Une fois encore se pose pour ce type d’œuvre la question de la mise en scène qui n’arrive à aucun moment à sortir de la médiocrité.
L’argument, tiré d’un livret de Gaetano Sertor pour un opéra de Pasquale Anfossi de 1789, Zenobia in Palmira raconte le drame vécu par la mythique reine de Palmyre, prise en étau entre son amour pour le général perse Arsace, et l’Empereur romain Aureliano (Aurélien), vainqueur de Zénobie et rival d’Arsace. Mais ému par l’amour des deux héros, il les laissera régner, mais sous la « protection tutélaire » de Rome… Voilà encore une manifestation de clémence très politique d’un empereur romain
Pour la troisième fois, le couple soprano (Zenobia)/mezzo travesti (Arsace) doit lutter contre un ténor (Aureliano) qui veut s’interposer entre eux. C’est-à-dire encore deux voix féminines unies contre une voix masculine.
Mario Martone avait opté pour une mise en scène discrète, dépouillée, sans impressionnants décors (il est vrai que la scène du Teatro Rossini ne les permet pas) constitués essentiellement de cloisons translucides à l’intérieur desquelles se dissimule la brechtienne présence du continuo au pianoforte (Hana Lee). Peu de direction d’acteurs, peu de mouvements et quelques éléments naturalistes quand Arsace se réfugie chez des bergers, puisqu’on voit quatre chèvres en scène qui ont fait l’objet de commentaires amusés…
Enfin, pour montrer que le livret de Rossini ne suit pas la réalité historique, elle est rappelée à la fin pour montrer que le happy-end vaut au théâtre, mais que Zenobie a en réalité finit prisonnière de Rome ramenée dans les bagages du Triomphe de l’armée…
A vrai dire, il n’y a pas grand-chose de plus à en dire : à la différence des deux autres productions il n’y pas de parti pris net, sinon celui de suivre paresseusement le livret, sans trop insister sur la différence entre Zenobia et Arsace, prince orientaux et Aureliano le romain. La chose est suggérée à la première apparition de Zenobia, mais pas vraiment poursuivie. Pourtant que de rêves procura cette Zénobie, reine de Palmyre, dont le seul nom évoque des fantasmes de villes orientales splendides et capiteuses. On l’a bien vérifié lorsque pendant la guerre civile en Syrie le site a été pillé et partiellement détruit par les nouveaux barbares.
Enfin, la lisibilité dramaturgique reste superficielle voire à peine esquissée : la nature de certains personnages comme Publia n’est pas clairement indiquée au spectateur.
Visiblement, Martone, qui a créé cette production au moment où la guerre en Syrie se déchaînait, semble totalement indifférent à l’histoire d’hier et d’aujourd’hui, et n’était pas vraiment saisi par ces fantasmes orientaux, qui pourtant ont conduit tant de généraux romains sur les rives orientales de la Méditerranée. Le rêve oriental était une réalité à Rome depuis les conquêtes d’Alexandre et il s’est singulièrement poursuivi en occident jusqu’au XIXe et XXe, il suffit de penser à Lawrence d’Arabie. Martone, qui peut quelquefois s’investir est ici resté dans le travail alimentaire.
Ennui et fadeur de la mise en scène ont permis de se concentrer sur les aspects musicaux, grâce à une distribution valeureuse sans noms étincelants et à une direction musicale de très bon niveau.
Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai et Coro del Teatro Ventidio Basso étaient les forces impliquées dans les nouvelles productions. Cette reprise d’un spectacle créé en 2014 bénéficie du même orchestre qu’alors, L’Orchestra Sinfonica G.Rossini, mais d’un autre chœur (en 2014, c’était celui du Teatro Comunale di Bologna), celui du Teatro della Fortuna de Fano, la ville voisine de Pesaro, dirigé par Mirca Rosciani, qui nous est apparu plus engagé, plus en place, que le chœur d’Ascoli Piceno des deux autres productions, même si on attend de Pesaro une réflexion sur la question du chœur. On comprend que l’appel à des forces régionales soit à la fois « politique » et surtout une manière d’économiser sur des frais importants occasionnés par la présence d’un chœur venu de l’extérieur. Mais la présence de l’Orchestre de la RAI comme orchestre de référence à Pesaro devrait induire la direction artistique à réfléchir à la présence d’un chœur d’une surface plus nationale ou internationale, voire à la création d’un chœur spécifique (comme à Bayreuth) dont la préparation musicale et linguistique (pour les œuvres en français souvent données) pourrait élargir les compétences de l’Accademia Rossiniana.
