habituel de l’opéra alterne cette mélancolie lointaine avec un crescendo assez léger aux cordes tremblantes qui fait croire à la vie sur un fil. Alors il est placé par la metteuse en scène entre le final du premier acte et le début du deuxième. Disons que c’est à la fois audacieux et démonstratif, mais pas vraiment utile parce que la musique parle si on l’écoute. On n’a pas besoin de l’utiliser en « argument » asséné. Si après ce prologue « troisième acte », on était revenu simplement au prologue « premier acte » normal suivi du premier acte, cela aurait eu aussi du sens, mais on ose avec Verdi ce qu’on n’oserait ni avec Wagner ni avec Strauss (Imaginez le bûcher final de Walküre en début de deuxième acte, le metteur/la metteuse en scène mettrait sa vie en jeu…)… Verdi puzzle au nom d’un message, ça se discute, et ça se critique et ça me désole un peu parce qu’on a toujours l’impression de regarder Verdi d’en haut alors qu’il est un géant.

La raison ? Karin Henkel veut faire du premier acte un rite funèbre (C’est dans Verdi, puisque Violetta y trouve par son malaise son premier rendez-vous public avec la mort…) dont on verra la triste copie au troisième acte, et la metteuse en scène veut directement la lier à ce troisième acte initial. L’intuition est juste, pas le moyen (le marteau-piqueur et le bulldozer).

Vision du lever de rideau, Martina Russomano (double chantant de Violetta )

Comment s’étonner alors au premier acte de ces placards au mur, « Mon cadavre » d’un côté « préféré »  de l’autre bien évidemment très didactiques au sens brechtien du terme (on y reviendra), mais qui va aussi nous rappeler une histoire de cadavre, voyant Violetta comme un cadavre en sursis : d’où l’une des Violetta (la chorégraphe Sabine Molenaar) en corps désarticulé que les hommes manient comme un objet, comme un objet-corps dénué d’âme, dénué de forme : ses mouvements sont ceux d’une contorsionniste, déniant à Violetta sa part d’humanité, et la réduisant à un pantin désarticulé, à un tas de chair, vivante ou morte, peu importe.
Plus délicat est la Violetta enfant, amenée en scène par son père avec un placard « à vendre », qui la vend au plus offrant, offerte dès l’enfance au plaisir des hommes, avec un père en quelque sorte proxénète.
Enfin, la femme est destinée au viol, d’où l’apparition de Germont avec sa fille, couverte de sang, suggérant clairement d’une part l’usage que son père en a fait (et rappelant la scène de l’enfant à vendre), mais nous suggérant surtout que le mariage de la jeune femme est un gentleman agreement visant à arranger un mariage qui effacera la virginité perdue longtemps auparavant. L’idée de femme-objet, de femme-matériau circule dans tout le spectacle et ce sang qu’on voit versé plusieurs fois, c’est le sang du viol et du destin éternel des objets de prédation.
L’autre idée symétrique circule donc aussi, est celle de l’homme prédateur, celle d’un masculinisme représenté au deuxième tableau du deuxième acte par les deux boxeurs, évidente métaphore de Douphol contre Alfredo, mais plus encore de la lutte de pouvoir sur les femmes… « qui a la plus longue ? » en quelque sorte, réduisant les hommes à une sorte d’animalité sans intérêt : c’est ici le zoo humain qui est suggéré dont la femme est victime, consentante ou non. Violetta en choisissant Alfredo fuit ce monde, elle s’efface, elle se cache (elle le dit au deuxième acte quand elle reçoit le billet de Flora : Ah ! ah!… scopriva Flora il mio ritiro!… Ah ! ah ! Flora a découvert ma retraite…) mais ce billet de Flora montre que le passé vous rattrape toujours (comme on dit), mais surtout qu’on ne peut se soustraire à la société des prédateurs, ce que la visite de Germont qui suit va évidemment confirmer.
Violetta dans cette société est en exposition : le prouve son portrait immense qui la montre « telle qu’en elle-même l’éternité la change », la Violetta offerte au monde, la Violetta saine et disponible, la reine de Paris, comme le montre la partie du premier acte sur le podium pendant qu’on l’habille de sa robe fleur, tellement démonstrative, une robe de revue de Music-Hall, une robe-spectacle tandis qu’elle va chanter le libiamo avec Alfredo. Et n’oublions pas non plus que le libiamo (le brindisi que tout le monde connaît par cœur) c’est l’hymne de cette société du zoo humain, Paris chante, danse, trinque et baise : c’est la Violetta-apparence qui le chante et la joie est feinte, pour la galerie… Mais qui le chante avec cette légère teinte, cette légère feinte ? …
Le deuxième acte pourrait donc être traité de manière assez « traditionnelle » dans son premier tableau. Même si la « campagne » est suggérée par des projections d’images de bêtes sauvages (cerf, loup etc) sorte de représentation de la campagne sauvage vue d’un monde urbain, mais où les images restent nocturnes et vaguement effrayantes, montrant dans cette campagne un autre zoo aussi effrayant. Mais on y trouve aussi bien le fougueux Alfredo et ses bollenti spiriti que l’entrevue Germont face à Violetta (sans le personnage de Giuseppe) accompagnée de son ombre cadavre-chose, donnant clairement l’idée de ce que Germont pense d’elle, puis Germont avec sa fille couverte de sang, nous dit ce que fut le passé de la giovine – sì bella e pura, mais c’est lorsqu’il est face à son fils que le « délire » démonstratif de la mise en scène se montre,

