
Lorsqu’un compositeur encensé de son vivant tombe dans l’oubli presque total, cela cache généralement quelque chose. Nos ancêtres n’étaient pas stupides, on ne leur faisait pas prendre des vessies pour des lanternes. Si Reyer fut un des piliers du répertoire de l’Opéra de Paris dans les années 1890, à l’époque même où Wagner s’y était imposé, on ne peut pas supposer que les oreilles avisées dans un cas se fourvoyaient dans l’autre. Il y a un demi-siècle, on n’aurait pas forcément donné cher de Meyerbeer, mais Les Huguenots et L’Africaine ont fait un retour en force alors qu’ils n’étaient plus guère que des écrins vieillots pour sopranos souhaitant piquer leur contre-ré dans « O beau pays de la Touraine » ou pour ténor soucieux de montrer de quoi ils étaient capables dans « O paradis ». Reyer n’avait pas même cette chance, « Salut, splendeur du jour » n’ayant pas suffi à faire imposer Sigurd par une de ces divas auxquelles on ne refuse rien.

Depuis quelques années, pourtant, on devinait comme un frémissement. A Marseille, bien sûr, l’enfant du pays n’a jamais été oublié. Sigurd y fut encore donné en 1995, et Salammbô en 2008. S’il composa d’autres œuvres scéniques (le ballet Sacountala en 1858, l’opéra-comique La Statue, grand succès en 1861), Reyer se résume pour la postérité à ses deux derniers opéras. Enfin, quand on pense à les jouer, car hors de Marseille, Salammbô semble bien négligée, même si cette adaptation du roman de Flaubert n’est supplantée ni par les fragments laissés par Moussorgski, ni par la partition de Philippe Fénelon, qui ne semble guère être sortie de sa Bastille natale. Sigurd a eu un peu plus de chance dernièrement, mais en concert seulement. Le Victoria Hall de Genève l’a accueilli en 2013, comme il a accueilli ensuite des raretés comme Ascanio de Saint-Saëns ou La Sorcière de Camille Erlanger. Et pour son centenaire, l’Opéra de Nancy l’avait reprogrammé comme en 1919 lors de son inauguration. Mais pour voir et non plus seulement entendre Sigurd, il faut toujours aller à Marseille.

Bien sûr, Sigurd pâtit de l’ombre de Siegfried. Oui, l’histoire est la même que dans les deux derniers volets de la Tétralogie, même si les noms sont un peu différents, sauf pour Gunther et Hagen, et Brunehild n’est vraiment pas très éloignée de Brünnhilde. Et alors ? La Manon de Massenet et la Manon Lescaut de Puccini ne se font pas d’ombre l’une à l’autre, l’Otello de Rossini se défend face à celui de Verdi. Wagner et Reyer ont eu la même idée en même temps, le Marseillais ayant lu la traduction française des Nibelungen dès 1862. Bien sûr, son opéra achevé en 1865 ne fut créé qu’en 1884, à Bruxelles, bien après le Ring à Bayreuth. Pourtant, il suffit d’écouter la musique de Reyer pour s’apercevoir qu’elle n’a à peu près aucun rapport avec celle de l’Allemand. Malgré son sujet, Sigurd s’inscrit pleinement dans l’univers de l’opéra français, et du meilleur. Si réminiscences et influences il y a, ce serait plutôt du côté de Berlioz qu’il faudrait aller les chercher (la deuxième partie des Troyens fut créée à Paris en novembre 1863, soit peu avant que Reyer ne s’attaque à la mise en musique du livret signé Alfred Blau et Camille du Locle, ce dernier adaptant ensuite Salammbô avec l’aide de Flaubert).

