Florence et ses difficultés
Il faut rappeler de quelle nasse est en train de sortir l’Opéra de Florence, appelé Teatro del Maggio Musicale Fiorentino, pour comprendre quelle valeur peut revêtir le triomphe qu’a rencontré cette production, et plus généralement l’intérêt que cette institution qui reste l’une des plus prestigieuses d’Italie recommence à susciter.
Comme pour la plupart des grandes institutions lyriques italiennes, le Teatro del Maggio a connu de notables difficultés financières qui préexistaient à la période Covid, mais qui se sont accentuées et démultipliées par une crise de gouvernance, puisque Alexander Pereira, au sortir de sa période scaligère, a été appelé comme un « magicien financier » sur pleuvait l’or et qu’il a dû démissionner à cause d’un or qui peut être a plu, mais pas sur les surfaces voulues.
Par ailleurs, l’institution florentine avait déménagé en 2011 du vieux Teatro Comunale vers un nouveau Théâtre, prélude à une sorte de cité musicale, en connaissant des difficultés d’installation notables, travaux jamais finis, problèmes techniques etc… qui montraient qu’on avait eu les yeux plus gros que le ventre, et surtout que l’ouvrage avait été terminé à la va vite, voire à la va comme je te pousse.
Peu à peu les choses se sont arrangées, avec quelques problèmes annexes, dont celui non indifférent, d’une assiette de public plus réduite que les capacités, à un moment où pour toute institution lyrique, les difficultés occasionnent une réduction productive avec pour conséquence une réduction du public qu’on a peine ensuite à récupérer. Le projet global s’est achevé il y a trois ans, en 2021, avec l’inauguration de l’auditorium Zubin Mehta (1200 places, modulable), attenant à la Grande Salle, faisant de l’ensemble un Parco della Musica à la florentine avec deux salles et un auditorium externe sur le toit de l’opéra.
Mais comme on sait, un bâtiment neuf, par ailleurs pas forcément très bien conçu, malgré une scène gigantesque, coûte toujours en entretien bien plus cher qu’auparavant, et les règles économiques ne garantissent pas toujours la rentabilité, même avec des salles pleines, ce qui on l’a vu n’était pas le cas.
La situation a fait qu’après le départ de Pereira en février 2023, le théâtre submergé de dettes a dû être placé sous tutelle (on dit en Italie commissionato) et sous l’autorité d’un commissaire Onofrio Cutaia, qui a choisi de continuer l’activité en réduisant drastiquement les projets prévus et en réduisant les coûts à tous niveaux, y compris sur les contrats et salaires. Mais l’équipe artistique, et notamment Daniele Gatti directeur musical, n’a pas quitté le navire, bien au contraire.
Les atouts ou comment s’en sortir
Car artistiquement, le théâtre outre son directeur principal Daniele Gatti et son Directeur honoraire à vie Zubin Mehta qui continue de réserver au Maggio une part de son activité, possède deux atouts non négligeables, un orchestre, L’orchestra del Maggio Musicale Fiorentino parmi les meilleurs d’Italie, et depuis des dizaines d’années, et sans doute le meilleur chœur d’opéra après celui de la Scala, dirigé par Lorenzo Fratini.
Les perspectives se sont récemment éclaircies avec la nomination d’un nouveau Sovrintendente, mettant fin ainsi à la période de commissariato, Carlo Fuortes, l’une des figures les plus compétentes en la matière, ex-sovrintendente de l’Opéra de Rome où il avait bien réussi, ex-Administrateur général de la RAI contraint à la démission pour incompatibilité d’humeur politique avec les néo-fascistes (paraît-il présentables selon la bonne presse française qui se prépare à d’autres compatibilités) de Giorgia Meloni, et très fugace ex-sovrintendente à Naples avant que Stéphane Lissner ne retrouve sa place par décision de justice.
Carlo Fuortes a une flatteuse réputation, et il a travaillé en outre de manière particulièrement harmonieuse à Rome avec Daniele Gatti. Les perspectives s’éclairent donc, depuis sa nomination en mars dernier.
Ainsi les objectifs de programmation doivent conduire à faire revenir un public régulier, et donc l’attirer par des titres qui séduisent et la présence aussi fréquente que possible de Gatti et Mehta. Ainsi, lors de ce printemps, outre un Don Pasquale dirigé par Daniele Gatti (dans la saison normale du théâtre), le Maggio Musicale outre Tosca a présenté Turandot (Dir. Mehta) et une création de Fabio Vacchi, Jeanne Dark, commandée avant le Covid, ainsi que des concerts réguliers et plutôt de qualité enviable. Et pour cet automne, la saison prévoit Cenerentola (Capuano), Madame Butterfly (Gatti), Traviata (Mehta) et un dyptique très stimulant, Mavra (Stravinski)/GiannI Schicchi (Puccini) sous la direction de Francesco Lanzilotta. Pas si mal pour un théâtre en difficultés…
Il me paraissait important de recontextualiser les conditions de production de cette Tosca, qui à chaque représentation a affiché complet.
La production
Dans le contexte florentin actuel, le moment n’est sans doute pas à des mises en scènes qui risqueraient de diviser le public : il s’agit au contraire de proposer des spectacles consensuels, ou de puiser dans les anciennes productions du théâtre (ce qu’on a fait en allant chercher en mars le Don Pasquale signé Jonathan Miller). En invitant Massimo Popolizio pour la mise en scène et Margherita Palli pour les décors, on a choisi deux artistes très liés au regretté Luca Ronconi, qui avait d’ailleurs signé en son temps une belle production à la Scala, en 1997, déjà dans des décors de Margherita Palli, où il se montrait fasciné par le conflit opposant le bigotisme et la sensualité, et aussi le climat fortement anticlérical de l’œuvre.
Avant d’être un metteur en scène, Massimo Popolizio est un (magnifique) acteur, et c’est en acteur qu’il a traité la production qui suggère plus qu’elle n’assène, notamment grâce au dispositif de Margherita Palli.