Enea Scala (Alfredo ligoté) Luca Micheletti (Germont père)

puisque Germont aidé de sbires attache Alfredo à une chaise en le bâillonnant  pour l’empêcher de réagir, l’obliger à écouter et montrer qui est le maître (L’éducation à la Bétharram) , tout en chantant Di Provenza il mar qui n’est pas forcément un chant de torture, mais un chant d’espoiir que tout rendre dans l’ordre, dans l’ordre familial. Du genre je te bombarde pour la paix (suivez mon regard…).

La fête chez Flora, serait là aussi traditionnelle sans les deux boxeurs trophées du masculinisme dont il a été question plus-haut. À chaque scène sa petite « apostrophe » qui la décale…

La fête chez Flora : Ruzan Mantashyan (Violetta), Enea Scala (Alfredo) et les boxeurs-lutteurs

Le troisième acte commence traditionnellement (on est obligé de le rappeler vu le spectacle) et on en revient à la première vision du lever de rideau, mais c’est cette fois Traviata 4 (Ruzan Mantashyan) qui chante, sans prélude (entendu au début de la représentation), au bord de la mort. Verdi a installé immédiatement l’idée d’irrémédiable et de solitude dans ce dernier acte. La plupart des mises en scène montrent le même espace que celui du premier acte, mais sans meubles, sans tableaux (le décorateur Rolf Gérard au MET dans les années 50 avait laissé au mur les auréoles des tableaux, ce qui fut et ce qui est) : on installe l’image de désolation, c’est chez Dumas, c’est chez Verdi.
Ici Karin Henkel fait reprendre a cappella le libiamo, ce qui fut et ce qui est, le printemps adorable a perdu son odeur, dirait Baudelaire car l’idée en est bien ce « Goût du néant » que toute la scène respire, au-delà de tous les tripatouillages de mise en scène. Alors on a ensuite ce qu’on attend, la visite du docteur Grenvil (Mark Kurmanbayev, au timbre chaleureux et à la voix bien projetée) et l’annonce de la mort.

Scène finale : Ruzan Mantashyan (Violetta), Enea Scala (Alfredo)

