Giuseppe Verdi (1813–1901)
Simon Boccanegra (1857, puis 1881)

Melodramma en un prologue et trois actes von
Libretto de Francesco Maria Piave, avec interventions de Giuseppe Montanelli,
d'après « Simón Bocanegra » von Antonio García Gutiérrez
Nouvelle version d'Arrigo Boito (1881)

Direction musicale Fabio Luisi
Mise en scène Andreas Homoki
Décors et costumes Christian Schmidt
Lumières Franck Evin
Chef des chœurs  Janko Kastelic
Dramaturgie Fabio Dietsche
Simon Boccanegra : Christian Gerhaher
Amelia Grimaldi : Jennifer Rowley
Jacopo Fiesco : Christof Fischesser
Gabriele Adorno : Otar Jorjikia
Paolo Albiani : Nicholas Brownlee
Pietro : Brent Michael Smith
Suivante d'Amelia : Siena Licht Miller
Capitaine des arbalétriers : Savelii Andreev
Philharmonia Zürich
Chor der Oper Zürich
Chœur supplétif

Figurants de l'Opéra de Zurich

En streaming disponible sur ArteConcert jusqu'au 5 janvier 2021

Zurich, Opernhaus, Dimanche 6 décembre 2020 (Streaming)

Simon Boccanegra est aujourd’hui l’un des grands titres de Verdi, ce qui n’est le cas que depuis 1971, quand Claudio Abbado et Giorgio Strehler ont porté sur les fonts baptismaux une production légendaire qui n’a jamais été surpassée. Pour ceux qui ont eu la chance de la voir, chaque nouvelle production du chef d’œuvre de Verdi est bien souvent une déception. On attendait cette nouvelle production de l’Opernhaus Zurich moins à cause de la production, que de la prise de rôle de Christian Gerhaher dans le rôle-titre : ce maître ès Lied n’est pas vraiment connu pour être familier du répertoire italien. Forcés par les circonstances à être derrière l’écran d ArteConcert, nous avons constaté que ce Boccanegra passe néanmoins très bien la rampe.

 

Christian Gerhaher (Simon Boccanegra)

https://www.arte.tv/fr/videos/099632–000‑A/giuseppe-verdi-simon-boccanegra/

L’Opernhaus Zurich a renouvelé le dispositif inauguré par Boris Godunov, avec orchestre et chœur à distance et en direct, mais cette fois sans public (ou un tout petit public d’invités puisque nous avons cru entendre des applaudissements). Désormais, à l’instar de bien d‘autres maisons qui s’y sont mis, les nouvelles productions sont montées malgré tout puis montrées en streaming. La mise en scène d’Andreas Homoki respecte aussi les mesures sanitaires de distanciation. Dans un théâtre de répertoire comme Zurich qui reprend vite les spectacles ; ainsi dès que la pandémie sera un souvenir (?), ces productions seront sans doute très vite réinscrites dans la programmation.

 

Une œuvre passée du purgatoire au paradis

Boccanegra est l’exemple même d’œuvre passée du purgatoire au paradis en une cinquantaine d’années, au point d’être considérée parmi les quatre ou cinq « essentiels » de Verdi.
£L’histoire de ses représentations est intéressante : qui, en dehors de la Scala, représentait Simon Boccanegra avant 1970 ?
La Scala, considérée comme le temple verdien, en a proposé une production en 1955, une autre reprise pendant deux saisons en 1965, puis ce fut la création de la version Strehler Abbado en 1971.
Pour comprendre la carrière mondiale de cet opéra, il faut d’abord savoir que la production Strehler a fait le tour du monde, puisque la Scala l’a portée partout à l’occasion de tournées, le disque et les vidéos ont fait le reste pour le titre finisse par s’imposer comme l’un des grands chefs d’œuvre de Verdi. C’est une œuvre qui aborde aussi bien le destin individuel des personnages singuliers que l’aventure politique collective vue d’ailleurs avec une rare acuité : le prologue, avec les petits arrangements pour faire élire Boccanegra, est étonnamment moderne (relisez ce prologue à l’aune de l’élection de Mitterrand en 1981 où le RPR conseillait de le faire élire…), ce sont les joies de la démocratie, « le pire système de gouvernement, à l'exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l'histoire. » comme disait Churchill.
C’est aussi un opéra où la plupart des personnages qui s’opposent entre eux ou qui se haïssent sont des âmes nobles, c’est le cas de Fiesco, Simon, Amelia-Maria et Adorno. Car Verdi – et Boito qui a revu l’opéra – n’ont pas répondu ici au schéma traditionnel, ténor/soprano baryton/mezzo, le ténor a un rôle secondaire, les deux rôles essentiels sont baryton et basse, tout comme les personnages négatifs, en premier lieu Paolo Albiani, mais aussi Pietro, et ils le sont dès le prologue, Paolo est le traffichino, l’exécuteur des basses œuvres celui qui fait élire Boccanegra par ses manœuvres de corrupteur. Pour faire de la politique, il faut passer par les bas-fonds : Verdi, Piave et Boito, génialement, proposent en une trentaine de minutes de prologue l’une des lois éternelles de la politique. Il suffit de mesurer aujourd’hui ce que révèlent « les affaires » des arrière-scènes et des égouts de la politique.

