Wolfgang Amadé Mozart (1756–1791)
La Clemenza di Tito (1791)
Opera seria in due atti
Livret de Caterino Mazzolà d'après Pietro Metastasio
Créé à Prague (au Stavovské divadlo)  le 6 septembre 1791 

Direction musicale : Gianluca Capuano
Mise en scène et lumières : Robert Carsen

Décors et costumes : Gideon Davey
Lumières : Peter Van Praet
Vidéo : Thomas Achitz
Chorégraphie : Ramses Sigl

Tito Vespasiano Daniel Behle

Vitellia Alexandra Marcellier
Sesto Cecilia Bartoli
Servilia Mélissa Petit
Annio Anna Tetruashvili
Publio Ildebrando D'Arcangelo

Il Canto di Orfeo
Chef de chœur : Jacopo Facchini

Les Musiciens du Prince — Monaco
Francesco Spendolini, Clarinette et cor de basset
Davide Pozzi, Continuo Clavecin
Andrea Del Bianco, Continuo Pianoforte
Antonio Papetti, Continuo Violoncelle

 

Salzbourg, Haus für Mozart, Dimanche 19 mai 2024, 18h30

Le Festival de Salzbourg il n’y a pas si longtemps (2017) a produit une Clemenza di Tito (Currentzis/Sellars) que nous avions commentée en 2018 lors de son passage à Amsterdam, qui posait déjà la question politique. C’est une autre vision que propose Robert Carsen en ce Festival de Pentecôte 2024, à la fois moins spectaculaire et plus acérée, et qui – c’est le caractère essentiel de Pentecôte à Salzbourg- est d’abord une grande fête musicale.
Le Festival cette année affichait comme motto « Tutto Mozart », un thème qui semble naturel à Salzbourg et qui pourtant, comme nous l’évoquions dans notre conversation avec Markus Hinterhäuser l’an dernier, apparaît aujourd’hui plus délicat. Aujourd’hui on aborde et on chante Mozart différemment, et surtout le retour à Mozart n’apparaît pas si évident, comme l’a souligné le succès mitigé du dernier
Don Giovanni salzbourgeois signé Romeo Castellucci, repris d’ailleurs cette année.

Ces quatre jours ont donc été d’abord l’occasion d’entendre Mozart, dans des conditions et des exécutions exceptionnelles, que cette Clemenza di Tito confirme. Un Mozart historiquement informé, particulièrement élaboré au niveau du chant, et qui sonne très neuf à l’orchestre, dans le sillon de la soirée « La Folle journée », musicalement incroyable sur laquelle nous reviendrons.
Avec
La Clemenza di Tito, revient une œuvre assez fréquente sur les scène européennes ces dernières années qui pourtant n’a pas été toujours à l’honneur, on la trouvait naguère ennuyeuse, sans véritable armature dramatique ni dramaturgique, comme un dernier souffle de l’opera seria mourant de sa belle mort. Cependant, mise en scène et direction musicale soulignent comme à plaisir tout l’opposé, extraordinaire actualité, dramaturgie assez serrée et force dramatique réelle, tandis que Cecilia Bartoli, qui a chanté Sesto au concert, en semi-scénique, abordait ici le personnage la première fois dans une mise en scène, avec comme toujours, un succès immense et justifié.

 

 

Daniel Behle (Tito)