Puis commence la lecture de la lettre, donnée à Traviata 1 (la petite fille), ce qui en soi n’est pas une mauvaise idée : la petite fille est émouvante et faire lire la lettre par une autre voix, c’est déjà lui enlever sa réalité, la projeter vers un rêve de retrouvailles, et non pas vers un espoir réel. C’est pourquoi Violetta ne chante/dit pas ensuite è tardi. Parce que le tard est déjà passé, il est déjà trop tard. L’addio del passato chanté sans le deuxième couplet, qui avait été chanté en lever de rideau par l’autre Traviata (on s’y perd) est devenu un chant de mort comme au début du spectacle, alors de nouveau on voit croquemorts et cercueil… Violetta est morte. Une voix nous le dit.
Dans l’œuvre originale suit le chœur des fêtards du Carnaval, Largo al quadrupede une musique volontairement plus vulgaire, faite pour rompre avec la mélancolie de l’air, et préparer à l’arrivée d’Alfredo. Ici, rupture. Le chœur est libiamo repris du premier acte parce que l’intention est clairement (depuis le début) d’enchainer le troisième acte et le souvenir du premier acte en un duo funèbre. C’est ainsi que le duo final Parigi o cara et toute la scène finale se déroulent sur le podium, à la vue de tous et en particulier de Douphol qui se rapproche car il n’en croit pas ses yeux… comme un spectacle, comme une représentation d’une fin d’amour en somme comme une fin de Traviata normale comme si l’opéra n’avait droit de cité qu’en représentation fantasmatique, comme pour nous dire « spectateurs, elle est morte, mais puisque la musique n’est pas finie, il faut bien finir » – mais c’est ma vision noire de mauvais esprit…

Toute cette fin est en réalité du même ordre que la lettre lue par la petite fille : elle rejette à l’extérieur du vrai drame ce que l’opéra de Verdi a ajouté à Dumas, en en faisant une fin attendue pour les larmes. Mais l’idée d’une fin fantasmée, d’une fin pour le rêve du mourant, n’est pas neuve …
On l’avait vue à Bayreuth en 1981 dans le Tristan de Jean-Pierre Ponnelle où Tristan (comme Violetta) mourait seul sous son arbre décharné, mais en rêvant la Liebestod : la dernière image effaçait tout et laissait le cadavre de Tristan seul. On avait crié au génie (et c’était vrai). Ainsi toute la scène finale avec Alfredo puis Germont est une sorte de dernier spasme rêvé où elle se voit au premier acte avec sa belle robe-fleur, où elle est sur le podium avec Alfredo comme au premier acte, où elle vit l’amour une dernière fois dans son tunnel de la mort vers la sérénité éternelle.
Dernier coup de canif à la tradition, l’accord final disparaît au profit des premières mesures du prélude du premier acte (qui sont celles du troisième acte aussi), celles de la mélancolie pour toujours, celle de la solitude structurelle et de la mort aussi. Et ce n’est pas une idée forcément mauvaise en soi, mais encore une frustration devant l’horizon d’attente du spectateur…

Si l’on se réfère à d’autres mises en scènes de standards populaires de l’opéra éternel, celle-ci offre au moins une vision juste, qui ne va pas à contresens de l’histoire ni de Verdi. Je pense à la vision de Tosca signée Mundruczó à Munich qui était un total contresens. Ici pas de contresens, mais une volonté tenace de raconter une histoire de mise en scène, quand l’histoire originelle tient la route.
Karin Henkel a voulu faire du théâtre avec de l’opéra, en racontant l’histoire à son mode, mais en se confrontant à la musique, choisissant de faire plier aussi la musique à sa volonté. Hybris de metteuse en scène mais aussi petite lâcheté : le vrai courage n’est pas de découper l’œuvre au chalumeau mais de l’affronter dans sa réalité et son déroulé, d’en faire quelque chose. Ce faisant, et c’est aussi paradoxal, elle montre ce qui dans la musique de Verdi est à double sens, le caractère mortifère du prélude, le Libiamo qui est fausse joie, elle souligne aussi le caractère inutile et factice des retrouvailles finales. Violetta meurt, tout le monde est triste, ce monde même qui l’a détruite, et puis on passera à autre chose quand les nuages se seront évaporés. Au théâtre, dans le drame ou la tragédie, ceux qui restent vivants ne sont pas des héros. Tristan, Isolde, Romeo, Juliette, Tosca et Mario meurent tous deux (sauf chez Ponnelle pour Tristan), mais ni Rodolfo dans Bohème, ni Alfredo dans Traviata ne meurent : il y aura bien une raison.

Karin Henkel a donc raison de souligner la solitude de Violetta, et elle a aussi raison d’exprimer par sa mise en scène des motivations très XXIe siècle, la défaite des femmes (mais ça c’est déjà XXe siècle par le très bon bouquin de Catherine Clément L’Opéra ou la défaite des femmes publié dès 1979), mais aujourd’hui, les femmes sont défaites, victimes achetées, violées, elles sont les proies d’hommes prédateurs, de violeurs, d’incestueux etc… et ça c’est nouveau qu’on le dise sur le théâtre… Donc Karin Henkel fait de Violetta un emblème d’aujourd’hui.
Soit.