Boccanegra est aussi un opéra sur la « lutte des classes » avec en arrière fond les conflits ravageurs entre Guelfes (les aristocrates) et Gibelins (les plébéiens) qui recouvrent d’ailleurs des luttes historiques entre les familles génoises : Boccanegra le plébéien est un adversaire politique des patriciens, mais il est aussi celui qui par son amour pour Maria, la fille du patricien Fiesco, transgresse les lois de classe et des clans, à l’instar des oppositions des familles dans Romeo et Juliette (elles aussi d’ailleurs traversées par les luttes entre Guelfes et Gibelins). Maria qui a transgressé meurt cependant et en mourant gagne le statut de victime expiatoire. Elle a péché, elle est punie. Boccanegra reste vivant, et sa vie est vécue comme un poids, comme une sorte de punition divine
En gagnant le pouvoir, et passant de corsaire à Doge, Boccanegra accède à un autre statut, qui transcende ses origines plébéiennes. Mais Verdi très habilement fait de la dernière scène de l’opéra au-delà des réconciliations des âmes nobles, le retour de Simon à ses origines, à la mer, à ce qu’il est vraiment et n’a jamais cessé d’être. On y retrouve les deux personnages opposés du prologue réunis en une sorte de synthèse hégélienne. Mais loin de la politique, Simon devient celui qui est vertu, en confiant le pouvoir, lui, le plébéien, à Adorno, le patricien : la noblesse d’âme transcende les oppositions politiques, c’est la loi morale ici qui dicte la politique, et dicte au Doge le choix de son successeur… L’Opéra s’ouvre sur une élection trafiquée et se ferme sur une désignation.

Ainsi Simon Boccanegra est-elle une œuvre complexe, qui dramaturgiquement ne l’est pas moins avec son prologue 25 ans avant le début de la trame qui est la clef de tout le reste.
Boccanegra n’est pas un opéra spectaculaire, au sens où les scènes de foule sont essentiellement concentrées sur le seul final de l’acte I (et un peu sur le prologue et le final de l’acte II, mais de manière très limitée) : c’est plutôt un opéra de « personnages », un opéra méditatif ; c’est un opéra des solitudes : solitude de Simon, qui a perdu son aimée et leur fille, solitude de Fiesco, qui a perdu son pouvoir et sa fille, solitude d’Amelia, qui sait usurper le nom de Grimaldi – mais comme elle est aussi une âme noble (elle a de qui tenir) ; elle le confesse immédiatement (après deux ou trois répliques) à Simon Non sono una Grimaldi !… Dans le monde de cet opéra, aucun des personnages principaux ne ment, tous disent ce qu’ils pensent, ce qu’ils sentent, ce qu’ils sont. Et Simon Doge applique cela dans son discours politique final d’une intensité et d’une beauté rare à la fin de l’acte I :
« e vo gridando : pace !
e vo gridando : amor ! »

Christian Gerhaher (Boccanegra)