Il ne faut pas attendre du Festival de Pentecôte à Salzbourg une rencontre avec des lectures scéniques décoiffantes, mais d’abord une offre musicale d’une rare concentration pendant les quatre jours : spectacles, concerts, concerts spirituels, galas se succèdent à un rythme soutenu (deux manifestations par jour à tout le moins).
Depuis que Cecilia Bartoli l’anime et le conçoit, ces quatre jours sont aussi un rendez-vous avec la Diva, qui, au-delà de ses exceptionnelles prestations musicales, est une animatrice qui donne à la manifestation une couleur particulière alliant qualité musicale et bonne humeur et en fait une fête aux couleurs particulières, moins guindée, presque plus familiale, dans une ville de Salzbourg moins inondée de tourisme, et si le soleil est de la partie, on est assez proche de l’idéal festivalier.
Cecilia Bartoli sait parfaitement équilibrer l’offre artistique, et si le public attend qu’elle soit présente à la scène, elle sait aussi mettre en valeur toutes les équipes, cheffe d’un orchestre divers aux mille couleurs.
Deuxième protagoniste indispensable, l’orchestre « Les musiciens du Prince-Monaco » que dirige Gianluca Capuano, et qui, depuis que la formation accompagne régulièrement le Festival, lui a donné une homogénéité et une tenue musicales de première grandeur, que ce soit dans les rencontres avec Donizetti, Rossini, Haendel, Gluck et Monteverdi, pour s’en tenir aux éditions récentes.
On attendait donc assez impatiemment Mozart, maître du lieu, de la ville et de l’univers musical, et cette production de La Clemenza di Tito a largement tenu ses promesses.

La production de Robert Carsen

Le dispositif

La précédente production (Peter Sellars, 2017, Festival d’été) avait pour écrin la Felsenreitschule, permettant à l’imaginaire de naviguer parmi les fascinantes arcades de pierre, et la largeur de la scène faisant singulièrement respirer les scènes de foule. Traditionnellement, l’opéra du festival de Pentecôte choisit pour écrin la Haus für Mozart, à l’espace scénique plus réduit, offrant une concentration peut-être plus forte sur les personnages et une liaison scène-orchestre plus articulée dans un répertoire (essentiellement baroque) qui était habituellement joué dans des salles aux dimensions comparables.
Et Robert Carsen a choisi un décor fixe, celui des espaces du pouvoir, bureau de Titus essentiellement et quelques salles de réunion gouvernementales ou parlement, des écrans Led, le tout surmonté de gradins, spectateurs de la vie politique, ou évocation des assemblées qui à l’époque de l’Empire étaient des survivances symboliques de l’ère républicaine plus que des organes réels du pouvoir. Le décor noir et gris de Gideon Davey concentre ainsi les « essentiels » comme on dit, pour faire de cette Clemenza di Tito une sorte de révolution dans le champ clos des ambitions du petit cercle qui grenouille autour de l’empereur.
Mais en faisant de cet espace un espace contemporain, Robert Carsen va changer volontairement la donne à plusieurs niveaux :

Daniel Behle (Tito) entouré du petit monde politique
  • En plantant dans ce décor glacial de parlement ou de centre moderne du pouvoir les deux drapeaux de l’Union européenne et de l’Italie, inévitablement, il évoque une « romanité » d’aujourd’hui où tous les rapprochements sont possibles,
  • En jouant volontairement sur les rôles dégenrés, Sesto ou Annio, et en leur laissant leur féminité assez affirmée, sans jamais chercher à les « masculiniser », il joue aussi sur un débat très contemporain qui traverse nos sociétés et quelquefois les déchire. D’autant que les hommes, Tito et Publio, apparaissent dans le paysage relativement en retrait, l’empereur en particulier, sorte de gestionnaire un peu raide qui semble ne pas réussir à rompre son isolement ou le mur de verre qui le sépare d’autrui, même s’il veille scrupuleusement à saluer tout le monde, à n’oublier personne, comme un PDG cornaqué par des leçons de relations humaines qui ont créé les nouveaux codes d’aujourd’hui même si pourtant l’humanité, l’irréductible humanité perce sous la carapace du costume-cravate, grâce à la scrupuleuse direction d’acteurs de Robert Carsen .
  • Les femmes au contraire, Servilia et Vitellia, sont des « femmes puissantes », décidées, selon des modes très différents où elles apparaissent totalement opposées : Servilia ose aller vers l’empereur pour refuser la couronne qu’il lui offre parce qu’elle est liée à un autre, elle refuse une couronne par amour, quand Vitellia est prête à tout pour l’accepter, dévorée de l’ambition du pouvoir, et prête évidemment pour cette ambition-là  à sacrifier Sesto qui l’aime : elles sont donc chacune un pôle opposé. Et quand on constate que Vitellia a les traits exacts de Giorgia Meloni, l’actuelle président (e) du conseil italien on se dit que les choses ne peuvent en rester là et qu’il y a anguille sous roche.