La distribution est apparue équilibrée du point de vue vocal et très homogène : on ne note pas de hiatus, et les rôles de complément sont bien tenus, à commencer par le pâtre de Elcin Adil (et ses chèvres qui ont fait couler un peu d’encre) et le grand prêtre austère de grand inquisiteur de la basse Alessandro Abis. Avec l’Oraspe de Sunnyboy Dladla, ténor au timbre clair, avec voix bien projetée, diction impeccable, tout comme avec le Licinio de Davide Giangregorio, au ton arrogant et au timbre chaud, nous tenons là des voix intéressantes pour le futur.
Enfin Publia (qui était en 2014 le rôle d’Alessandra Lupinacci, l’Arsace d’aujourd’hui) était Marta Pluda, à la belle tenue en scène, tour à tour sensuelle et jalouse, puis noble et plus humaine, avec une voix ronde, très présente, bien contrôlée, et une technique maîtrisée, au potentiel qu’on devine intéressant.
Mais le drame repose évidemment sur les trois protagonistes, l’empereur Aurélien. (Aureliano, ténor), qui aimerait faire de Zenobia son épouse, Zenobia (soprano), reine de Palmyre, personnage mythique, émergé des merveilles orientales, et donc évidemment intéressante pour un Aureliano qui se verrait bien auprès de cette lointaine cousine de Cléopâtre, et Arsace (mezzo-soprano), aimé et amant de Zenobia, héroïque général perse qui a pour caractère de perdre tout ce qu’il entreprend.
Malgré ses défaites successives, et malgré l’offre d’Aureliano, Zenobia lui garde son amour, c’est elle l’héroïne et non Arsace …
Aureliano, c’est le ténor russe Alexey Tatarintsev, voix claire, timbre brillant, aigus dominés, phrasé très correct mais présence scénique assez pâle, qui ne fait pas oublier Michael Spyres qui tenait le rôle en 2014… On passe d’un phénomène vocal à un bon chanteur, qui ne réussit pas à marquer la soirée, tout en respectant les exigences du rôle (très difficile) avec un certain cran et en remportant un vrai succès..
Sara Blanch (Zenobia) et Alessandra Lupinacci (Arsace) constituent le couple protagoniste, scéniquement particulièrement séduisant, vocalement remarquable même si peut-être un peu déséquilibré.
Sara Blanch que nous avons découverte à Bergamo dans une pétillante Marie de La Fille du régiment en 2021, est une Zenobia techniquement sans failles sur tout le spectre, avec une voix homogène aux agilités précises et contrôlées, aux aigus bien développés et à la belle présence. Même si la prestation est vraiment réussie, la voix nous est apparue un peu trop claire de timbre et insuffisamment volumineuse pour un rôle de reine aussi mythique, malgré une technique vocale et un art de poser la voix qui lui permet de remplir l’ingrate salle de la Vitrifrigo Arena. Peut-être le profil du rôle réclame-t-il une assise plus large de soprano un peu plus lourd, notamment avec un mezzo aussi affirmé que Raffaella Lupinacci.
En effet Rafaella Lupinacci qui incarne le général héroïque aux échecs répétés, a une voix assez large parfaitement assise, avec un bel aigu rond qui se développe et s’élargit, avec des agilités maîtrisées et suaves, un timbre chaleureux et sombre, un volume notable, une belle assise sur le souffle. C’est vraiment une remarquable incarnation d’un personnage qui dramaturgiquement n’a strictement aucune consistance.