Le choix de la solitude et de la tristesse

Alors, le titre peut se prêter à un travail scénique épuré et c’est le choix que fait Andreas Homoki, d’autant qu‘un tel choix est conforme au contexte sanitaire mais aussi conforme à la personnalité de Christian Gerhaher, qui embrasse le rôle-titre pour la première fois. Ce chanteur de Lieder, et qui à l’opéra interprète des rôles plutôt intériorisés (Wozzeck, Wolfram) où le poids des mots compte fortement, chante justement un des rôles où la voix intérieure compte autant que la manifestation extérieure, un peu comme Posa, qui pourrait aussi convenir à Gerhaher. Enfin, si certains « fans » ont pu penser que Gerhaher se fourvoyait chez les italiens, il serait bon de leur rappeler qu’un aussi prestigieux que déjà lointain prédécesseur de Gerhaher, Dietrich Fischer-Dieskau, le plus grand Liederiste du XXe siècle, fut Posa, mais aussi Jago, Rigoletto, Germont, Amonasro etc…

A cet opéra des solitudes renforcé par l’absence de chœur remplacé par des figurants qui apparaissent de manière fugace et derrière les portes entrebaillées, correspond un décor uniformément gris, fait de cloisons et de parois, de portes le plus souvent closes, un espace assez étouffant qui enferme les personnages, avec au centre une « boite fermée » installée sur une tournette, renforçant l’idée de clôture voire de tombeau. Rien de solaire, pas de brise de mer, mais l’ambiance macérée d’intérieurs sans âme. Seule évocation marine, un squelette de barque au milieu de la scène de temps à autre, expédient fréquent : Strehler avait cette voile et cette barque en lever de rideau du I, Bieito à Paris faisait se dérouler l’Opéra dans une carcasse de navire : la mer métonymique en quelque sorte et dans cette vision plus encore.
Homoki ne veut pas d’air, il veut qu’on étouffe dans ces espaces où les corridors changeant ont quelque chose de labyrinthique, c’est un décor typique pour le monde des trahisons, ou des tragédies, on pourrait imaginer Britannicus dans un tel décor (signé Christian Schmidt, fréquent décorateur de Claus Guth, qui aime aussi ces ambiances confinées).
Dans un cadre aussi épuré, peu d’objets, quelques meubles et la barque, on pourrait aussi évoquer le petit tableau (une vierge ? une Maria ?) éclairé par une veilleuse, seule tache de couleur qui attire donc l’œil, et les éclairages comme toujours très réussis de Franck Evin, des éclairages pour ère glaciaire.
Au contraire de la production de Strehler, l’ambiance du premier acte n’est pas en rupture avec l’ambiance nocturne du prologue, la mise en scène installe une continuité sans baisser de rideau. Continuité parce que l’introduction musicale de l’acte est accompagnée d’une vision de Boccanegra de la petite fille disparue, dans un très beau jeu de clair-obscur un peu labyrinthique où se succèdent les corridors et les cloisons. Et lorsqu’apparaît la jeune femme, évidemment habillée comme la petite fille disparue, c’est en arrière-plan le Simon d’alors qui disparaît. Comme si les 25 ans qui séparent prologue d’acte I, n’étaient que la longue histoire d’un manque béant. Les portes sont ouvertes, mais sur un espace tout aussi gris. Qu’elles soient ouvertes ou fermées, les portes contribuent à l’étouffement.
C’est alors aussi qu’apparaît la barque, comme chez Strehler, comme emblème de ce qui lie Amélia-Maria au passé. Une barque qui est presque un squelette, un reste, comme abandonnée sur le rivage, une barque-mémoire. La jeune Amelia par ailleurs ne semble pas avoir d’âge, ou du moins pas vraiment 25 ans. Face à elle, Adorno n’est pas le jeune premier fougueux : rappelons à cet effet la seule image intéressante de la mise en scène de Peter Stein, celle d’Abbado à Salzbourg, puis à Vienne, où elle est encore au répertoire, l'entrée d’Adorno-Roberto Alagna courant en décrivant un cercle sur la scène immense de Salzbourg ; la messe était dite et le personnage posé. Ici, Adorno est déjà un « notable », il a le pardessus gris du politique, de celui déjà engagé dans la bataille, vieux avant l’âge. Quant à Fiesco, il s’est retiré, en costume ecclésiastique, et manœuvre Adorno en protégeant Amelia dans une ambiance grise d’ermitage, longue table, grand crucifix dominant l’espace, lumière du jour certes, mais qui crée un jeu de clair-obscur : ce n’est pas un endroit de lumière, et Amelia elle-même n’est pas lumineuse : si la seule tache de couleur est sa robe rouge d’Amelia, c’est un rouge grenat, déjà un rouge vieillissant, un rouge rongé, pas le rouge éclatant de la passion,: la première scène confirme ce que nous disions des grandes âmes : quand Fiesco révèle à Adorno qu’Amelia n’est pas une Grimaldi, il ne renonce pas à l’amour au contraire (« l’orfana adoro »), encore un pour qui l’amour dépasse toute transgression sociale encore un qui répond à la belle définition de Chamfort relevée par Schopenhauer, d’une rare justesse ((« Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre, de par la Nature, qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines », relevé par Schopenhauer dans Le monde comme volonté et représentation, trad. A.Burdeau, Paris, PUF, 1ère ed.1966, Ed.2020, p.1311.)).