Pour honorer le compositeur marseillais dont la statue ornait jadis le parvis de l’Opéra, Marseille a confié Sigurd à Charles Roubaud qui a jadis beaucoup officié à Orange et qui ne travaille plus guère que dans ce théâtre, où il a fait en 1986 ses premiers pas dans la mise en scène d’opéra. Par rapport à la version de 1995, signée Albert-André Lheureux, Roubaud s’affranchit du Moyen Âge plus ou moins mythique (Hilda reçoit tout de même une demande en mariage d’Attila en personne, ce qui situe l’action dans la première moitié du Ve siècle, si l’on tient à la situer historiquement). L’action se situe cette fois dans un passé presque aussi lointain pour les moins de vingt ans, puisque les costumes balaient un spectre allant des années 1860 – uniformes militaires des messieurs, entre la guerre de Sécession et celle de 1870 – aux années 1940 pour les robes et les coiffures des dames. Seule la tenue de Brunehild, qui ressemble surtout à une « princesse d’opéra », échappe à une datation précise, mais sans doute est-ce normal pour une Valkyrie qui dort sur son rocher depuis une durée indéterminée. Le grand-prêtre d’Odin a presque l’air d’un pasteur, et son entourage encapuchonné lorgne vers Assassin’s Creed. Les décors sont réduits à l’essentiel, avec malgré tout quelques curieux murs triangulaires récurrents, le plus bel effet étant celui de la forêt du deuxième acte, avec les vidéos qui illustrent le voyage de Sigurd et sa rencontre des Nornes. Sobriété, tel est le maître-mot du spectacle qui a le grand mérite d’éviter l’écueil du ridicule.

Dans la fosse, Jean-Marie Zeitouni, qui faisait récemment des merveilles avec Grisélidis de Massenet, dirige l’orchestre de l’Opéra de Marseille avec tout le raffinement qui s’impose pour rendre justice à la musique de Reyer (il existe par bonheur un enregistrement de l’ORTF, dirigé par Manuel Rosenthal en 1974 qui permet de se faire une idée de l’œuvre). Et la distribution, est entièrement francophone, ce que l’on avait plus entendu depuis longtemps : à Genève, l’interprétation pâtissait d’une diction incertaine, et à Nancy, il avait fallu aller chercher le rôle-titre de l’autre côté de la Manche. Cette fois, c’est Florian Laconi qui est Sigurd, étape logique dans l’évolution qui mène le ténor vers des emplois de plus en plus lourds (il sera Samson le mois prochain à Saint-Etienne) : il s’y impose sans effort apparent. De Nancy revient, et tous en seront ravi, Catherine Hunold en Brunehild, personnage à sa mesure, où sa voix a toute latitude de s’épanouir et qu’elle est, à l’heure actuelle, la seule à même de servir idéalement. En Gunther, Alexandre Duhamel se hisse aux mêmes hauteurs et s’inscrit dans une lignée de grands barytons français qui se sont illustrés dans ce même répertoire. En Hilda, Charlotte Bonnet éclate littéralement et montre qu’elle est apte à endosser des rôles bien plus exigeants que ce qui lui a jusqu’ici été confié, et l’on espère que bien des directeurs de théâtre l’auront entendue dans ces représentations. Sans être tout à fait la contralto qu’appelle la partition, Marion Lebègue tire son épingle du jeu en Uta. Prêtre d’Odin à Nancy, Nicolas Cavallier est cette fois Hagen, mais le rôle est bien moins développé que dans Le Crépuscule des dieux. C’est Marc Barrard qui est le prêtre, auquel il faut quelques minutes pour surmonter un vibrato d’abord très prononcé. En barde, Gilen Coicoechea pâtit d’une tessiture un peu trop grave pour lui. Les quatre envoyés d’Attila ne chantent que quelques minutes chacun, mais il y faut de vraies voix, comme en possèdent Marc Larcher, Kaëlig Boché, Jean-Marie Delpas et Jean-Vincent Blot. Le chœur de l’Opéra de Marseille se montre lui aussi à la hauteur de l’enjeu, dans une œuvre où sa participation est sollicitée du début à la fin, notamment pour la transfiguration finale de Brunehild et Sigurd.