Une production exagérément démonstrative

Mais ce placard « à vendre », ou « Mon Cadavre préféré », ces quatre Traviata avec les deux chanteuses dont la voix alterne à certains moments (il faudrait se plonger dans le texte pour saisir les motifs des reprises de voix et sur quels moments du texte) des deux premiers actes, ce magnétophone qui  à un moment fait entendre la musique (comme un refrain agréable aux oreilles et que tout le monde fredonne), cette multiplication des visions de femmes couvertes de sang, à commencer par la fille de Germont, qui semble rejoindre Violetta dans la longue procession des femmes victimes (voire crucifiées) , c’est répétitif, c’est lourd, c’est très démonstratif, comme pour asséner des idées surlignées au stabilo, des idées qui par ailleurs ne sont pas absurdes, mais desservies par l’insistance presque maladroite… comme l’est le profil de Germont, parfait bourgeois un peu violeur de sa fille (que Violetta voit dans son rêve en acheteur de la petite fille Violetta à moins qu’il ne l’amène lui-même à vendre, de toute manière sorte de père-repoussoir) et qui ligote son fils et le bâillonne : un bilan subtil et particulièrement léger… l’art gradué du coup de massue.

Petite Violetta à vendre et grande Violetta offerte en photo avec cercueil entre les deux…

C’est bien le paradoxe de ce spectacle d’être intelligent, très attentif, très construit mais trop élaboré, trop reconstruit (et non déconstruit) au service d’une thèse, et ainsi de passer à côté de l’opéra, du public, de l’émotion et aussi de la linéarité de l’histoire. Un tel spectacle sans musique en mettant en scène la pièce que Dumas tira du roman en 1852, La Dame aux Camélias, eût peut-être pu convaincre, car Karin Henkel propose au théâtre de belles visions et d’ailleurs certaines images sont ici fortes et justes : il y a dans ce spectacle une véritable ambiance et une vraie couleur et de l’autre côté tant d’excès inutiles.
Ainsi Karin Henkel a pêché par didactisme, en s’éloignant du récit de Piave et Verdi, en le considérant secondaire par rapport à sa propre idée du récit, qu’elle voyait mieux servie dans le roman de Dumas. Elle a fait rentrer par force sa vision dans un moule qui n’était pas fait pour ça, parce que le théâtre et le roman ce n’est pas la même chose et que sauf à de rares exceptions ce qui est possible au théâtre ne n’est pas toujours à l’opéra : tout le monde n’est pas Warlikowski avec Hamlet ou Tcherniakov avec Salomé. Et Madame Henkel n'y est pas encore.
Elle a péché par usage abusif du Regietheater, pensant que la vision (juste par ailleurs) qu’elle proposait devait forcément passer par une dissection de l’œuvre visant à trouver le filon qui assurerait à son propre récit sa cohérence, pensant que le récit du metteur en scène et sa lecture réussirait à s’imposer dans une œuvre aussi rebattue, mais avec un public aux attentes situées aux antipodes, elle s’est trompée de cible.
Elle a péché aussi en ne demandant rien de précis à ses chanteurs, une Violetta prisonnière des trois autres, un Alfredo  vaguement chien fou mais pas beaucoup plus et un Germont assez jeune – dans cette distribution, Luca Micheletti en prise de rôle et gérant lui-même (il est aussi acteur et metteur en scène, arrivé tard au chant) son personnage. Les autres sont des marionnettes. Or, sans jeu, le chant tombe quelquefois à plat et ici la mise en scène n’aide pas le chant.
Le résultat ? Une Traviata brechtienne en diable, distante et distanciée, où le spectateur est sollicité pour analyser, soupeser, évaluer, juger, estimer, mais pas pour apprécier et surtout pas pour s’émouvoir ni pour adhérer ou s’identifier. Car il n’y a aucune émotion dans tout le spectacle, sauf peut-être au troisième acte quand Violetta chante la dernière scène (celle qu’elle ne « vit » plus) comme si volontairement, maintenant qu’elle était morte, elle pouvait chanter avec Alfredo comme à l’opéra, enfin… C’est un peu tortueux sinon tordu, même si une fois encore ça n’est pas si absurde : l’opéra étant la projection de tout ce qui n’est pas la vie et c’est pour ça qu’on l’aime.