La conduite d’acteur laisse un peu l’initiative aux chanteurs, il est vrai qu’ils doivent rester à distance, se mouvoir un minimum, et ce n’est pas là le travail essentiel d’une mise en scène où les personnages se meuvent lentement (Amelia et Adorno se retrouvent dos à dos, et c’est leur seule manière de se rapprocher). Les costumes réfèrent plutôt à un premier XXème siècle : l’entrée de Boccanegra au premier acte, bottes, costume de voyage, avec au fond un soldat en uniforme font penser à un état totalitaire et des chapeaux larges qui font penser à des mafieux (on se croirait dans Les Incorruptibles).  Évidemment, l’idée est clairement de placer ce totalitarisme aux frontières du dicible, du jour et de la nuit.  Ce n’est pas un hasard si le jour éclaire un corridor où disparaît Amelia-Maria après la reconnaissance et que Simon s’en approche, seul moment où son visage est couvert de la lumière du soleil.
Ainsi par le seul jeu des références des costumes, on comprend dès ce premier acte que Boccanegra gouverne depuis 25 ans sans doute d’une main ferme et qu’est désormais venu le temps du pardon et de la paix. C’est un moment de bascule, comme souvent quand le rideau se lève. Mais tout va changer au-delà du politique.

La scène de la reconnaissance est un tissage des paroles et de gestes substitutifs à ces paroles, qui ne cessent de dire « viens contre mon cœur » et où les personnages restent à distance, parcourant les corridors et passant les portes, comme incapables de se rapprocher, comme si la nouvelle par son importance et sa soudaineté bloquait tout mouvement, rendait les deux personnages à une sorte de timidité forcée. C’est tout aussi émouvant (quelle musique) parce qu’à la retenue des corps correspond en contraste la chaleur des paroles.
La deuxième partie de l’acte I est sans doute la plus virtuose du point de vue de la mise en scène. Car c’est la partie la plus spectaculaire de l’opéra avec chœur, concertati, et évidemment nombreux personnages en scène.
Homoki réussit – c’’est sans doute le moment le plus maîtrisé de la mise en scène – à la fois à recentrer l’intrigue sur les personnages sans jamais abdiquer la lisibilité de la scène, et en même temps à donner l’image du désordre et de l’agitation, utilisant avec brio les alternances de décor, et notamment la « tournette » qui cette fois abrite la salle de conseil,  une sorte de salle de séminaire d’abord très ordonnée, puis complètement saccagée.
Continuant à faire de Simon un personnage solitaire – et isolé, toute la première partie de la scène, où il est figuré discourir devant l’assemblée, devient préparation solitaire de ses discours, il les dicte, il les relit. Seuls interviennent Paolo et Pietro critiquant les choix prévus. L’allusion de Boccanegra à Rienzi confirme l’idée émise dans la scène précédente : le régime génois est « un populisme » dirait-on aujourd’hui, à l’instar de celui de Cola di Rienzo (Rienzi) à Rome. Insensiblement la mise en scène introduit par touches les intentions politiques de Boccanegra, les retrouvailles avec sa fille ont montré l’individu, et désormais, initié par le pardon aux Grimaldi, se profile un nouveau dessein, né d’un pouvoir désormais assis par 25 ans de domination sans partage :

  • Fin de l’opposition plébéiens/patriciens et unité de la République
  • Paix avec l’ennemie Venise, vue comme entité d’une même « patrie » (on est en plein « Risorgimento »)
  • Paix et commerce avec les nations extérieures

