Vous avez accès à la vidéo de ce spectacle sur Arte Concert jusqu’au 25 novembre 2025 :
https://www.arte.tv/fr/videos/127512–000‑A/zaide-ou-le-chemin-de-lumiere/

Zaide est un Singspiel inachevé de Mozart composé en 1779–1780, qui anticipe de deux ans Die Entführung aus dem Serail, Singspiel lui aussi qui raconte une histoire similaire : une chrétienne, Zaide est prisonnière de Soliman qui en est tombé amoureux, mais celle-ci aspire à vivre sa propre destinée et sa propre liberté, amoureuse de Gomatz ; avec la complicité du gardien de prison Allazim, ils réussissent à fuir mais sont rattrapés et condamnés à mort. On ne sait la décision finale de Soliman, et donc on ne sait si comme Pacha Selim, il pardonnera finalement.
À partir de cette trame partielle dont il manque notamment l’ouverture et la fin, Raphaël Pichon et Wajdi Mouawad ont imaginé une histoire fortement cohérente avec l’esprit illuministe de Mozart et tissé d’autres musiques, essentiellement la Cantate Davide penitente (1785) et la musique de scène pour Thamos König in Ägypten (Thamos Roi d’Egypte) composée en 1773 et 1780, ainsi que quelques autres extraits.
La trame du pasticcio est assez simple, structurée en flash-back. La fille de Zaide et Gomatz, Përsada (personnage inventé par Wajdi Mouawad) sauvée in extremis par l’intervention de Allazim auprès de Soliman, revient sur les lieux où ses parents furent prisonniers, une prison désormais devenue un musée, dont Allazim est toujours le gardien. Elle se fait donc reconnaître et raconter la véritable histoire de ses parents, condamnés à mort et exécutés par Soliman. À la fin, ayant appris l’histoire de ses parents, la jeune femme décide de briser la chaine infinie des vengeances et pardonne, désirant construire un autre futur que celui assis sur les rancœurs …

Le récitant, c’est Allazim, Johannes Martin Kränzle, qui va raconter cette histoire entrecoupée des parties chantées par les protagonistes d’alors, Zaide, « la femme qui chante » (Sabine Devieilhe), Gomatz, l’être aimé (Julian Prégardien) et Soliman qui les tient prisonniers (Daniel Behle). Le chœur ce sont les autres prisonniers, les opprimés, comme dans Fidelio de Beethoven.
Dans la mesure où Zaide est un Singspiel chanté en Allemand, Davide penitente chanté en italien, et que les autres extraits (airs de concert etc..) sont indifféremment en allemand et italien, les personnages se parlent et échangent dans les deux langues, en se comprenant, parce qu’évidemment ils parlent un autre langage qui est le langage du cœur. La langue à l’opéra est une convention, au service de l’intérêt supérieur de la musique, comme elle est un outil entre les hommes, qu’on sait aussi dépasser.
Subtilité d’une programmation plus articulée qu’on ne l’a dit, deux semaines auparavant, Gianluca Capuano et ses Musiciens du Prince-Monaco ont interprété la Messe en ut mineur, là où elle a été créée en 1783 (la Stiftkirche Sankt Peter), à qui Mozart pressé par le temps a emprunté pour Davide penitente en 1785, utilisé largement dans ce spectacle.

Il s’agit d’une représentation semi-concertante, en réalité d’une autre « Gesamtkunstwerk » où sur scène orchestre, solistes et chœur forment un tableau complet avec des costumes à peu près semblables (sauf Soliman tout en gris et coincé dans sa raideur) : la vision est globale, l’œil regarde et comme dirait Malraux, écoute, dans un cadre idéal pour l’entreprise, la Felsenreitschule, totalement obscurcie de ses galeries, formant un mur imposant, écrasant tous les protagonistes et donnant l’impression d’une prison de laquelle on ne peut s’échapper, à l’exception d’une « loge » de la galerie d’où émerge le son d’un Glasharmonika (harmonica de verre) qui ouvre la représentation et qui la fermera, avec ce son étrange qui semble venu d’ailleurs, une sorte de son cosmique composé par Mozart en 1791 (Adagio en ut majeur pour Harmonica de verre KV 356) .
Pour le reste, une représentation hautement ritualisée, avec des gestes lents, calculés, fondés sur le regard de Persada qui écoute et vit l’histoire de ses parents censée être racontée par Allazim, qui apparaît avant que les lumières ne s’éteignent (la représentation commence par le noir total) avec son seau et sa serpillère, le dernier des témoins, le dernier des humains, qui ne compte pour rien et qui va être le personnage central de cette histoire.
Il est difficile de ne pas penser à Fidelio, et il est probable que Pichon et Mouawad l’aient en tête dans la mesure où Fidelio est aussi un chemin de l’ombre vers la lumière, mais ils n’ont pas calqué leur histoire sur les fameuses « histoires à sauvetage » dont la fin du XVIIIe est si friande. Ici personne n’est sauvé. La clé de l’histoire, c’est une autre donnée si importante chez Mozart, le pardon, qu’on trouve bien entendu dans Die Entführung aus dem Serail, mais aussi dans Le nozze di Figaro, d’une certaine manière dans Così fan tutte et dans Die Zauberflöte. La question du pardon me semble être, avant celle de la liberté, l’élément déterminant parce qu’il détruit tout ressentiment pour redonner sa dignité à l’humain. La liberté est une question intérieure, de revendication de l’individu qui alors fait fi de toutes les contraintes qui lui sont imposées, et notamment celle des pouvoirs. Mais le pardon a quelque chose de plus fondamental dans la mesure où il est une sorte de socle pour l’humanisme et la tolérance, et donc pour la construction d’une société d’avenir.