Alexandra Marceliier (Vitellia), Cecilia Bartoli (Setso)

Même si je ne suis pas toujours convaincu par Robert Carsen, cette Clemenza di Tito compte parmi les travaux les plus convaincants de ces dernières années, non tant par la transposition de la trame dans notre contemporain, – Sellars et d’autres l’ont déjà fait avec plus ou moins de bonheur‑, mais à la fois par l’usage qu’il en fait, et par le travail éminent sur les personnages et leur profil. Tous apparaissent retenus dans leurs sentiments, comme bloqués, enfermés dans un personnage, et tous en même temps apparaissent désireux d’exploser, d’être autre, de vivre leur vie ; leurs gestes sont souvent esquissés ou gauches, leur regards fuyants, hésitants, ambigus. Carsen a bien su rendre cette ambiance feutrée du pouvoir où l’apparence doit sans cesse dominer l’être, et où chacun est assigné à un rôle. Seules Servilia et Vitellia pour des raisons opposées semblent rester elles-mêmes, Servilia courageuse et noble, Vitellia dévorée de jalousie et de dépit, en bref, jamais satisfaite, et fascinée par le pouvoir.

Le paysage dessiné par Carsen est donc en harmonie avec la noirceur du décor de Gideon Davey, un paysage humain sans bonheur : Tito a laissé Bérénice (cette Bérénice orientale dont les romains pur jus ne pouvaient ‑peuvent ? – que se méfier) pour raison d’État, et renonce à l’amour pour épouser qui il a sous la main, Servilia d’abord, Vitellia ensuite, peu importe, et apparaît un personnage bien seul, et aussi un peu désenchanté. L’autre voix mâle, Publio, apparaît courtisan et indécis, mais il saura à la fin choisir son camp, toujours les faux semblants… Sesto lui-même, magnifiquement incarné par Cecilia Bartoli, qui sait ce qu’est un personnage à profiler, une psychologie à dessiner, semble perdu et déchiré dès l’abord. Son parto sonne complètement polysémique, comme s’il fallait laisser un monde étouffant où personne ne peut vivre sa vie authentique pour un autre tout aussi terrible. Un monde où pour traverser une porte, il faut sans cesse montrer une carte qui va l’ouvrir, sorte de Sésame électronique permanent qui ne donne même pas accès à un trésor, mais à une sorte d’Enfer.