Il ne faut donc pas chercher autre chose que ce que nous dit le livret, installé dans une architecture de marbre, rappelant d’une manière très évidente l’esthétique mussolinienne : cet espace pourrait être celui d’un bâtiment de l’E.U.R à Rome[1] ou bien celle des nombreux bâtiments officiels de l’Italie d’aujourd’hui qui remontent souvent à l’époque du fascisme. C’est la partie visible, particulièrement identifiable. Le décor pose le cadre de référence. Il est presque inutile d’en dire plus.
Dans ce cadre, on va d’acte en acte glisser le strict nécessaire pour situer l’action, meubles et chaire d’église au premier, tableaux (on est au Palais Farnèse, dans les salles sont recouvertes de fresques fascinantes), bureau et divan au deuxième, et statut de l’Ange[2] du Château Saint Ange au troisième.

A cela s’ajoute le rideau de scène, reproduisant un mur de marbre portant en lettres romaines immenses ROMA, indiquant au public clairement la nature romaine du drame de Tosca, que nous avons par ailleurs rappelé dans un article précédent (voir ci-dessous : pour poursuivre la lecture…). L’ambiance est celle de la Rome fasciste, mais sans que la mise en scène n’insiste avec lourdeur comme on a pu le voir dans certaines autres mises en scènes. Et par ailleurs, ainsi, Popolizio continue la tradition locale, dans la mesure où la production la plus célèbre de Tosca et sans doute aussi la plus référentielle dans l’histoire récente de l’œuvre est celle de Jonathan Miller de 1986, qui avait repris le contexte du film de Carmine Gallone Avanti a lui tremava tutta Roma (1946) en déplaçant l’intrigue dans la Rome nazie évoquée par Roberto Rossellini dans Roma città aperta (1945). Un scandale qui n’empêcha pas ce travail (repris ensuite à l’ENO) d’être considéré comme une pierre miliaire de ces années-là à l’instar du Rigoletto du même Miller et un peu antérieur transposé dans la pègre de Little Italy à New York.
Popolizio dans le programme de salle confirme évidemment la référence de son travail à l’univers du fascisme, en faisant référence à un autre film qui frappa, Le Conformiste[3] (1970) de Bernardo Bertolucci et notamment les ambiances glacées et glaçantes de l’architecture officielle de l’époque.
Mais au-delà du contexte visuel, parfaitement lisible, notamment dans le Te Deum final de l’acte I qui devient l’expression de l’adhésion de l’Église aux valeurs fascistes, il va travailler de manière détaillée sur les rapports entre les personnages que va révéler une direction d’acteur très précise et subtile qui navigue entre désirs, frustrations, violences et lâchetés .

