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Le bâtiment
Un des plaisirs des Wanderer mélomanes, c’est de découvrir de nouveaux lieux propres à assouvir leur passion. L’Opéra de Malmö devrait être une destination phare car c’est une des plus belles machines à jouir architecturalement de l’art lyrique. Œuvre de Sigurd Lewerentz, Erik Lallerstedt et David Helldén, inaugurée en 1944, l’Opéra de Malmö est un chef d’œuvre du fonctionnalisme et est à ranger à côté de ses œuvres majeures, le cimetière de la forêt (Skogkyrkogården) de Stockholm, de l’Est (Östrakyrkogård) de Malmö ou encore l’église Saint Marc (Sankt Markus) à Björkhagen en banlieue proche de Stockholm. Entrée aisée vers les vestiaires boisés entre les deux bras de l’escalier de marbre ; montée agréable dans les deux rampes aux courbes et lignes majestueuses ; espaces du foyer entre lignes droites et arcs de cercle, angles doux des entrées du premier étage, larges fenêtres, détails choisis dans le mobilier et les boiseries. La promenade architecturale chère à Le Corbusier est riche, d’autant plus que les œuvres d’art égaient, (encore !), les espaces. Enfin la salle aux courbes douces tout en bois clair et tissus chaleureux, aux sièges confortables à tous les étages, est un écrin parfait, une sculpture à regarder et à vivre. C’est le joyau de Malmö et il doit autant au Festspielhaus de Bayreuth qu’à la Villa Savoye de Le Corbusier.
(Note : un documentaire de Sven Blume sur Lewerentz, Divine Darkness, est sorti en 2024 et tourne en ce moment un peu partout dans le monde.)
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Le dispositif
Le Norvégien Eirik Stubø nous avait séduit avec son dytique Œdipe/Antigone à Dramaten en 2017 mais surtout avec une Norma, produite pour le Folkoperan de Stockholm, en 2022. On retrouve ici son goût pour une lecture contemporaine des mythes et un plateau dépouillé : il faut élaguer, dégager le gras pour saisir l’essence. Point d’illusion théâtrale : la vérité pure, et toute la lumière sera faite sur Salomé et les protagonistes de cette obscure histoire.
D’entrée, le plateau à nu ne laisse aucune ambiguïté : nous sommes, avec Salomé, dans une histoire sombre, qui sent la mort. Et même dans quelque chose d’incandescent dont il ne reste (déjà !) que les cendres annonciatrices de la fin. Les cendres couvrent le sol, un tas plus compact est à jardin et surtout les rampes de lumières verticales occupent tout l’espace au centre de la scène. Lumières de la vérité, lumières théologiques, mais aussi lumières des corps , celles du désir, qui brûlent, qui aveuglent. Elles seront également, au fil du spectacle, lumières étranges de la lune, des étoiles, des constellations apparaissant ou disparaissant comme derrière des nuages, ou encore des bougies, option fée électricité d’aujourd’hui.
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L’option suivie est de s’appuyer sur ce dispositif qui fait office de révélateur et de s’appliquer à montrer les circulations du désir. Celui de Narraboth pour Salomé, celui de Salomé pour Jochanaan et celui de Herodes pour Salomé. Stubø s’appuie sur le désir du page pour Narraboth pour en ouvrir une palette d’autres, comme celui d’Herodias pour un soldat, mais aussi des autres : ceux des juifs pour leur Dieu (à chacun son désir et son interprétation) ou celui des Nazaréens. Tout le monde désire, tout le monde regarde en coin, derrière la rampe, ou au loin, sur la scène, lorsque les autres ne regardent pas… Certains sont définis, d’autres indéfinissables. Le désir est insaisissable aussi.
C’est donc une chorégraphie scénique du peu qui anime les personnages présents mais aussi les absents des différentes scènes de l’opéra.Pour animer le plateau, Eirik Stubø dispose ses personnages devant les rampes ou serpentant entre (le désir est rampant).
Salomé est une jeune fille d’aujourd’hui, à l’élégante robe transparente mais avec une blouse qui cache ses formes. En cela, elle est bien une jeune fille moderne, pétrie d’ambiguïté : aussi chaste et pure qu’un peu aguicheuse.