Et donc se profilent également les oppositions de ses soutiens plébéiens, de ceux qui l’ont porté au pouvoir, qui veulent évidemment le conserver sans le partager. L’empoisonnement par Paolo du deuxième acte n’est sans doute pas seulement motivé par le dépit amoureux et l’humiliation finale de l’acte I, mais par l’intérêt politique.
Tout est suggéré, la foule qui se presse derrière les portes, closes puis entrebaillées, le chœur dissimulé, et au premier plan toujours le même clair-obscur et les mêmes personnages, avec Adorno qui tente d’assassiner au pistolet Boccanegra juste au moment où intervient Amelia. D’un drame politique le spectateur passe au drame personnel ou au drame de cour ou de palais. L’idée d’en faire un drame de palais étouffant, – où se tressent destins politiques et personnels, fait de l’espace un concentré des personnages et des caractères. C’est une vision très rigoureuse qui ne contredit en rien l’histoire racontée. Et cette lecture intimiste, on le verra, est bien soulignée par une direction musicale très retenue.
L’Opéra atteint son climax à la fin du premier acte, les deux autres actes sont plus rapides (un tiers de l’opéra au total), même si chacun conserve un caractère très marqué.
Boccanegra, qui a raté sa vie personnelle, à travers Amelia lui redonne un sens. Aucun des autres personnages ne le sait, d’où évidemment les habituels quiproquos : Paolo jaloux pense qu’Amelia est la maîtresse du Doge, et Adorno amoureux est prêt à y croire. Alors dans ses murs sans âme, on va retrouver jusqu’à la fin cette atmosphère étouffante d’un monde coupé, qui vit ses drames en mode « confiné ».
Symétriquement au premier acte, Adorno intervient en sauveur dans la scène finale du deuxième alors qu’il était présumé assassin au premier.

De l'usage du pistolet : Christian Gerhaher (Simon Boccanegra), Jennifer Rowley (Amelia), Adorno (Otar Jorjikia)

Dans son désir de donner à ce drame étouffant un semblant d’action, Homoki peut-être va se montrer un peu trop insistant, notamment dans l’usage répété du révolver, qui devient presque un objet « culte » : Adorno menace d’un révolver Boccanegra à la fin du premier acte, puis aussi au deuxième acte, un révolver qui passe de mains en mains, jusqu’à tomber dans celles d’Amelia qui menace son père pour protéger son fiancé, révolver qui est aussi l’arme par laquelle Fiesco menace Paolo, exécuté d’un coup de pistolet dans la nuque,
Le dernier acte s’ouvre sur un peuple (les figurants) masqué comme des sorte de carbonari, rappelant les luttes clandestines et soulignant un peu plus l’ambiguïté étouffant, de ce pouvoir installé depuis 25 ans et Paolo est tué d’un coup de pistolet dans la nuque comme pour la mort des traitres.
Dans le salon où tous les meubles sont renversés, signe que le peuple a pénétré dans les appartements du doge, signe symbolique aussi d’un basculement, on retourne pour la scène finale à la barque initiale derrière laquelle apparaissent à Boccanegra, à côté de sa fille en costume de mariée, le fantôme de Maria et la petite fille, résumé au seuil de la mort de cette vie personnelle ratée et Boccanegra disparaît entre sa fille (enfant) et Maria, comme les rejoignant enfin, en une scène au pathétique peut-être un peu excessif, mais signe scénique assez fort, compensant l’ascétisme ambiant. Ainsi la mise en scène a‑t‑elle fait appel à certaines facilités (le jeu du révolver, la fin pathétique) comme pour offrir au spectateur quelque chose qui tranche de l’action ou de l’émotion, du relief enfin, qui ressemble un tantinet à de l’artifice. Car malgré tout l’impression générale reste l’uniformité assez sinistre et l’infinie tristesse.

Acte III : Christof Fischesser (Fiesco) Christian Gerhaher (Simon Boccanegra) Jennifer Rowley (Amelia)

Compte tenu des exigences sanitaires, compte tenu des conditions de représentation, Homoki a décidé, puisque les personnages ne peuvent se toucher, d’en faire ce ballet étrange de solitudes dans une ambiance qui comme nous l’avons évoqué, renvoie au film noir. Il y a de belles idées, et la trame garde sans contexte sa logique, il y a aussi une singulière vision du pouvoir de Boccanegra, qui semble se desserrer après avoir été visiblement dictatorial : tout cela est esquissé, filigrané, pendant que se déroule le drame des caractères, comme à l’intérieur d’un vaste tombeau.