Ainsi Zaide, revu et complété par ce pasticcio ouvre une période marquée par l’espoir humain éclairé par les Lumières, qui se ferme par Fidelio en 1814, à la veille du Congrès de Vienne, dont l’objet est pour un temps de glacer tous les espoirs et de revenir peu ou prou à « l’ordre ancien ». Certes, révolution française et ordre napoléonien ne sont pas forcément des modèles d’humanité et de liberté, mais les deux procèdent d’un ordre nouveau, même dévoyé, même mené à l’extrême par la Terreur, et à l’autoritarisme par Napoléon.
En appelant ce pasticcio Der Weg des Lichts, le chemin de la lumière, il est clair – du moins pour moi- qu’il y a aussi en sous-texte ce que les allemands appellent Aufklärung, littéralement « éclaircissement », qui est le mot allemand pour ce que nous appelons « la philosophie des Lumières », dont les fondements sont remis en cause aujourd’hui.
Raphael Pichon est un chef qui pense au-delà de la musique, il pense théâtre et d’une certaine manière cet au-delà de la musique lui fait user de la musique pour donner une direction à un projet : il va au-delà des codes pour affirmer du sens, pour asseoir le but qu’il s’est fixé. C’est pourquoi le pasticcio est une forme idéale, et forcément moderne, qui permet de mêler texte et musique au service d’un nouveau projet théâtral très contemporain ; et de fait, au-delà de la thématique qui rappelle Fidelio, celle des prisonniers revendiquant leur indéfectible liberté, des tyrans qui briment les populations dans le seul but de consolider et d’affirmer leur pouvoir est une thématique hélas totalement actuelle, quant à celle du pardon, à l’heure des anathèmes et des menaces tous azimuts, elle devient une valeur cardinale de l’humanisme, qui en fonde le sens.
Aujourd’hui… C’est un spectacle d’aujourd’hui, « le vivace et le bel aujourd’hui ».

Alors la représentation a quelque chose de ritualisé, nous l’avons déjà signalé, avec des gestes qui peuvent paraître grandiloquents sortis de leur contexte, des gestes lents, des pas comptés, une disposition quelque fois géométrique du chœur, mais qui ici ne paraît en aucun cas affectée, ni artificielle, parce que ce théâtre-là touche au religieux, au sens antique où la tragédie était une cérémonie psalmodiée et musicale, ritualisée et religieuse. Nous sommes dans un univers à la fois théâtral et musical, où la musique semble gouverner les gestes et les attitudes, où les respirations sont musicales.

Le texte parlé, notamment dans la bouche de Johannes Martin Kränzle est dit d’une manière tellement soignée, avec une voix tellement bien projetée, des modulations tellement étudiées qu’il semble et parlé et psalmodié, tellement les accents vibrent, et tellement le chanteur est aussi – et d’abord – un acteur d’une humanité déchirante, d’une vérité qui bouleverse par sa présence et sa simplicité. C’est lui, plus que tout autre qui porte l’humanité dans cette production, dans cette vision, au-delà de ce qu’il chante. Quand on entend ce qu’il dit et comme il le dit, c’est comme un chant venu des profondeurs de l’humanité ; totalement bluffant. D’ailleurs, à chaque fois qu’il parle, on entend en salle le silence, la concentration, la communion de l’humain. Kränzle est un artiste exceptionnel, un des plus grands de la scène actuelle de l’opéra, c’est un acteur qui sait ce que texte veut dire, et on l’entend ici, mais on l’entend aussi dans ce qu’il chante et quoi qu’il chante :

il y a dans sa manière de chanter, même lorsqu’il est Alberich chez Wagner, une puissance humaine qui vous prend à la gorge. Ici entre mélologues (texte parlé mêlé de musique) et les deux brèves arias Brüder lasst uns lustig sein et Ihr Mächtigen seht ungerührt, on est frappé de cette capacité à rendre tout limpide, à articuler chaque mot avec soin, et à colorer pour créer une figure d’une humanité lacérante, d’autant plus, on le sait qu’il lutte depuis des années contre la maladie, que chaque rémission lui permet de revenir en scène, à chaque fois aussi simple, aussi intérieur, aussi unique. Kränzle, nous l’avons répété, est central dans cette production, et à tous niveaux, et c’est lui qui en porte la lumière et c’est un des plus grands interpèrtes d’aujourd’hui.