Ainsi, la production apparaît faussement « classique », parce qu’elle plonge avec un certain raffinement et une certaine profondeur dans les motivations, les réactions et les ressorts les plus profonds des personnages, encadrés dans un contexte pesant et référentiel.
Pour un tel travail, il faut des interprètes qui soient théâtralement prêts, dont le chant et l’attitude scénique fonctionnent de conserve, c’est globalement le cas.
Popolizio, qui dans le programme de salle fait immédiatement référence à Luca Ronconi souligne que la production scaligère de Ronconi soulignait la majesté de la Rome baroque, dans laquelle se déroule une part de la trame (le premier acte…), pour sa part, en choisissant l’architecture fasciste de l’E.U.R, il veut aussi l’installer dans un décor majestueux conçu par l’immense Margherita Palli, d’une autre majesté (bien des monuments de l’E.U.R. sont des réinterprétations de l’architecture de la Rome antique et baroque) qui permet par ailleurs de sublimes éclairages de Pasquale Mari, et qui par sa présence, va déterminer une autre focale, celle d’une Rome différente, qui en l’espèce ne change rien à la relation entre les personnages, car cette histoire s’adapte à tout contexte totalitaire.
C’est le premier acte qui pose chaque élément : sensualité, religion, blasphème.
Anticlérical, Puccini place son premier acte dans une église où entre la blonde Attavanti et la brune Tosca, c’est un conflit de beautés qui se joue comme l’air recondita armonia di bellezze diverse l’affirme, et qui répond à quelques secondes auparavant à Angelus Domini nuntiavit Mariae, et concepit de Spiritu Sancto du sacristain.

Le sacristain (ici Matteo Torcaso) est souvent vu comme figure plus ou moins bouffe, ce qu’il n’est pas, et d’ailleurs la mise en scène en fait un personnage essentiellement soumis, à l’Église, alliée du pouvoir, et à ses propres peurs : il n’hésitera pas à souligner la probable implication de Cavaradossi dans l’affaire du panier de victuailles. Tout en servilité avec Cavaradossi, il tient sa distance, notamment sans doute à cause de la trop grande liberté de l’artiste. Dans un tel contexte, liberté est preuve de culpabilité, mais il garde aussi sa distance par rapport au regard du jeune homme sur les femmes, toujours suspectes à l’Église. Ici Torcaso réussit à montrer dans l’attitude mais aussi dans le chant sa méfiance et sa soumission de principe à Scarpia et ses sbires. D’autant que l’arrivée très théâtrale de Scarpia Un tal baccano in chiesa ! Bel rispetto ! Interrompt en fait une danse joyeuse anticipant la supposée victoire sur Bonaparte : même si le sacristain est « du bon côté », Scarpia est une figure qui terrifie, qui en quelque sorte, sait rendre un innocent coupable
La fonction du premier acte est déterminante au niveau dramaturgique car elle pose les personnages. Au premier plan la relation de Tosca à Mario, une relation possessive, de jalousie (Attavanti !) et en même temps une relation empreinte de sensualité et de désir qui semble sans cesse réveillé.
Tosca, ici la jeune Vanessa Goikoetsea, sait gérer son corps, avec sa démarche ondulante, sa manière de s’asseoir en dévoilant ses jambes, sa manière de marquer l’élégance de chaque geste ; Popolizio en fait non une mondaine, mais une femme qui sait se mouvoir dans la société, et la jeune chanteuse a une fluidité d’attitudes et un vrai naturel qui frappent immédiatement : elle impose le personnage sur la scène.
Piero Pretti en Mario a moins de qualités d’acteur, il est plus emprunté, moins dessiné, moins défini. Ainsi se marque un contraste avec cette Tosca, une sorte de relation non pas timide, mais plus réservée, d’autant que Cavaradossi sait qu’il doit s’occuper d’Angelotti et que la journée n’est pas terminée. Tosca perturbe donc les plans par sa présence, et l’attitude plus réservée et vaguement distante de Mario d’une part donne de la consistance à certains soupçons, et d’autre part montre parfaitement le fonctionnement du couple, un fonctionnement dans l’urgence du désir, y compris dans l’église où entre soupçons et étreintes, entre scène de ménage et réconciliation, on frôle le blasphème, quitte à ce que Tosca (au moins dans son esprit) rende la Madone vaguement complice de son amour.

Enfin l’arrivée de Scarpia pose immédiatement son altérité y compris par rapport aux sbires, qui ont cette élégance en trois pièces cravate des mafieux chargés des basses œuvres, sinistres.

