Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach paraît en 1892 et connaît un succès quasi-immédiat. Ce roman puise dans une forme de symbolisme nostalgique et désabusé, des références à la peinture de Fernand Khnopff et tout un univers humide et vaporeux qui fait de la Venise septentrionale le cadre idéal où se déroule la mystérieuse intrigue. En adaptant le récit de Rodenbach, Erich Wolfgang Korngold en modifie profondément la portée et notamment la conclusion. L'opéra tourne le dos à ce désespoir nimbé de romantisme tardif qui servait de fond stylistique au roman. La fameuse "décadence" et les brumes symbolistes cèdent le pas à une intrigue qui troque le désespoir avec un lieto fine aussi optimiste qu'inattendu.
Les personnages se résument à des prénoms qui résument à eux-seuls les caractères en présence, sans qu'il soit besoin d'aller chercher au-delà des mises en situations pour chercher à les décrire par le menu. Cette impression de se trouver en présence d'êtres flottants, fantomatiques, fait de l'ouvrage de Rodenbach un proche cousin de Sylvie ou Aurélia de Nerval. On peut imaginer aisément l'influence sur Rodenbach de Ligeia, nouvelle extraite des Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe. Cette thématique de la morte qui revit et de l'amour qui résiste à la disparition des êtres est éminemment cinématographique et on comprend sous cet angle l'intérêt qu'il put susciter auprès de Korngold, enfant surdoué et bientôt contraint à l'approche de la guerre à quitter l'Europe pour mener avec succès une carrière de compositeur de musiques de films à Hollywood. Marie, l'épouse défunte dont le souvenir hante la Ville morte, est un double lointain de Madeleine/Judy dans l'illustre Vertigo d'Alfred Hitchcock ou bien Julie, l'épouse de Julien Davenne dans la Chambre verte de François Truffaut, adapté d'Henry James.
La mise en scène de Philipp Himmelmann ne cherche pas à reproduire les références picturales ou littéraires qui pourraient rappeler le réseau d'inspirations qui servit à Korngold pour l'écriture de son opéra. Le roman développe la fascination qu'exerce le cadre urbain si particulier sur la narration. Bruges y est décrite comme une expansion psychologique, une sorte de présence vaporeuse de l'être aimé qui environne le narrateur au point de menacer son équilibre mental. Le décor de Raimund Bauer laisse de côté cette perspective majeure en concentrant l'action sur les protagonistes principaux. L'espace scénique est divisé en deux plans superposés qui reproduisent des lieux identiques dans lesquels les personnages évoluent sans se croiser. Ces boîtes isolent les situations et laissent comprendre rapidement qu'il s'agit là de mettre en scène la communication impossible entre le monde des vivants et le monde des défunts. Peu importe si Marietta est un personnage charnel et sensuel, seule compte le regard que Paul pose sur elle, vision littéralement fantasmée et fantasmagorique.
Le parti pris de séparer sur deux plans le jeu des personnages offre au regard la vision de deux êtres en proie avec la présence-absence d'une relation imaginaire autant que concrète. À la longue, la direction d'acteurs tourne véritablement à la gageure pour les protagonistes obligés de jouer à distance des scènes censées se dérouler en vis-à-vis. Le tour de force de la scénographie implique une réadaptation rétinienne et un jeu de piste qui séduit au départ et finit par lasser sur la durée. En suggérant sans la montrer réellement, la procession religieuse au troisième tableau, Philipp Himmelmann contraint les chanteurs à gesticuler en regardant dans la salle – ce qui amoindrit passablement la tension qui s'accroît jusqu'au meurtre-pulsion de Marietta, étouffée par la tresse de cheveux de la bien-aimée défunte. Le dispositif fait de cette lutte au corps-à-corps un moment sans doute trop abstrait, tandis que la procession imaginaire ne crée pas d'écho à la parodie de la bacchanale des nonnes damnées au Second tableau de Robert le Diable de Meyerbeer. Pris au sens propre, le déchaînement satanique est le moment le plus faible de cette mise en scène, entre tunnels expressifs (la balade de Victorin) et excitation davantage Halloween que nuit de Walpurgis.
Annoncé souffrant avant le lever de rideau, Torsten Kerl (Paul) obtient des palmes acquises de haute lutte contre les vagues sonores qui opposent à sa voix une solide muraille de Jéricho, d'un bout à l'autre de l'ouvrage. La voix trouve son endurance dans une économie et une intelligence qui rappelle par endroits la prestation de Kerl en Tristan. Pour cette reprise toulousaine, Helena Juntunen a cédé la place à la soprano russe Evgenia Muraveva dans le double rôle de Marietta/Marie. Le personnage gagne en ampleur et en autorité, même si l'on aurait souhaité davantage de subtilité dans les changements de registres et la caractérisation d'un personnage multifacettes. Katharine Goeldner est une Brigitta capiteuse et sombre qui sait faire exister le rôle au-delà de ses modestes interventions. Sur le même plan, Matthias Winckhler trouve dans un chant soigné et fort à‑propos les éléments qui font de Franck une alternative dramatique et vocale efficace. Antonio Figueroa (Victorin et Gaston) et Thomas Dolié (Fritz ) réussissent également leur prestation tragi-comique, malgré les délires d'hémoglobine et d'effets spéciaux. Réussite également du côté du Chœur du Capitole, d'une cohérence percutante et incarnée.
Leo Hussain réalise des prouesses en donnant à l'Orchestre du Capitole, une carrure expressive qui rend compte du plaisir évident qu'ont les musiciens à interpréter cette musique. L'énergie communicative ne déborde pas au-delà du raisonnable, surtout dans la projection des cuivres et les pépiements de la petite harmonie. Cette musique prolixe en effets et peut-être parfois un peu bavarde trouve dans cette battue éminemment lyrique un repère naturel qui ne limite en rien le potentiel dynamique et les couleurs.