Une musique étroitement liée aux choix de la mise en scène et au rôle titre

Les caractères de la retransmission musicale, en direct mais à distance, ne heurtent pas à la télévision. Comme pour Boris Godunov, la synchronisation et la technique sont maîtrisées, et garantissent l’illusion de la présence de l’orchestre.

La direction de Fabio Luisi

Cet orchestre est par ailleurs sans cesse présent, sans jamais pourtant être envahissant.
Étrange représentation au niveau musical : étrange parce que toute subordonnée à la personnalité du protagoniste. Comme Roberto Alagna n’est pas un Lohengrin ordinaire, Christian Gerhaher, pour les mêmes raisons, n’est pas un Boccanegra attendu. Il n’a pas la couleur italienne, la fluence italienne et pourtant, il est Boccanegra, on y croit, et on est quelquefois subjugué par son art.
Pour l’entourer, on a pris soin de n’inclure aucune voix italienne autour de lui, même dans les plus petits rôles. C’est une distribution totalement étrangère à l’italianità. Dans un opéra comme Zurich, si proche de l’Italie, si habitué à proposer des voix italiennes sur sa scène, dont les directeurs musicaux depuis plusieurs années sont italiens (Gatti, Luisi et bientôt Noseda), ce n’est évidemment pas un hasard.
Il ne s’agit pas d’un Boccanegra « germanique » non plus au sens où les seules voix allemandes donneraient une lumière gothique à ce Boccanegra génois. Outre Gerhaher, Christof Fischesser, un georgien (Otar Jorjikia, Gabriele), trois américains (Jennifer Rowley, Amelia, Nicholas Brownlee, Paolo, Brent Michael Smith, Pietro). C’est donc un Boccanegra voulu international, et sans couleur italienne, sinon celle donnée par le chef Fabio Luisi, qui reste l’un des plus internationaux des chefs italiens d’opéra, l’un des plus plastiques, parce qu’il a écumé les théâtres européens de répertoire avant de regagner l’Italie, parce qu’il a été directeur musical aux côtés de James Levine au MET, et peut-être aussi, last but not least parce qu’il est génois.
Cette question de la couleur italienne, de l’identité italienne se pose quand il manque à la représentation quelque chose : elle ne se pose pas ici parce que c’est la présence de Gerhaher qui impose sans doute ce type de mise en scène, lui donne sa logique et sa plénitude. Tout est construire pour mettre en valeur cette personnalité et cette voix, et il faut d’emblée souligner l’intelligence de la direction musicale, au service de cette incarnation.
J’ai souligné la plasticité de Fabio Luisi, c’est à dire cette faculté d’adapter un discours musical aux circonstances, aux lieux : je me souviens de son Ring très raffiné au MET où il avait remplacé James Levine, un Ring où l’intériorité et l’élégance dominaient sur le spectaculaire. Il y a ici un peu cette intériorité. Parce qu’avec un Boccanegra comme Gerhaher et une mise en scène singulièrement épurée comme un huis-clos, peu aéré où l’air marin n’est presqu’un fantasme, il a donné un Verdi de cette couleur, sombre, sans fioritures, laissant souvent les cordes graves (violoncelles contrebasses) dominer, n’étouffant jamais les voix (autant qu’il est possible vu le dispositif d’orchestre éloigné) et accompagnant en direct, mais à distance le spectacle.
Fabio Luisi est un chef respectueux de ce qu’il a en face de lui, de ceux qu’il a en face de lui, qui sait adapter ses lectures avec intelligence. Il y a dans sa direction de la tension et du drame, mais peu d’aspérités, des déchirures, mais sans jamais laisser la place à l’histrionisme.
Il faudra sans doute réentendre ce Boccanegra quand l’orchestre reviendra en fosse parce que la clarté et le rendu seront évidemment différents, mais on retiendra tout de même un prologue éminemment retenu et sombre, un prélude au deuxième acte aux couleurs mélancoliques, sans la couleur du soleil levant qu’on avait chez Strehler-Abbado, un deuxième acte très dramatique et tendu, mais jamais surjoué. Et un dernier acte à la belle couleur crépusculaire, où la partition est particulièrement lisible, avec des contrebasses superbes, et une vraie clarté des différents pupitres entre eux, sans atteindre cependant le sublime d’Abbado qui savait faire pleurer l’orchestre au moment des « piangi » de Boccanegra à Fiesco.