Et c’est là la contradiction : c’est Arsace qui a peut-être les musiques les plus belles, et Raffaella Lupinacci se montre sans doute en scène la plus convaincante vocalement parce qu’elle impose un chant à la palette la plus colorée et à la présence la plus marquée. Ainsi les deux duos des deux personnages principaux font peut-être partie des plus belles musiques écrites par Rossini Se tu m'ami, o mia regina tant aimé de Stendhal et surtout Mille sospiri e lagrime le duo du second acte, et ils sont exécutés ici de manière exemplaire, particulièrement émouvante et incarnée.
Il reste que l’équilibre vocal entre les deux voix ne correspond pas au poids dramaturgique relatif des deux personnages, il est clair que sans rien enlever à la prestation vraiment convaincante de Sara Blanch qu’il faudrait une voix plus large pour répondre à cet Arsace.
Dans la fosse officie Georges Petrou, que nous avions entendu en 2021 dirigeant à Martina Franca Griselda de Scarlatti. Nous retrouvons sa précision, son souci des voix et du soutien du plateau, sa volonté de souligner les couleurs de la partition, avec une énergie notable quand il faut et des moments d’une grande poésie et d’une particulière suavité. Il donne à l’ensemble une vraie couleur dramatique, y compris à l’ouverture qui a servi aussi bien à la commedia qu’est Il Barbiere di Siviglia qu’au Dramma serio qu’est Aureliano in Palmira (sans parler du Dramma per musica Elisabetta regina d’Inghilterra). C’est là que la couleur donnée à la musique compte, et on sent au départ quelque chose de plus tendu. Mais en général la direction de George Petrou fait émerger tous les raffinements et les délicatesses d’une partition plus riche qu’on ne le croit généralement parce que sa dramaturgie faible a nui à l’image générale de l’œuvre, plombée aussi par son échec initial une partition dont Rossini savait si bien la qualité qu’il est empressé de l’utiliser ailleurs. En tous cas, George Petrou, chef plus connu pour son expérience baroque, nous rappelle ici de quel univers vient le théâtre de Rossini de manière particulièrement convaincante, c’est important à un moment où on lit la musique du XIXe en clé vériste.
S’il y a des bilans généraux à tirer de ces trois productions 2023 du Rossini Opera Festival, c’est d’abord pour chaque production une direction musicale de grand niveau, maîtrisée, à des années lumières d’une routine toujours en embuscade dans le répertoire rossinien. Il faut donc saluer la présence de chefs qui sont tous des éléments relativement neufs dans le paysage, et notamment celui de Pesaro où leur expérience est limitée à une ou deux apparitions récentes.
Mais la question qui se pose à ce Festival, qui désormais a présenté l’ensemble des titres rossiniens (avec Eduardo e Cristina cette année) c’est celui de la pérennité et du maintien de la curiosité du public. Au contraire d’autres cités des Marches, Pesaro n’a pas de grandes curiosités touristiques, mais elle en est entourée à quelques dizaines de kilomètres, et c’est d’abord en été une cité balnéaire. Il faut stabiliser des lieux adéquats pour un Festival qui a débuté entre le Teatro Rossini et l’Auditorium Pedrotti, puis s’est élargi au Palafestival, la salle où officiait la mythique équipe de basket de la Scavolini, fermée pour reconstruction et transformée en Auditorium Scavolini, salle modulable destinée à accueillir des productions du Festival qui a l’avantage de se situer au centre-ville et qui devrait ouvrir en 2024 pour Pesaro, capitale italienne de la Culture.
Du point de vue artistique, on ne sait encore quelle sera la patte de Juan Diego Florez, mais le programme 2024 est plutôt attirant musicalement (Ermione, Bianca e Faliero comme nouvelles productions et les reprises de L’Equivoco Stravagante, Barbiere di Siviglia, Viaggio a Reims) en appelant des metteurs en scène traditionnels (Jean-Louis Grinda pour Bianca e Faliero) et plus contemporains (Johannes Erath pour Ermione). Restera à résoudre la question des chœurs, qui est le maillon plus faible de l’ensemble des forces artistiques.
Le Festival a besoin de sang neuf et d’une vraie ligne, wait and see.