Final du premier acte

Si Carsen s’était contenté de transposer les couloirs labyrinthiques du palais de Titus dans les bureaux aseptisés d’un quelconque pouvoir italien aujourd’hui, sans changer la couleur « noire » de l’histoire, ce serait une transposition de plus sans autre intérêt qu’anecdotique. Mais Carsen, metteur en scène aujourd’hui « à l’ancienne » qui privilégie l’artisanat du travail sur les effets pyrotechniques sait parfaitement que La Clemenza di Tito sous des dehors d’opéra de circonstance (pour célébrer l’intronisation de Leopold II comme roi de Bohème), pose un problème qui court tout le XVIIIe siècle européen qui est la nature du pouvoir et les conditions de son exercice. En transposant son travail dans une Italie d’aujourd’hui, il pose la même question à notre monde, et l’actualité ambiante ne peut lui donner tort.
Nous avons souvent écrit que la clémence est toujours un geste politique avant d’être un geste moral d’humanité. Ce n’est jamais un geste gratuit. Même si Titus était appelé « les délices du genre humain », la clémence de Titus est une manière de faire taire l’adversaire et d’affirmer son pouvoir. Punir peut être un geste de faiblesse, la clémence ne l’est jamais, c’est peut-être le geste le plus absolu du pouvoir sans limites, il n’est que de voir les expressions de soumission et de gratitude des conjurés dans la scène finale : seuls les plus grands autocrates peuvent se permettre la clémence. Cela ne signifie pas que Tito est insincère et calculateur : il y a sans doute chez lui aussi humanisme et morale, et Mozart le veut sans doute ainsi, tant il nous a abreuvés d’hommes de pouvoir doués de morale et d’une éthique, Pacha Selim dans Entführung aus dem Serail, ou Sarastro dans Zauberflöte. Mozart croit trop à la valeur suprême du pardon (considérons aussi le final des Nozze di Figaro) pour ne faire de son Titus qu’un « simple » homme au pouvoir sans limites usant de la clémence comme moyen politique.
Mozart néanmoins souligne parfaitement que son personnage accordant la clémence pour motifs politiques a perdu en une journée, amour (Bérénice) et amitié (Sesto), mais aussi ses deux futurs épouses putatives (Servilia et Vitellia), et donc se retrouve plus seul que jamais : le paysage est dévasté de toute manière et la journée est noire ; il dit lui-même « Ma che giorno è mai questo ! » (Mais quelle journée !) … et immédiatement après « E quando troverò, giusti numi ! un'anima fedel ? ». (Et quand trouverai-je, juste ciel, une âme à qui me fier ?). Quand on a tout perdu, la clémence est un pis-aller.
Mais à partir de ce faux happy-end, Carsen construit un coup de théâtre dont Vitellia est le moteur. Sa soumission est apparente, car l’ambition dévorante du pouvoir est plus forte que tout.

Le complot qu’elle a ourdi contre Tito avec Sesto comme bras armé, est en fait une diversion et habilement Carsen pour signifier la révolte ourdie au Capitole par Sesto avait utilisé les images de la prise du Capitole de Washington (un autre Capitole…au centre d’un autre Empire), à la fois effrayante et dérisoire, pour en montrer l’impasse. Vitellia dans la bonne tradition des coups d’État, a ourdi un vrai complot bien plus large, avec l’aide de Publio qui, comme beaucoup, sait humer le sens du vent et de la (triste) histoire. Le monde politique et plus généralement le monde dominant est rempli d’opportunistes prêts à tourner casaque : le spectacle actuel est aussi une leçon en la matière. Vitellia en plein triomphe de Tito élimine tous ceux qui l’entouraient, Servilia, Annio, Sesto etc… et bien entendu Tito, assassiné au plein triomphe, et c’est elle, Vitellia-Meloni, qui en dernière image trône seule, au pouvoir qui n’appartient donc jamais aux grandes âmes.
Voilà la leçon du spectacle de Carsen.

Alexandra Marcellier (Viteliia) devant le cadavre de Titus : image finale

Le pouvoir et la morale ne vont pas ensemble, hier comme aujourd’hui, et les doctrines morales et politiques qui ont longtemps dans l’historiographie tissé des figures historiques qui étaient leçons de morale face à des repoussoirs (Suétone, Plutarque, Thucydide etc…) ne pèsent plus de nos jours où le pouvoir tombe ici et là dans des mains plus ou moins sales. La vision de Carsen pointe la figure de Giorgia Meloni, – c’est assez divertissant – mais à travers elle il pointe aussi toute la montée délétère et immorale qui inonde notre vie politique européenne sous les habits bien propres dissimulant du noir et du brun. Que la vision soit un peu simpliste, c’est possible, mais c’est après tout le modèle de l’empire romain a inspiré le fascisme, qui doit son nom à un symbole romain (le faisceau de licteurs…), et Carsen montre un monde menacé où aucun pouvoir n’est assuré, même le plus noble. Son spectacle se veut avertissement, et vu la situation du monde, tout avertissement est bon à prendre.

