Les ouvertures de saison n’ont pas toujours les moyens d’attirer à elles le public et de marquer durablement les esprits. Budget contraint, répertoire peu aventureux, distribution sans grand relief, ou proposition hasardeuse, ont souvent raison de ce rendez-vous essentiel que les directeurs se doivent de réussir.

A Toulouse tout semblait écrit pour être un succès avec ce titre connu, mais monté avec parcimonie, proposé à deux artistes qui y faisaient leurs débuts : la soprano américaine Rachel Willis-Sørensen abordant Thaïs pour la première fois, comme le baryton Tassis Christoyannis engagé pour camper son premier Athanaël. Le directeur des lieux a eu la main heureuse en demandant à Stefano Poda auteur de cette magnifique production de Thaïs, présentée à Turin en 2008, de reprendre spécialement pour le Capitole, un spectacle applaudi à sa création et dont un témoignage subsiste (Dvd Arthus avec Frittoli/Ataneli et dirigée par Noseda).
Envoûtante est la vision du metteur en scène italien, alchimiste de l’image, qui conjugue à tous les temps et sous toutes les formes les plus beaux éléments de son esthétique. Ses décors minéraux tout droit sortis d’un musée imaginaire, créent un univers sculptural troublant qui plonge le spectateur dans un doux vertige existentiel. Pour traduire cette quête éperdue de soi, entre spiritualité et sensualité, pour maintenir tout au long de ce combat intérieur entre désir et renoncement la tension entre profane et sacré, Poda imagine un monde symbolique très stylisé. Dans cette Alexandrie quelque peu fantasmée par Massenet, auteur d’une partition langoureuse aux accents orientalistes, Poda choisit d’exposer la chair nue des danseurs qui contraste avec les costumes colorés et extravagants portés par les principaux protagonistes.

Au plateau alternent ainsi scènes intimistes et dépouillées où Athanaël décide de convertir Thaïs, la courtisane et prêtresse de Venus, en une humble servante de Dieu, et grandioses tableaux réglés avec minutie, qui font cohabiter dans un même élan hédoniste, choristes, figurants et danseurs avec un éclat farouche et un sens du drame assumé. D’élégants et suggestifs ballets viennent s’insérer et s’ajouter à cette terrible histoire d’inversion des destins, pour illustrer la fameuse Méditation (interlude orchestral de l’acte 2 qui dépeint le changement survenu dans le cœur de Thaïs), ou plus saisissante encore, la tempête venue du désert qui semble clouer les corps sur place, avant que Thaïs ne rende son dernier souffle dans le jardin du monastère d’Albine.
A travers cette tentative de sauvegarde spirituelle exprimée par un moine exalté qui tente de réprimer ses aspirations, Poda nous entraine dans un divin maelström visuel, sensoriel et poétique, loin de tout folklore et en parfaite harmonie avec la musique.
Dans la fosse, la présence d’Hervé Niquet avait de quoi surprendre, le chef étant plus habituellement associé au répertoire baroque dont il s’est fait l’apôtre avec son ensemble Le Concert Spirituel. Sa lecture enveloppante, ciselée et vénéneuse menée sans compromission à la tête de l’orchestre national du Capitole, dont les affinités avec la musique française ne sont un secret pour personne, est une réussite. L’ivresse, l’abandon et le plaisir si bien évoqués par Massenet, sont inextricablement liés à la violence avec laquelle Athanaël a recours pour changer le destin de Thaïs et tenter de faire taire l’amour qu’il a pour elle, sans y parvenir.

Avec ce timbre pulpeux, cette technique huilée et une diction idoine, Rachel Willis-Sørensen entre de plain-pied parmi les plus importantes titulaires du rôle. Proche de Renée Fleming dans sa manière d’aborder le personnage avec cette émission caressante et cette luminosité qui couvre la totalité du registre, la cantatrice s’empare avec délectation de tout ce qui caractérise Thaïs, implacable courtisane, puis repentie magnifique et heureuse d’avoir pu expier ses péchés avant de mourir.

Face à cette sculpturale héroïne, Tassis Christoyannis compose un Athanaël qui impressionne par la concision de son portrait, sa projection vocale et l’ambiguïté qui motive ce pieu moine cénobite à sauver l’âme de la pêcheresse en laissant clairement entrevoir les terribles souffrances qui l’assaillent.

Jean-François Borras lui aussi fin styliste et impeccable diseur, élève le rôle et transforme Nicias, personnage quasi anecdotique, en une figure essentielle, les apparitions de Frédéric Caton (Palémon), de Thaïs Raï-Westphal (Crobyle), de Floriane Hasler (Myrtale) et de Svetlana Lifar (Albine), comme celles des membres du chœur, confirmant la très haute qualité de ce spectacle de rentrée qu’il ne fallait pas rater.