Le page est une jeune fille en tailleur qui en pince pour Narraboth en costume. Sous ses beaux habits se cachent des désirs gênants. Nous vivons au règne de la transparence obligée mais aussi de la pédophilie honnie. Avec la figure de la jeune fille comme centre de l’attention et personnage (voire Persona) privilégié de la société capitaliste (lire Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune fille de Tiqqun chez Fayard, 1001 nuits, 2001).
Pas de citerne ici (rien n’est vraiment caché dans ce monde panoptique) mais un Jochanaan qui éblouit et traverse le mur de lumières (divines certes mais il est aussi source de l’aveuglement de l’objet aimé. D’ailleurs il est solaire, elle est lunaire) pour rejoindre Salomé.
Vêtu d’un long manteau, tout de brun (couleur terre), il est l’errant qui s’oppose aux personnages du palais et à leurs costumes (i.e le monde capitaliste un peu fascisant. Toute ressemblance avec ce qui se produit dans le monde…) et des soldats, ici plutôt ces gardes-gardiens-policiers-protecteurs des privilégiés, plutôt que gardiens de la justice, de la paix ou de l’ordre (nous sommes chez Herodes…).
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Autres personnages indifférenciés : les juifs et les Nazaréens tout en costumes anthracites, eux aussi sortis comme Jochanaan de derrière la rampe où ils patientaient, comme dans les nimbes, du moins un autre espace que celui des privilégiés des feux de la rampe. Les Juifs ont une kippa mais c’est bien leur seul signe distinctif dans une querelle de chapelles qui n’occupe finalement qu’eux.
C’est le moment le plus animé de la mise en scène et qui en fait, donc, un moment spécial et, surtout, vain. Stubø s’amuse à exagérer les mouvements, imprécations, doigts et bras levés, dans une vraie fausse cacophonie. Vanitas, vanitas…
Énième entrée d’Herodes et d’Herodias. Lui en gris clair, costume croisé des puissants (et des mafieux de la belle époque) avec son Herodias en robe longue, satinée, verte : sinon les maîtres du jeu, du moins les jouisseurs d’un ordre établi (on les sert avec déférence). Mais comme dans tout bon drame bourgeois, il y a tromperie. Herodes n’a d’yeux que pour la jeune fille, sa belle-fille, et l’épouse pour son soldat-garde du corps (œillades plus ou moins discrètes). On sait que souvent les gardes du corps passent à la casserole, voire devant l’autel.
Salomé la prude se montre aussi enfant gâtée (monde moderne…) et prête à tout. y compris à utiliser ses charmes. C’est l’ironie du monde post me-too, sur-sexualisé et sur-moral… quand ça l’arrange.
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Deuxième mouvement d’ensemble chorégraphié (par Örjan Andersson) mais ici plein de symboles : la danse des sept voiles. Salomé enlève sa robe qui montre un déshabillé long et soyeux et entraîne dans sa ronde les protagonistes devant un Herodes spectateur-voyeur (comme nous ?) sur un banc au-dessus du souffleur. La chorégraphie relativement simple mais séduisante et efficace rappelle celles de Pina Bausch (en particulier Kontakthof et Nelken), toutes de micro-mouvements répétés. Salomé touche les danseurs qui s’agitent comme des pantins, remuant bras tendus et bassins d’avant en arrière dans une parodie d’acte sexuel, avec le caractère mécanique d’une machine désirante plutôt que d’une vraie pantomime. Les protagonistes sont entrainés dans des rondes d’enfants, des valses (Strauss, Vienne…), line dance, évoquant autant Pina Bausch, on l’a dit, que Keersmaeker (« my walking is my dancing »). Les rondes des danseurs se ferment comme des fleurs autour d’une Salomé-étamine ou une victime sacrificielle (on pense au Frühlingsopfer de Bausch).
Comme tout tourne autour de Salomé, la tournette s’anime aussi, entrainant les rampes de lumières avec de beaux jeux sur les rythmes des uns et des autres, et des déphasages-rephasage (Keersmaeker encore). Dans Salomé, on attend ce moment mais ici, avec un Stubø désosseur de mythe, on pensait à quelque chose de moins démonstratif et on est soufflé par cet inattendu.