Une musique parfaitement tressée au propos scénique

La perspective très théâtralisée de ce travail, impose un accompagnement musical évidemment non seulement théâtral et particulièrement dramatique (au double sens du terme, théâtral d’une part et de l’autre, terrible et poignant) : la musique doit être action, doit être tension, et surtout doit exprimer une totalité, récitatifs et continuo compris, absolument essentiels parce que moteurs de l’action. C’est ce que Gianluca Capuano soutient sans cesse dans ses approches, mais c’est encore plus patent chez Mozart. Ce n’est pas un hasard et pas seulement pour honorer les musiciens qu’ils sont signalés dans la distribution es qualités, sous le nom de l’orchestre : c’est pour montrer qu’en tant que continuo, ils sont aussi part singulière.
Dans un opéra, l’air est un arrêt de l’action : ce qui la fait avancer c’est le récitatif, d’où une série de règles absolument irréductibles qu’on a souvent tendance à ignorer, tant on attend les airs, et tant les récitatifs semblent être une transition entre deux airs. C’est l’inverse : les récitatifs sont action, et centre. C’est pourquoi le travail sur les récitatifs est essentiel tant du point de vue de la diction – parce que là est le théâtre- que par l’accompagnement en fosse qui prolonger et soutenir le discours (le « continuo »), en être la continuité, mais aussi le commentaire, quelquefois même ironique ou distancié. C’est tout un jeu entre parole et musique où l’un et l’autres se répondent, se contredisent, se commentent, se colorent. Et c’est ce travail-là, qui est particulièrement pointilleux, microscopique, presque invisible au spectateur, qui est le moteur de toute l’action scénique. C’est là l’originalité du travail de Gianluca Capuano avec son orchestre. Il faut reconnaître que l’osmose entre chef et orchestre est ici déterminante, parce qu’elle demande du côté du chef une parfaite connaissance des possibilités des musiciens, jusqu’où les mener en manière de rythme, de tempo, comment intégrer le continuo dans la masse musicale, de manière à ce qu’il s’entende, y compris au milieu des autres, mais aussi un savant dosage des respirations, et du côté des musiciens une claire idée des anticipations de leur chef, une intuition de ses demandes, dans une entente au-delà des mots et même du geste, comme celle du sportif de haut niveau tellement rompu à son sport et à ses adversaires ou partenaires qu’il sait d’avance où le coup va frapper ou vers quelle direction il va partir.
C’est là le fruit d’une longue collaboration, d’un travail d’équipe et de partenariat où l’orchestre n’est jamais un outil, mais une personne « globale », qui sait anticiper, qui sait prolonger, qui sait aussi deviner les intentions du chef, tout en gardant sans cesse une forte conscience des volumes, ne couvrant jamais les voix, jouant sa propre part de l’ensemble, un « inter pares » sans « primus ». C’est là sans doute un des secrets de la qualité de cet ensemble, qui a rendu cette Clemenza di Tito sans doute une des exécutions les plus accomplies de l’œuvre ces dernières années parce qu’elle n’est jamais soucieuse de l’effet spectacle, de l’effet histrion, mais seulement de l’effet musical, théâtral voulu et produit : le miracle, c’est que Les musiciens du Prince-Monaco et Gianluca Capuano ne sont jamais que partie d’un tout, sans jamais se croire protagonistes, mais sans ce travail à la fois artisanal, microscopique et tellement intuitif, on n’aurait jamais avec un autre orchestre ce sentiment d’exception que procure une représentation d’opéra ou un concert dont ils sont part.
Quelques éléments :