 

Au total un spectacle qui passe à côté du but recherché, un peu has been parce que ce type de tentative n’est plus d’actualité sur les scènes lyriques (c’est très années 1990), et qui aurait pu peut-être toucher son but avec plus de simplicité et moins de construction, en faisant confiance au livret et surtout à la musique, parce que ce que Madame Henkel dit en 2025, Verdi l’a dit avant elle en 1853… Encore faudrait-il écouter la musique ou mieux, l’entendre.

Les voix

Je l’ai esquissé en effet, et là Madame Henkel n’est en aucun point responsable, les choix musicaux sont ici quelquefois un peu problématiques, comme souvent à Genève et ailleurs dans le répertoire italien.
Rien à dire sur le chœur du Grand Théâtre, parfaitement mené par Mark Biggins, à qui on ne demande pas grand-chose scéniquement, un peu comme aux chanteurs, sauf aux comprimari, aux rôles de complément, qui sont ici des fantômes surgis de l’âme de Violetta, Gaston (Emanuel Tomljenović) , Flora (Yulia Zasimova), Annina (Elisa Bédènes), le marquis d’Obigny (Raphaël Hardmeyer), le docteur Grenvil déjà évoqué plus haut (Mark Kurmanbayev excellent) et enfin le baron Douphol (David Ireland), un peu ridicule au miroir d’Alfredo  mais doué d’une vraie présence, très valorisé dans cette mise en scène comme le choix « obligé » de la courtisane…
Martina Russomano est une Traviata 3 à la voix ronde, à la couleur très italienne, très bien projetée, au volume marqué, un peu trop charnue pour un Addio del passato (de lever de rideau) qui doit être décharné, mais c’est une vraie voix qu’on remarque immédiatement très différente de l’autre – voulu ? hasard ? qui sait ?-, j’aurais aimé entendre plus de cette Violetta qui avait le drame en bouche. À suivre avec beaucoup d’attention.
Nous avons entendu il y a deux mois Ruzan Mantashyan dans Mimi à la Komische Oper de Berlin dans la production Kosky, j’y écrivais : Beau soprano lyrique, à la voix très contrôlée, aux belles couleurs, elle a séduit le public par la réelle fraicheur de l’interprétation scénique, et qui sait diffuser une émotion. Elle chante le rôle sans aucun problème avec un phrasé impeccable et sait « ammorbidire » adoucir la voix jusqu’à l’impalpable, c’est sans conteste une belle chanteuse et seuls quelques aigus m’ont semblé un poil tirés ou forcés et en tous cas trop courts et insuffisamment retenus lors du duo final du premier acte, où ténor et soprano n’ont pas su donner cette impression suspendue et poétique qui est ici de mise et qui ruine un peu l’effet voulu..

C’est une belle chanteuse, mais c’est une Violetta qui tire plus vers une « Super Mimi » qu’une véritable héroïne verdienne. La mise en scène la bride du point de vue émotionnel, c’est évident, mais les aigus (écrits ou non) sont systématiquement éliminés, et ceux qui existent sont tirés. En revanche dans l’addio del passato (dont elle ne chante pas le second couplet chanté au début par sa collègue numéro 3), elle a le souci du beau chant contrôlé plus que de la situation : la mourante nous tire un aigu long et particulièrement soigné en final qui m’est apparu un peu contredire le personnage et sa faiblesse de dernier souffle.