Plus convenu en revanche, l’Herodes dispensateur de ses richesses : colliers, perles qu’il balance à Salomé et que récupère sa mère qui se pare comme Clytemnestra et s’allonge, champagne à la main sur le tas de cendres. Vanité encore…
Mais comme Stubø souffle le chaud et le froid, il nous surprend finalement avec sa Salomé récupérant la tête ensanglantée de Jochanaan et jouant avec, jusqu’à découvrir la tête hyper réaliste et le sang qui coule au fur et à mesure sur le drap. Salomé installe la tête et le drap-linceul sur le tas de cendres, lui donnant ainsi une sorte de corps (enfin le corps désiré !) sur lequel elle s’installe avant d’embrasser, assez goulument, la tête décapitée (haut le cœur du public).
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Elle quitte la scène en fendant le mur de lumières (même mouvement mais inverse que celui de Jochanaan) qui clignotent lentement, comme des étoiles. Elle rentre dans la nuit, dans l’obscurité mais aussi dans une éternité hors scène.
Les voix
On attendait Cornelia Beskow, annoncée pour le rôle-titre en début de saison, mais elle dut finalement déclarer forfait et on est une fois de plus déçue de la manquer cette année (Cf. le compte-rendu de Jenufa à l’Opera Royal). Laura Wilde, souffrante ce soir-là, est à son tour remplacée par Susanne Serfling, épaulée en particulier pour les scènes de danse par Katarina Sörensen. Physique jeune et agréable, voix claire aux aigus bien étincelants qui correspond au rôle voulu par Stubø. Les couleurs sont là également, peut-être pas autant que le rôle l’exige mais, comme pour Marlis Petersen à Munich avec Petrenko dans la production Warlikowski (toute proportion gardée), elle a cette fraîcheur ingénue avec un peu de mystère dans les medium qui convient tout à fait ici. Et l’engagement scénique du duo est total, y compris dans la danse. Kostas Smoriginas est un bon Jochanaan avec une voix ample et chaleureuse et joue de son physique pour s'imposer sur scène. Ni abattu, ni violenté, il est l'homme de l'ailleurs.
L’ensemble de la distribution est très correct avec des rôles bien différenciés (notamment le Narraboth de Conny Thimander, tout en excitation et passion outrancière jusqu’au suicide (c’est le côté comique grinçant de Salomé) et le page de Mathilda Bryngelsson, tout aussi énamouré‑e dans les rampes. Deux personnages entre ombres et lumières.
Plus intéressant, dans la projection et la diction, le couple royal formé par Karin Lovelius (Herodias) et surtout Lars Cleveman (Herodes), que nous avions déjà apprécié en Siegfried dans le Ring de Stockholm de 2017 avec Nina Stemme. Il a pris désormais un timbre plus sombre qu’il manie avec sûreté et un soin particulier au texte et à la projection. C’est le diseur de cette Salomé et Stubø ne joue pas de l’ironie avec lui. Il en fait le mâle blanc prédateur tant honni du jour : nouveau mythe contemporain dans le mythe ancien de Salomé.
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L’orchestre
Enfin, le protagoniste le plus séduisant de cette Salomé est l’orchestre de Malmö dirigé par Patrik Ringborg, GMD de Kassel entre 2007 et 2017 et chef principal invité à Malmö depuis 2022. Cet été, il dirigera Der Freischütz avec les Wiener Symphonker à Bregenz et reviendra à Malmö pour Lohengrin à l’automne.
Patrik Ringborg donne à l’orchestre le discours principal de cette Salomé, et on sait qu’il est coloré et mouvant. Pour autant, ce n’est jamais démonstratif ni étouffant. L’orchestre soutient toujours les voix sans les couvrir et ne s’autorise pas à déborder de manière outrancière lors des intermèdes musicaux. Il cherche toujours à être présent, sans transitions, travaillant dans le temps long et non dans la succession de scènes. On est soufflé par son sens des couleurs, des timbres, des jeux de motifs, toujours passionnant à suivre sans effets magistraux. Ainsi la danse des sept voiles n’est qu’un moment de plus, pas plus mais pas moins que les autres, aucunement un morceau de bravoure pendant lequel le chef se « montrerait ». Son Parsifal (production Loy à l’Opéra Royal de Stockholm) en 2013 nous avait beaucoup plu mais son Salomé nous a peut-être encore plus séduits (ah ces vents chauds, ces percussions agaçantes, ces cordes langoureuses…) et on fera le voyage vers Malmö l’an prochain avec grand plaisir pour entendre son Lohengrin qui promet d’être passionnant. En attendant, il reste quelques représentations de cette Salomé à découvrir ou redécouvrir jusqu’au 30 mars.
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