  • Un tempo toujours soutenu, qui pourrait apparaître rapide avec une autre formation, mais qui apparaît ici seulement justifié et donc juste. On remarque non pas tant le tempo lent ou rapide, mais les contrastes, le relief, les anacoluthes sonores où l’on passe brutalement du lyrique au dramatique comme un reflet des sentiments écartelés des personnages (voir Sesto). Les mouvements dits « lents » sonnent au seuil de Beethoven, les mouvements plus haletants rappellent un XVIIIe aux rythmes syncopés, un peu rêches, et donnent l’impression de la vie, urgente, angoissée, toujours au bord du drame.
  • Un orchestre qui sonne néanmoins toujours de manière charnue, sans jamais donner l’impression d’un son grèle, mais au contraire toujours en profondeur, tout en gardant sans cesse une grande clarté, faisant ressortir de manière remarquable les interventions des bois et des vents (ah, le hautbois- Pier Luigi Fabretti-ou la clarinette et le cor de basset de Francesco Spendolini…), mais donnant surtout un sentiment aérien, sans jamais renoncer à la respiration ni aux circulations du son, sans jamais donner l’impression de quelque chose de massif, mais d’extraordinairement coloré : c’est tellement évident à l’écoute de l’ouverture, dramatique, vive, qui nous fait rentrer in medias res, sans jamais être décorative, avec, notons le, un jeu entre clavecin et pianoforte présents tous deux en fosse, qui donne une note supplémentaire vie.
  • Une présence, on l’a dit mais il faut sans cesse le souligner du son lancinant du pianoforte (Andrea del Bianco), véritable personnage au sein de l’orchestre et non pas instrument, qui donne une couleur singulière au déroulé de l’ensemble.

Ainsi, l’orchestre est ni un accompagnateur, ni un fond sonore, mais un corps vivant qui dit les âmes et prolonge le texte, dans un ensemble qui est parfaitement homogène avec le plateau, dont  le chœur Il Canto di Orfeo, dirigé par Jacopo Facchini mais fondé par Gianluca Capuano il y a une vingtaine d’années renforce ce sentiment de corps solidaire scène, orchestre, chœur (c’est un sentiment qu’on aura peut-être encore plus marqué dans l’exécution de la messe en ut (Die Grosse Messe), tellement emblématique de cette osmose). Les interventions du Chœur dans La Clemenza di Tito célèbrent la gloire de l’Empereur, empreints de solennité et de grandeur, et en même temps spectateurs du drame ou des drames qui circulent entre les protagonistes, c’est visible à la fin de l’acte I, haletant, dramatique, presque déchirant : clarté de l’émission, parfaite articulation, modulation des volumes, rien de trop, et malgré tout forte présence en sont les caractères, là où l’orchestre est incroyable dans sa montée en tension : coups d’archets, sons brutaux, absence totale de complaisance dans l’un des moments musicaux les plus extraordinaires de la soirée.

Daniel Behle (Tito), Cecilia Bartoli (Sesto) Ildebrando D'Arcangelo (Publio)

Au rendez-vous de cette réussite, tous les solistes composent une distribution proche de l’idéal, à commencer par le Publio d’Ildebrando d’Arcangelo, qui donne à ce rôle relativement limité une présence forte, grâce à une voix toujours marquée, puissante, au texte parfaitement dit et prononcé : il réussit à rendre le personnage très présent, par ses gestes, ses mouvements d’incompréhension, sa manière d’observer le drame sans toujours comprendre, mais son sens des opportunités quand il perçoit que l’avenir n’est peut-être pas Tito et assiste Vitellia dans son entreprise finale, le parfait petit traître… Manière pour la mise en scène de montrer qu’il n’y a aucune utilité (au sens théâtral ), mais que chaque rôle a sa place.

Cecilia Bartoli (Sesto), Anna Tetruashvili (Annio) à la fin de l'acte I

Annio est la jeune chanteuse israélienne Anna Tetruashvili, toute jeune mezzosoprano à peine sortie des concours et membre du Studio du Theater am Gärtnerplatz de Munich qui affiche un chant parfaitement dessiné, une voix très bien projetée, un sens du mot, de la couleur, de l’expression qui rend son Annio particulièrement émouvant et surtout particulièrement présent, ce qui n’est pas toujours le cas, avec un sens de la scène, des mouvements, et des expressions du visage qui étonnent par leur degré de maturité. Un nom à suivre, indiscutablement.
Nous avons souligné combien dans cette mise en scène le personnage de Servilia était mis en valeur, femme « puissante » avec les moyens de la douceur et de la persuasion et Melissa Petit en fait une véritable incarnation. Désormais familière du festival de Pentecôte, son soprano clair, délicat, sa voix bien projetée et sa belle présence scénique la rendent particulièrement convaincante et montrent une artiste qui mûrit et sait rendre un personnage qui peut-être aussi quelquefois un peu pâle. Il n’en est rien et elle remporte un succès mérité.