D’ailleurs la mort de Mario ne sera pas la fusillade d’un peloton, mais plus l’exécution d’un contrat avec coup de grâce et donc traitée comme un assassinat, un crime mafieux en quelque sorte… Différent de ses sbires chargés de se salir les mains en cravate, Scarpia avec sa redingote noire, a une tenue qui pourrait parfaitement être celle d’un Scarpia de version 1800, grâce au costume à la fois élégant et sans âge de Silvia Aymonino qui le rend immédiatement ailleurs, et différent et qui d’une certaine manière montre que les salauds n’ont pas d’âge. Sa rentrée théâtrale magnifiquement éclairée avec les sbires qui prennent possession de l’espace, montre une prise de contrôle qui le pose en protagoniste et dominateur comme le montre la soumission fébrile du sacristain.

Dans la scène avec Tosca, sa raideur, son apparente distance glaciale fait contraste avec les attitudes de la jeune femme, visiblement sur ses gardes, mais désireuse aussi de donner le change. Immédiatement Scarpia montre combien il sait manœuvrer, dans une première confrontation avec la jeune femme où il va exciter sa jalousie, d’une manière insinuante, puis sadique. Il faut souligner la parfaite incarnation d’Alexey Markov, à mille lieues d’autres Scarpia brutes épaisses, ou vulgaires, gardant et dans les attitudes et dans sa manière de chanter, d’articuler chaque mot, cette distance et cette parfaite tenue, ce qui renforce le dégoût qu’on peut nourrir sur le personnage et qui contraste aussi avec une Tosca immédiatement prise au piège.
Ainsi s’aperçoit-on de la double fonction du décor de Margherita Palli : installant l’église dans un décor d’architecture fasciste, elle indique immédiatement l’idée de la soumission de l’église au pouvoir fasciste, et la collusion en quelque sorte du sabre et du goupillon, faisant de Scarpia le lieu de la rencontre délétère entre les deux et du Te Deum la célébration de cette alliance qui mêle institutions et population, fascisme et populisme pouvant faire très bon ménage…
Les deux autres actes, très classiquement réglés, montrent d’un côté un Scarpia dont le comportement confirme sa description initiale, un sadique froid et calculateur, traversé de désirs pervers, dominer les femmes surtout quand elles résistent par exemple et sa grande scène avec Tosca est terrible à ce propos avec un jeu entre distance et brutalité, une traduction du rapport maître-esclave parfaitement menée, avec des gestes qui alternent la violence et le désir, et puis l’ironie, la fausse élégance. Popolizio règle cela avec une très grande précision. Quant au troisième acte, il laisse entendre que Mario ne se fait aucune illusion sur la “grâce” signée par Scarpia : le duo d’une Tosca encore toute secouée de ce qu’elle a osé faire et un Mario sans illusion aucune sonne alors vraiment plus comme un adieu au bonheur que l’espoir d’un futur possible, et c’est très justement et très intelligemment montré.

La production avec ses contours classiques et habituels, dit pourtant des choses claires sur l’œuvre, sur le sentiment de Puccini, sur la question centrale de Tosca qui est l’emprise d’un État totalitaire sur les êtres. Doublement totalitaire, une institution politique oppressante et une institution religieuse complice, qui dicte sa morale et ses hypocrisies, frein social comme toujours, c’est-à-dire complice des États comme empêcheur officiel d’aller trop loin pour maintenir les populations sous emprise. La mise en scène a une vraie finesse, la véritable élégance de laisser entendre sans jamais appuyer, à un public italien a priori apte à en saisir toutes les allusions. En ce sens, c’est clairement une production pour l’Italie, et peut-être pour celle d’aujourd’hui.
Les atouts vocaux
Sans très grands noms du chant, la distribution accompagne très efficacement le propos, grâce à l’efficacité du travail scénique sur les personnages et la subtilité des gestes et des attitudes. Vocalement, sans prétendre à des sommets, tout est globalement très honorable, à commencer par les comprimari, les petits rôles comme le sagrestano de Matteo Torcaso, dont nous avons souligné la pleine cohérence avec une mise en scène jamais caricaturale, et une voix non de baryton de caractère, mais au contraire maîtrisé et juste. L’Angelotti de Gabriele Sagona est lui aussi très en place, avec une belle ligne de chant et un timbre flatteur. Aussi bien le Spoletta sonore de Oronzo D'Urso que Dario Giorgelé en Sciaronne complètent de manière très digne la distribution, tout comme le Carceriere au timbre profond de Cesare Filiberto Tenuta.
Le jeune berger, très bon par ailleurs, a été victime de son emplacement en fond de scène, trop éloigné du public, avec une fosse trop large, ce qui crée des difficultés de projection vocale, d'autant plus pour une voix d'enfant. cette malédiction a pris aussi le chœur d’enfants dirigé par Sara Matteucci pas tout à fait à tempo dans le Te Deum.