L’émotion apparaît plus dans la scène finale et le duo avec Alfredo, où elle semble libérée et où l’on retrouve des qualités déjà remarquées à Berlin. C’est une Violetta très honorable, mais pas vraiment définitive : il y a encore beaucoup de travail à faire sur la couleur, la variété de l’expression. Mais là encore la mise en scène la tient un peu prisonnière, même si la chanteuse est très engagée.
Enea Scala est Alfredo. C’était une voix pour Rossini : des aigus époustouflants, une belle ligne, un timbre mâle et une diction impeccable, enthousiasmant jadis dans Armida de Rossini à Gand (2015) où j’avais écrit : d’une certaine manière, un ténor est né : très large étendue vocale, avec des graves assez impressionnants dans ce type de voix, et des aigus et suraigus maîtrisés, contrôlés et tenus. Une présence vocale et scénique forte et une belle résistance. Enea Scala est pour moi ici une révélation authentique et on entend derrière cette voix tous les possibles belcantistes ou surtout Grand Opéra (et notamment Meyerbeer).
Mais un ténor ne peut vivre que de Rossini et Meyerbeer, mais il peut vivre d’Alfredo… Alors Enea Scala s’est un peu éloigné du répertoire initial, si particulier et difficile, pour s’attaquer aux grands rôles de ténor standard. Et la voix a perdu en ductilité, l’expression en couleur, et si la diction est restée impeccable, cet Alfredo n’a pas beaucoup de séduction. La voix est forte, sans aucune nuance, jamais, et là encore la mise en scène ne l’aide pas – je me demande même si ce chant pas très élégant ne convenait pas à la metteuse en scène pour un Alfredo un peu brut de décoffrage. C’est dommage car le chant dominé certes manque d’intérêt. Enea Scala n’a pas la couleur de ce type d’amoureux, et de ce type de chant comme le montre son Oh mio rimorso ! Oh infamia ! (sans da capo hélas) et qui m’est apparu bien indifférent… Dommage. Il est plus intéressant à Pesaro quand il chante Carlo dans Eduardo e Cristina (2023) ou Pirro dans Ermione l’été dernier.

Luca Micheletti (Germont ) et Ruzan Mantashyan (Violetta)

Last but not least, Luca Micheletti un des barytons italiens de référence actuellement, chante à Genève son premier Germont, un Germont quadra, assez jeune, portant bien.  Il a la voix bien projetée et posée, une diction impeccable, une belle expressivité et un soin de la couleur déjà notable. Par le style, par l’effet produit, par l’aisance scénique (il n’a pas l’air trop prisonnier des impératifs brechtiens de la mise en scène) il domine à mon avis la distribution A et remporte un vrai succès mérité. Ce physique, cette allure conviennent aussi à la vision d’un monde d’hommes prédateurs de tous âges, autoritaires et affirmés, mais en même temps avec une certaine réserve d’humanité dans son chant. Belle rencontre avec son rôle.

 

La direction musicale

Paolo Carignani a accepté la dissection en petits organes de certains aspects de la partition, et c’est surprenant pour un chef aussi habituel que lui dans ce répertoire, pour ne pas dire un peu routinier parce qu’il a roulé sa bosse traviatesque sur toutes les scènes possibles. Nul doute que cette fois la routine est cassée.
On peut comprendre que l’entreprise scénique ait pu le surprendre, et on se demande pourquoi pour une mise en scène aussi « disruptive » on est allé chercher le moins disruptif des chefs. C’est une baguette sûre, qui soutient les chanteurs (et pour eux, le suivre est comme suivre une autoroute) et qui rassure les musiciens dans la fosse, à défaut de les stimuler. Trois semaine avant, Gatti avait transfiguré le son de l’orchestre de la Suisse Romande dans Beethoven, et il est ici un peu éteint, lové au fond de la fosse, sans qualités ni défauts, quelquefois assez raffiné, à d’autres assez plat. Mais ce qui frappe dans cette direction c’est son manque d’énergie, de nerf, de tension je dirais presque d’envie. C’est une direction qui ne palpite pas, indifférente et qui fait le job comme pour marquer une sourde résistance-résilience. S’il y a trop de théâtre en scène, il n’y en a pas trop en fosse, même si certains moments ne sont pas dénués de poésie. Aussi bien l’entreprise est difficile pour le chef et la musique s’il n’y a pas parfait accord entre chef et metteur en scène, mais m’est avis que Paolo Carignani, chef rompu au répertoire italien et bon professionnel des fosses, sans jamais avoir été très inventif, se souviendra de son passage à Genève pour cette Traviata…