Alexandra Marcelier (Vitellia), Ildebrando D'arcangelo (Publio)

La Vitellia d’Alexandra Marcelier est une vraie création scénique : son personnage est particulièrement étudié par la mise en scène, mimant les attitudes et le physique de Giorgia Meloni, – ce qui d’ailleurs fait sourire les nombreux italiens présents dans la salle.Il manque seulement à Alexandra Marcelier l’accent romain pour compléter le tableau.
Ceci étant, si le personnage existe, la chanteuse n’arrive pas tout à fait à entrer dans la voix nécessaire, d’abord, par des récitatifs mal articulés, précipités, qui répondent mal aux exigences affichées par la production en matière d’importance des récitatifs dans l’œuvre : peut-être une voix plus idiomatiquement italienne eût pu satisfaire mieux ces exigences, mais au niveau du chant stricto sensu, la voix ne répond pas non plus aux exigences du rôle, elle n’a pas la couleur voulue, elle n’a pas cette alliance de rudesse et de délicatesse nécessaire, une voix non pas faite pour Mozart mais plutôt pour la fin du XIXe ou le début du XXe, une voix plus expressionniste, un peu criée, mal homogénéisée à l’ensemble. Ce n’est pas déshonorant, mais ce n’est pas Vitellia.

Cecilia Bartoli (Sesto)

À l’inverse, qui pourrait disputer à Cecilia Bartoli la parfaite adéquation au personnage de Sesto dans le sens de la mise en scène, ne renonçant en rien à la féminité, mais en même temps travaillant sur l’intériorité et sur le drame, plus en profondeur que dans d’autres visions où Sesto est vu comme plus jeune ou moins mûr. Il est clair ici que la maturité de l’interprète sert une vision lacérée, déchirée, sans joie du personnage qui va à la trahison sans aucune certitude, sinon celle vaguement suicidaire de ne pas avoir d’autre solution viable pour sauver son amour (mal placé) pour Vitellia. Sesto, ou la déchirure, c’est ce que nous montre Bartoli dans une interprétation dans la ligne de son Orfeo de la saison dernière, en plus urgent, plus triste encore, plus tragique au sens fort du terme. Bartoli sait mettre au service de cette mémorable interprétation une voix qu’elle sait plier aux exigences du moment. Une voix qui reste exceptionnelle par la technique, l’expressivité le sens de la couleur, le sens du mot et la musicalité, mais qui n’est plus par la nature de l’avancée des ans capable de pyrotechnies notamment à l’aigu, qui faisaient jadis sa gloire. Et c’est sans doute aussi ce qui fait le prix de ce Sesto-là, crépusculaire, qui utilise les limites (encore hautes) de sa voix pour en accentuer les possibilités expressives, pour saisir ici un silence, là une respiration, pour aussi laisser échapper quelquefois une rudesse ou une petite faiblesse mais qui finit par servir le rôle. Un analyste vocal sent ces limites, mais Bartoli est la première à les connaître, et elle est la première aussi à chercher à les transformer en atout pour épaissir encore l’incarnation. C’est ainsi qu’on doit saluer d’abord en Bartoli une intelligence hors normes du propos, qui mobilise toutes ses ressources pour faire ressentir une situation, une émotion : ce Sesto-là est éperdu de doute et de fragilité, dressé contre lui-même contre sa faiblesse et conscient de l’absurdité de ses gestes, en fomentant la révolte qu’il vit comme désespérante et qu’il sait désespérée. Et comme nous l’avons dit, les images du Capitole de Washington en sont la cinglante illustration. Mais Metastase lui-même dans son drame rend une logique inévitable à l’échec de Sesto dans son entreprise mortifère : pour réussir un coup d’état, il ne faut pas avoir le doute, il faut afficher son objectif froidement, tout ce que Sesto ne peut afficher. Alors il perd.
Vitellia au contraire à la fin dans cette mise en scène n’a aucun doute ni scrupule : une femme qui sait ce qu’elle veut, pour pasticher le titre d’une célèbre opérette d’Oscar Straus[1] . Alors elle gagne.