En revanche le chœur du Teatro del Maggio, bien préparé par Lorenzo Fratini, a répondu aux attentes dans le Te Deum, par un son imposant et qui scande parfaitement le final.
Alexey Markov, qu’on connaît bien par ailleurs dans ses interprétations d’Onéguine ou de Yeletski dans La Dame de Pique, mais aussi dans ses interprétations verdiennes, a toujours convaincu par un chant très élégant et très contrôlé, au phrasé impeccable et à la diction modèle.

Dans Scarpia, un rôle qui demande plus qu’un autre une science des accents, et surtout de la couleur pour marquer les différents niveaux du discours le vrai et le fake en quelque sorte, est ici le plus convaincant des trois protagonistes parce qu’il allie un chant à la fois distancié et glacial, puis éperdu de désir et de violence (pour lui les deux vont de pair) en gardant toujours l’élégance qui fait le personnage. Il a une tenue scénique qui correspond parfaitement au chant, puissant, à la voix projetée, avec un texte en tout point compréhensible, insinuant, terrible, ardent, menaçant. Il nous offre une des compositions les plus complètes qu’on ait vue sur une scène, faisant de ce Scarpia sans nul doute une référence, qui égale sinon dépasse les actuels grands titulaires du rôle, valorisée par une mise en scène qui en fait pratiquement le centre de gravité. Impressionnant.

Piero Pretti est moins à l’aise scéniquement, plus effacé et d’une certaine manière le metteur en scène Massimo Popolizio tient compte de la situation pour faire de ce Mario un Mario moins passionné, moins engagé, et peut-être plus résigné et surtout plus réaliste. Son troisième acte n’a pas la couleur tragique que pouvait avoir un Kaufmann dans le même rôle, il est à la fois plus jeune et plus distant, c’est ainsi que la mise en scène laisse entendre qu’il ne croit pas à la grâce de Scarpia, même avec les arguments de Tosca, qui vient d’assassiner l’homme en lui arrachant un sauf-conduit. Son chant est clair, bien posé et projeté, très contrôlé, avec un timbre lumineux et une belle expressivité, travaillant les tons méditatifs et plus intérieurs dans E lucevan le stelle. Enfin, la diction est impeccable, et sans jamais forcer ni sans jamais être démonstratif. Un Mario assez différent de ce qu’on peut habituellement entendre, qui joue habilement de ses moyens et montre un chant très conduit et intelligent.