Conclusion

Il y a un vrai problème ici qui ne tient pas à cette production spécifique.
À Genève, les titres populaires ou censés attirer du public sont volontairement mis en fin de saison, c’est plus festif, il y a du soleil et donc laissons voguer notre goût du chant italien. Mais la lecture des saisons montre que les œuvres « lourdes », celles qui comptent aux yeux du programmateur sont souvent en septembre ou en mars… Et donc la date même montre que ce répertoire est un peu à la marge des intérêts affichés de la maison.
On va me répondre « Mais Don Carlos du même Verdi ouvrait la saison 2023–2024 »… D’abord Don Carlos est considéré comme un titre noble donc pour septembre, pas Traviata qui est pour juin, et de toute manière, il a été massacré par Madame Steier et Monsieur Minkowski, preuve qu’on n’a pas non plus le nez pour ce répertoire verdien dit « noble ».
Pour le public La Traviata, c’est au contraire le rendez-vous avec des airs aimés, des œuvres qu’on désire entendre, et c’est pour un nouveau public qui tente l’opéra l’occasion de se frotter à un répertoire plus connu et qui fait moins peur.

Alors programmer une Traviata de ce type (qui ne heurte certes pas un spectateur comme moi qui a vu bien pire) est une manière raisonnée et affirmée d’ignorer les attentes, ou mieux de les affronter et les déjouer.
Je soupçonne Aviel Cahn de ne pas trop aimer ce répertoire, ce qu’on en fait et d’avoir voulu prendre à revers le public. Aviel Cahn est trop fin et trop intelligent pour ne pas avoir vu dans le projet de Karin Henkel ce qui allait déranger et c’est donc un projet affirmé de ne pas présenter La Traviata des familles mais de titiller sinon provoquer sans considération pour le prix à payer… Soit.
Mais jadis Willy Decker avait fait une belle Traviata qui avait plu à tous sans être la Traviata des familles, et même celle de Simon Stone réussit à être un production de répertoire à Vienne…
La production en soi constitue une sorte de pied de nez qui n’atteint pas son but : personne n'y trouve son compte, malgré une vision qui je le répète a sa dignité, sa justesse et son intelligence, mais qui a aussi tant d’excès et d’idées inutiles et surchargées qu’elle fait repoussoir.
Et mon impression très nette est que cet aspect repoussoir a été le moteur de l’opération.
Cela donne l’impression qu’après tant d’années, Aviel Cahn connaît ce public, mais le refuse parce qu’en fait il n’a pas vraiment réussi à tisser avec lui un lien. Donc l’Enfer, c’est les autres.
Il avait été appelé pour « casser un peu la baraque » après dix ans sans éclat sous le règne précédent. Mais pour casser la baraque, il vaut mieux emmener le public avec soi et bien des productions n’ont pas convaincu quand d’autres ont été sublimes (ne serait-ce que le Stabat Mater de Castellucci cette saison). Traviata était l’occasion de recoller des morceaux, et d’aller chercher les gens, les mener par la main. Au lieu de cela, c’est une production repoussoir pour le public (et pour une presse très largement réservée à tout le moins) qu’il offre, tout en y mettant d’impressionnants moyens productifs.

S’il tenait à cette production, il fallait qu’elle soit alors entourée d’une vraie considération pour le public un peu profane attiré par le titre, accompagnée d’une explication, pourquoi pas d’un cycle vidéo sur d‘autres Traviata, d’une communication intelligente pour accueillir le public, le préparer, l’inviter à sinon aimer ce type de théâtre, du moins le comprendre ou l’accepter.

Au lieu de cela alla faccia comme on dit en italien…

Ce n’est ni bon pour le GTG ni bon pour Verdi, ni bon pour les équipes artistiques qu’on essaie de réunir autour de l’idée de la production, pour donner au projet de la cohésion artistique et musicale. Et les deux distributions, prévues pour accueillir plus de public pour plus de représentations, sont radicalement différentes vocalement ce qui n’a pas dû aider non plus…
Je reste perplexe, parce que c’est indiscutablement une occasion perdue de montrer une autre manière de faire du grand répertoire et d’en défendre la complexité. Avec la même équipe, on pouvait faire plus acceptable pour le public. Mais le voulait-on ?

Acte III

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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