Daniel Behle (Tito)

Enfin, Tito est interprété ici par Daniel Behle, devenu en quelques années un ténor de référence dans certains rôles mozartiens (Ferrando, Tamino, Belmonte), mais aussi wagnériens (il a chanté un David de référence à Bayreuth, et Lohengrin encore récemment à Amsterdam). Là encore, la voix est conduite avec une rare intelligence et une attention de tous les instants pour rendre le personnage dans toute sa complexité et aussi son isolement. Tito est un personnage qui nous l’avons vu est d’emblée déchiré lorsqu’il entre en scène, ayant dû renoncer à son amour pour Bérénice : le pouvoir pour lui a le prix de la renonciation et c’est un poids. Daniel Behle est ce personnage qui accepte le pouvoir sans forcément l’aimer, par loyauté pour Rome : et à la fin, le roi est nu, ayant tout perdu de ce qui faisait ses valeurs. Dans cette mise en scène, il en meurt.
C’est l’intelligence qui gouverne ce chant, tellement soigné dans les récitatifs, très attentifs, très soutenus aussi par le chef d’orchestre et le continuo qui l’accompagnent avec attention, et très expressif dans les airs, attentif à la moindre nuance, et pourtant a priori desservi par un timbre qui n’a pas d’emblée la séduction jadis d’un Werner Hollweg ou d’un Gösta Winbergh ou plus récemment l’énergie d’un Ben Heppner, voire encore plus récemment celle très caractérisée d’un Russell Thomas avec Currentzis ou la délicatesse d’un Toby Spence avec Petrenko à Munich en 2013. Il est un Tito singulier, un Tito « personnage » avant d’être chanteur, et qui propose justement une interprétation tout à fait extraordinaire parce que très théâtrale, très dramatique, et très intérieure qui rompt avec certaines habitudes et le rend particulièrement intéressant, voire unique. Je trouve qu’entre le personnage de Sesto et celui de Tito il y a dans cette production de profondes affinités dans la tristesse et l’amertume. Et Behle fait de sa clémence finale une sorte de va-tout qui n’a plus rien ni à perdre ni à espérer. Avant même le coup d’Etat de Vitellia-Giorgia, ce Happy-end n’a rien de happy, rien d’une fin souriante. Daniel Behle nous le fait entendre avec une incroyable crudité.
La carrière de cet artiste est régulière, ne fait trop de bruit médiatique bien qu’il reçoive régulièrement des prix internationaux enviables (dont encore très récemment le prix de la critique allemande des disques « Ehrenpreis der deutschen Schallplattenkritik ») et chaque apparition montre une facette nouvelle d’une voix qui est en train de devenir l’une des grandes références de notre temps, et ils ne sont pas nombreux, les ténors qui qui peuvent y prétendre. Ce Tito, tellement fusionnel avec la mise en scène, et tellement en osmose avec l’ensemble musical en est une autre, tant il sait être singulier. Unique en quelque sorte, et donc passionnant.

En conclusion, la standing ovation qui accueille le spectacle est justifiée à tous niveaux. Carsen a su dessiner une ambiance glaciale et presque mécanique, sans insistance, sans complaisances, sans lourdeur et travaillant sur l’amertume générale des personnages, avec une pirouette finale qui souligne que Clemenza di Tito n’est pas l’opéra des fleurs heureuses ni des cœurs aimés, et une réalisation musicale qui est presque un sans-fautes et qui en fait sans nul doute l’un des Mozart les plus indiscutables des dernières années, qui se hisse au niveau des légendes historiques. Oui, « Tutto Mozart est là ».

Reprise au Festival de Salzbourg les 1er, 3, 5, 8, 10 et 13 août prochains

[1] Eine Frau, die weiẞ, was sie will (1932)

Cecllia Bartoli (Sesto) et en arrière plan, sur écran, Daniel Behle (Tito)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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