Autour de lui, chacun apporte son écot, et la distribution des voix est subtile et d’une rare justesse, elle aussi très « musicale ». Le héros, c’est Gomatz, le père de la jeune Persada (Lea Desandre) et c’est le ténor Julian Prégardien, avec une voix intense, qui porte à la fois la souffrance et la mélancolie, la soif de liberté et l’amour pour Zaïde. Lui aussi possède un impeccable phrasé, une manière de soigner chaque mot qui vient évidemment de la tradition (familiale) dont il provient, la connaissance de l’univers du Lied, et de Schubert en particulier, mais il fait montre ici d’une vraie présence vocale, avec une voix magnifiquement projetée, au volume marqué : c’est à la fois un modèle d’expressivité,- mais aussi un modèle de style, de souplesse- et aussi d’une certaine suavité de timbre qui rend sa prestation particulièrement convaincante et le fait triompher.

L’autre ténor, c’est Daniel Behle qui chante Soliman, d’une manière complètement différente. La différence de timbre entre les deux ténors est ici aussi une différence de personnage, où Behle a une émission soignée, un phrasé impeccable, mais en même temps une attitude et une raideur qui le différencient de Prégardien. Le chant épouse le personnage, sans parler de la raideur scénique, engoncé dans un complet-gris-col-Mao tout droit sorti du comité central de la place Tien-An-Men, dont l’apparition initiale dans une galerie supérieure de la Felsenreitschule, lointain le fait apparaître une sorte de Turandot mâle avec l’effet violent de brisure du verre (en lien avec le Glasharmonika) qui l’accompagne. C’est aussi ce jeu des deux voix, celle très souple de Prégardien et celle, un peu raide de Daniel Behle, qui montre la qualité de la conception générale où l’on sent vraiment un travail sur l’émission et le phrasé qui épouse l’idée de mise en scène, un vrai travail « musical »… Mais Behle sait aussi arrondir, gagner en souplesse, et en émotion, notamment face à l’enfant qu’il consent à sauver.
C’est une différence plus subtile qu’on sent entre Sabine Devieilhe et Lea Desandre. Certes, les deux voix ne couvrent pas le même registre, mais ici il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de faire sentir clairement que l’une Persada (Lea Desandre) est un personnage d’aujourd’hui, « réel » en quelque sorte, et que l’autre Zaide, « la femme qui chante » disparue et décédée, est une évocation : les deux voix doivent faire sentir d’un côté quelque chose de « terrien » de palpable, et l’autre l’impalpable.

Sabine Devieilhe incarne Zaide de manière éblouissante, c’est peut-être (pour mon goût), un de ses incarnations les plus extraordinaires. La voix est littéralement séraphique, donne cette idée de lointain et d’irréel et en même temps réussit à diffuser une émotion qui vous traverse et bouleverse. Représentée enceinte (de la future Persada) elle est une interprète d’une rare sensibilité, mais elle réussit aussi colorer suffisamment le chant pour qu’on sente aussi la femme décidée, qui revendique sa liberté et ses choix, une femme qui sait ce qu'elle veut, et qui l'assume.
On se sait que louer, le phrasé, le contrôle vocal, la ligne, le jeu sur le souffle : enfin ici Mozart s’impose. « Ruhe sanft, mein holder leben » est un moment d’éternité. Une prestation totalement exceptionnelle, « célestiale » qui nous fait penser aux immenses mozartiennes d’antan.

Lea Desandre n’est pas en reste : elle porte toujours en elle (à cause de son physique) quelque chose de tendre et juvénile, une fragilité qui contraste avec un chant plus ciselé, plus net, avec une voix qui s’est élargie et qui sonne merveilleusement dans la Felsenreitschule. Il y a une sûreté technique qui laisse rêveur et en même temps un chant qui immédiatement vous projette dans un univers, par sa chaleur, sa sensualité, mais qui reste d’une incroyable intensité : on entend les hésitations, mais on entend aussi la jeune femme qui poursuit son but ; tout cela est maîtrisé avec un soin exceptionnel accordé aux moindres couleurs et à la clarté du texte : jamais aucun mot n’échappe, ne se perd, et justement sa voix est en miroir avec celle de Sabine Devieilhe, chacune brossant un univers d’une incroyable poésie, avec un ton plus « moderne », plus proche de nous (le timbre un peu plus sombre sans doute)… Une autre merveille de chant mozartien…
Et ainsi elles forment toutes deux un vrai paysage aux couleurs non contrastées, mais subtilement partagées par un jeu de nuances pastel, comme les différences qui peuvent être celles de voix différentes mais d’une même famille, ce qui fait écho au contraste plus net entre la voix de Prégardien Gomatz et celle de Behle-Soliman, qui elles, sont de chaque côté d’un mur.