Christian Gerhaher (Boccanegra) Nicholas Brownlee (Paolo au fond, étendu), Christof Fischesser (Fiesco)

Il reste que l’on se trouve devant une direction qui non seulement colle parfaitement aux intentions de la production et aux voix, mais qui produit une des plus belles lectures musicales entendues ces dernières années. On attend avec d’autant plus d’impatience d’entendre cette production en salle, avec ce chef évidemment.
Le chœur, lui aussi éloigné, effectue un travail remarquable sous la direction de Janko Kastelic, avec un travail magnifique sur les basses et une vraie présence à la fin du premier acte, bien qu’à distance.

 

Une distribution de grand niveau

La distribution répond parfaitement à toutes les exigences particulières du contexte, en faisant découvrir des voix nouvelles, dont certaines vraiment étonnantes.
Tous n’ont pas une diction italienne très idiomatique, ni une science des accents, notamment quand les dialogues s’accélèrent, c’est le cas du Pietro de Brent Michael Smith. C’est un très jeune chanteur qui vient d’entrer au Studio de l’Opéra de Zurich, il a encore un peu de temps pour l’acquérir, mais le timbre est séduisant.
Nicholas Brownlee, Paolo Albiani, est un jeune baryton-basse dont la prestation est ici notable : beau phrasé, sens de la couleur et belle expressivité. La voix porte avec une diction impeccable (il a déjà interprété le rôle de Paolo à Karlsruhe, dont il appartient à la troupe). Son Paolo n’est pas caricatural, n’est pas la figure presque maléfique comme Felice Schiavi chez Strehler, la mise en scène en fait un méchant de film noir, un homme qui n’a ni foi ni loi quand il ne trouve plus son intérêt : il passe des Gibelins aux Guelfes à la fin de l’opéra. C’est un traître qui échoue et qui y trouve le châtiment.
Un nom qui sans nul doute explosera vite, c’est le ténor Otar Jorjikia. On commence à l’entendre un peu partout, notamment en Russie, en Géorgie son pays natal, et aussi en France. Il donne par une voix puissante un poids singulier au rôle d’Adorno. Il chante actuellement les ténors lyriques mais la voix a bien des réserves. Son Adorno est énergique, large avec de vrais accents dramatiques. Il y a là de la graine de Don Carlo. De plus, la diction, le phrasé, l’expression, les accents, tout est parfaitement en place. Sans parler des aigus, moins sollicités, mais Il est déjà impressionnant, ce qui dans ce rôle est rare.
Autre voix d’avenir, déjà bien installée dans les voix découvertes récemment, Jennifer Rowley qui déjà aborde Aida ou Tosca, c’est à dire des rôles lourds de lirico-spinto.
Amelia est un rôle plus lyrique pour lequel elle n’a évidemment aucune difficulté. Comme les chanteuses d’outre-atlantique, elle n’a aucun problème de diction, ni d’accents. Douée d’une vraie puissance notamment dans son final du premier acte et tout son deuxième acte., elle s’impose dans un rôle qui demande de travailler beaucoup sur la couleur, et sur la modulation. Elle sait donner une certaine jeunesse à son interprétation, et aussi une véritable émotion, dans son personnage qui réclame – la mise en scène le demande- une certaine énergie notamment au deuxième acte. Le personnage qu’elle interprète est décidé, affirmé (elle pointe quand même un revolver contre son père pour protéger Adorno). On a quelquefois des personnages plus éthérés pour Amelia, conformes à son premier air, mais pas ici : cette héroïne sait ce qu’elle veut, et sait s’affirmer. La voix est puissante, large. Un soprano qui va sûrement très vite compter.