Vanessa Goikoetxea m’était totalement inconnue et surgit dans cette production en se profilant immédiatement comme une Tosca qui devrait compter. De Tosca d’abord elle a le tenue, les attitudes, le sens de la séduction et l’élégance, mais aussi la violence et l’urgence : elle a beaucoup travaillé les attitudes avec Massimo Popolizio et sait remplir l’espace : son entrée au premier acte est marquante en cela. Vocalement, elle a sans conteste l’expressivité, la respiration, la justesse de ligne et la couleur, avec de belles notes filées et un phrasé particulièrement soigné : c’est sans conteste une Tosca.
Il lui manque encore l’assurance totale à l’aigu, qui est émis, mais à la limite de ses réserves. Elle doit encore mûrir et élargir l’assise vocale pour s’imposer totalement au niveau vocal. Si le premier acte a paru un peu fragile dans l’étendue (les graves…) l’expression et les accents étaient justes, mais au fur et à mesure, elle prend de l’assurance et impose le personnage, notamment dans un deuxième acte vraiment convaincant au niveau scénique et émouvant vocalement, où Vissi d’arte a des fragilités presque vécues qui ne laissent pas de toucher. Et le troisième acte est très expressif également, parce que son énergie contraste avec une certaine distance de Mario. Cette voix a quelque chose d’incarné qui sans doute ira en s’étoffant. C’est vraiment une chanteuse d’avenir.
Daniele Gatti, le grand architecte
Au sommet de la pyramide, architecte de la réussite du spectacle, colonne vertébrale de sa tenue, Daniele Gatti qui reprend l’œuvre plus de deux décennies après l’avoir dirigée à Bologne. On a dit les motivations et intérêts du théâtre à proposer actuellement les incontestables standard de l’opéra, et en cette année de centenaire Puccini, entre Turandot, Tosca, et cet automne Madama Butterfly et GiannI Schicchi, le Teatro del Maggio essaie de faire revenir son public et jusqu’ici cela fonctionne.
Revenir à Tosca, c’est se replonger dans la partition avec une expérience autre, un parcours qui fait qu’on regarde le texte autrement et Daniele Gatti, un peu comme il l’a fait pour Traviata, essaie de proposer une lecture qui soit au plus près de l’écriture de Puccini, dont nous avons largement dit la complexité et la spécificité. Loin de la routine, Gatti propose d’abord une lecture théâtrale, en pleine cohérence avec la mise en scène et les situations théâtrales. Il suffit d’entendre comment le crescendo de l’air de Scarpia est construit à la fin du premier acte, scandé par les percussions, comme une sorte de marche déterminée du destin, donnant une incroyable tension à ce moment, pour comprendre comment Gatti accompagne les situations sans jamais afficher un protagonisme de mauvais aloi, ni une rutilance inutile ou routinière. Au contraire, Gatti débarrasse la partition de tout aspect complaisant ou décoratif pour aller à l’essentiel, lui donnant, une sorte de hiératisme, quelquefois de sécheresse comme si elle était dégraissée et qu’il ne restait que le drame. Il suit parfaitement les moments de théâtre comme le jeu du tempo à l’entrée de Tosca au premier acte où le Son qui de Mario, intervenant après avoir dissimulé Angelotti et revenant à Tosca de manière un peu agitée, ne peut être ce son long, voire trop lyrique et complaisant qu’on entend quelquefois alors que Tosca va l’assommer de questions.
Gatti sait être dramatique, mais toujours en respectant le plateau, sans jamais couvrir les voix, sans jamais faire de l’orchestre le protagoniste, mais plutôt une sorte de personnage sans cesse présent, qui commente, qui prolonge les discours, et qui donne la couleur à une situation, comme le début de ce deuxième acte où il soutient Scarpia, le porte, et porte lui-même le crescendo dramatique, mais sans en rajouter, laissant la voix faire le reste. Rarement il m’a été donné d’entendre pareille direction dans Tosca, où il est facile de basculer dans le faux drame bruyant, ou la complaisance trop lyrique. On a dans cette Tosca une rupture, une vision assez froide qui correspond à la mise en scène, et aux architectures de Margherita Palli, parlantes, mais aussi froides comme le marbre. Gatti n’est pas froid, mais il reste distant, décharné quand il faut, lyrique quand cela l’exige. Son troisième acte est au début une exposition des instruments solistes (les bois) comme isolés, donnant à ce début à la fois l’idée de drame, mais aussi d’irrépressible mélancolie, de tristesse insondable qui déjà annonce la fin tragique, avec en fosse un orchestre du Maggio musicale Fiorentino à son meilleur, comme souvent quand il est vraiment dirigé par un Maître.
Daniele Gatti est la clef de la représentation, et de lui tout le reste prend sa place, il est le grand architecte de cette Tosca vive, urgente, qui nous parle, qui prend sens et tout le reste alors paraît clair aussi bien dans la mise en scène que la scénographie, mais surtout du chant : on sent les chanteurs particulièrement confortables, étayés, offrant le meilleur de leur expressivité et de leurs possibilités. Une Tosca à retenir, une pierre miliaire dans l’interprétation de l’œuvre. Quand il y a un chef chez Puccini, c’est comme une redécouverte, et c’est bien là son drame. Il est tellement laminé par la routine et le répertoire qu’on n’arrive plus à trouver les diamants de cette incroyable couronne.
[1] Ce quartier conçu dans les années 1930 comme une exposition des réalisations architecturales du fascisme commença d’être construit, avec les travaux interrompus par la deuxième guerre mondiale et repris après et jusqu’aux années 1960
[2] Le Pape Grégoire Ier avait déclaré avoir vu une apparition de l'Archange Saint Michel qui venait annoncer la fin de l'épidémie de la peste qui ravageait la ville à l'époque. Une statue à son effigie a alors été installée en haut du château. La statue actuelle est en réalité la sixième depuis…
[3] Le film raconte les ressorts psychologiques de l’adhésion au fascisme d’un jeune homme traumatisé, qui cherche à toutes forces à se conformer à ce qu’attend la société italienne des années mussoliniennes.