Et coordonnant cette infinité de nuances, de couleurs, de sensibilité, Raphael Pichon se montre au sens propre et figuré le chef d’orchestre. Au sens figuré d’abord parce qu’il est l’architecte qui tient au bout de ses bras le projet musical et théâtral. Il y a en effet plus de théâtre dans cette soi-disant semi-concertante que dans bien des productions avec décors, mise en scène et costumes, et tous les artifices qui vont avec ; parce qu’ici, il n’y a pas d’artifice, ce qui pourrait sembler grandiloquent ou lourd dans un autre contexte (les gestes, les mouvements) devient ici naturel, parce que on a joué l’apparente simplicité (costumes, gestes minimalistes, peu d’objets) pour mieux se concentrer non sur la musique, mais sur l’alliance de l’ensemble, sur la théâtralité d’ensemble. La présence de l’orchestre sur scène, du chef à vue, en fait évidemment un personnage à part entière, un protagoniste : on aurait pu, vu la configuration des lieux, imaginer l’orchestre en fosse, mais l’effet aurait été différent, atténué, presque effacé. Ce qui rend l’ensemble grandiose, c’est l’alliance orchestre, chœur et solistes en un ballet où le regard embrasse tout, et où, ce que je disais plus haut, l’œil écoute. C’est ce regard global qui renforce les impressions de l’audition et rend cette impression de spectacle total, de moment syncrétique d’une hauteur rarement atteinte, qui contraint à la concentration, qui fait entrer dans cet univers, sans plus même se poser la question de qui chante quoi, en quelle langue, de quelle œuvre. Tout file non pas avec « logique », mais avec un naturel qui semblerait inné quand on chante en italien et qi’on répond en allemand, c’est subitement l’évidence que le langage parle à un autre niveau que celui de la simple compréhension, du simple outil de communication. Un miracle rarement atteint à ce degré d’intensité et de perfection.
C’est pourquoi il faut être reconnaissant à Mouawad et à Pichon d’avoir transcendé ce moment en le rendant une sorte d’oratorio profane, si ritualisé et paradoxalement si simple et si naturel, si fluide que jamais on ne « décroche » ses regards de la scène, comme aimanté. Si l’avenir de l’opéra et du spectacle lyrique passe aussi par des « expériences » de ce type, alors, l’horizon s’ouvre, parce que là, on passe immédiatement ailleurs, dans une nouvelle modernité du lyrique .
Et puis il y a aussi le Raphael Pichon chef d’orchestre, chef de son orchestre Pygmalion, avec sa souplesse, sa plasticité, ses contrastes et surtout son énergie vitale. Jamais la tension ne fléchit, toujours la moindre nuance est recherchée, le moindre son signifiant, le moindre silence, le dosage des volumes, et dans un si vaste espace, avec les voix à côté, on reste stupéfait de la précision rythmique, de la justesse des attaques, de l’engagement de l’ensemble de l’orchestre et du chœur pour un rendu d’une incroyable somptuosité, avec un son tour à tour rond, acéré, ciselé, un ensemble qui paraît si charnu qu’on a l’impression d’une formation immense, et par ailleurs l’impression encore une fois paradoxale, d’une ineffable intimité (et les éclairages de Bertrand Couderc y sont évidemment pour beaucoup). On passe de pianissimi à la limite de l’audible à des passages énergiques, et sans même en être dérangé, étonné, parce que tout paraît aller de soi. Cette forme si artificielle du pasticcio, cette construction mentale un peu maniérée devient au contraire d’une telle homogénéité que toute « construction » est dépassée par une sorte d’évidence, au-delà de toute rhétorique, pour n’être plus que musique sans artifice ; et là on comprend que Raphael Pichon, son chœur magnifique et son orchestre ont simplement créé une œuvre nouvelle, un moment musical unique dans lequel des solistes exceptionnels n’ont eu qu’à se lover, comme dans un merveilleux écrin. Un miracle.
Une soirée inoubliable en tous points. Le triomphe du public, qui se dresse debout comme mu par un mouvement spontané après ces cent minutes de bonheur total, montre quel effet peut avoir Mozart quand il atteint ces sommets. Donnez-nous encore pareil Mozart, encore, encore et toujours.