Christof Fischesser (Fiesco) Christian Gerhaher (Boccanegra) à l'acte III

Christof Fischesser en Fiesco est une très agréable surprise. Nous connaissons bien ce chanteur qui est familier des rôles de basse wagnérienne (Marke, Pogner), mais dans ce rôle protagoniste, il s’impose de manière encore plus nette. Moins peut-être dans « Lacerato spirito » le premier air dans lequel Ghiaurov nous ensorcelait, et qui est un air de « démonstration » de basse profonde, mais plus dans les autres actes, et surtout le troisième où il est vraiment intéressant, avec de très belles couleurs et une interprétation très émouvante dans le fameux duo final Boccanegra-Fiesco. C’est peut-être le rôle dans lequel je l’ai trouvé le plus convaincant, en parfait complément du Boccanegra de Gerhaher.
On attendait Gerhaher, « à contre-emploi » ai-je entendu. Et au contraire en plein dans un personnage que la mise en scène a construit pour lui et autour de lui.
Ce Boccanegra, il le dit lui-même à la fin, vit depuis la perte de son aimée et de sa fille comme un crucifié : il emploie le terme d’épines dans sa dernière adresse à Amelia :
A lor del mio martiro
Cangia le spine in fior/ Pour eux change les épines de mon martyr en fleurs. la dernière image qui laisse sur la barque le bouquet nuptial d'Amelia est l'image de ces fleurs écloses sur les épines du père, gage d'avenir, et signe de clôture du drame.
C’est ce personnage que la mise en scène veut construire, solitaire, méditatif, transpercé et qui vit l’exercice de son pouvoir comme une sorte de crucifixion consécutive à la mort de Maria et à la disparition de sa fille.
Alors, pour un tel personnage, le discours est essentiel, chaque parole fait sens. Gerhaher utilise évidemment sa maîtrise de la mélodie, sa maîtrise de la poésie pour donner du poids à chaque parole et à chaque accent, dans une interprétation qui n’a rien de spectaculaire, tant elle est intériorisée. On sent qu’il recherche à chaque moment à soigner notamment les longues et les brèves, les respirations, les appuis, les passages de la pleine voix aux filati ou aux murmures, . C’est presque didascalique tant son chant semble une leçon. J’ai entendu les plus grands Boccanegra, Cappuccilli, Bruson, Tézier et même Domingo dernièrement : leurs qualités sont dans l’expression, la projection, la présence vocale, le timbre, le relief. Ici, les qualités sont dans l’adéquation d’une voix qui semble d’emblée lasse, ailleurs, et d’un texte qui est sculpté, valorisé, jusqu’à ses moindres replis, donnant un autre relief et un autre couleur au rôle. Dans une mise en scène où les personnages ne vieillissent pas, il est déjà, dans le prologue, atteint par l’âge, mais pas l’âge physique, bien plutôt l’âge mental. Gerhaher chante un personnage brisé, comme un long monologue mélancolique : ce Boccanegra chante d’emblée comme un Adieu, comme un « Abschied »  (du Lied von der Erde).
Alors évidemment tout est fouillé, tout va dans les profondeurs du texte, de l’expression, on est un autre univers, où toute couleur est intérieure, et le décor de porte closes ou entrebâillées, de lumières rasantes, de murs gris, de corridors sombres de soleil à peine entrevu : cet univers uniforme sans odeur sinon celui de la perte, est mimétique d’une âme crucifiée et d’une voix quelquefois presque blanche, ou grise. Sans aller jusqu’à Strehler, il y avait dans la mise en scène du Mariinskij (et de la Fenice) de Andrea de Rosa, la mer, le soleil levant ou couchant, il y avait un espace de respiration, il y avait de l’air et de la vie : ici c’est un chant permanent de l’étouffement. La joie du père qui retrouve sa fille est certes réelle, mais par le jeu de la distanciation, le personnage n’arrive jamais à s’extérioriser, à sortir de sa tristesse fondamentale. C’est ici l’art suprême de celui qui recrée un personnage, qu’on ne verrait pas dans une autre mise en scène, comme s’il y avait entre cet univers et cette voix une Correspondance mystérieuse. De l’art de l’évidence.
Totalement bluffant.

Ce travail plein de sens, avec ses quelques excès que nous avons aussi signalés, montre la profondeur du chef d’œuvre qui résiste à une interprétation aussi radicale, et qui surtout lui trouve une autre couleur, une autre dimension, un autre espace. Verdi ce peut-être cela aussi, cet univers clos, ces personnages enfermés dans leurs logiques incapables de reconnaître leur noblesse mutuelle, un Verdi noir, au seuil d’un univers à la Berg. Impressionnant.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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