Sergueï Prokofiev (1891–1953)
Les fiançailles au couvent (Обруче́ние в монастыре́)(1946)
Opéra comico-lyrique en 4 actes
Livret de Sergueï Prokofiev et Mira Mendelson d'après la comédie "The Duenna" de Richard Brinsley Sheridan (1775)

Direction musicale : Dmitry Matvienko
Mise en scène : Damiano Michieletto
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Klaus Bruns
Collaboration aux costumes : Elisabeth Schäning
Lumières : Alessandro Carletti
Chorégraphie : Erika Rombaldoni
Dramaturgie : Kai Weßler

Don Jerome : Evgeny Akimov
Don Ferdinand : Petr Sokolov
Luisa : Stacey Alleaume
Die Duenna : Elena Maximova
Don Antonio : Vladimir Dmitruk
Clara d’Almanzor : Anna Goryachova
Mendoza : Valery Gilmanov
Don Carlos : Zoltan Nagy
Pater Augustin : Sorin Coliban
Pater Elixier : Iurie Ciobanu
Pater Chartreuse : David Babayants
Pater Benedictine : Mischa Schelomianski
Lopez :Valentino Blasina
Danseur : Federico Berardi
Danseuse : Ricarda Degenhardt
Danseuse : Emilia Huber
Danseur : Adrian Infeld
Danseuse : Brigida Pereira Neves
Danseur : Anderson Pinheiro da Silva
Danseur : Jaime Lee Rodney
Danseuse : Lisa Schöppl

ORF Radio-Symphonieorchester Wien
Arnold Schoenberg Chor
Leitung : Erwin Ortner

Coproduction avec Dutch National Opera & Ballet et Teatro De La Maestranza Séville

Vienne, Theater an der Wien, mercredi 9 avril 2025, 19h 

On n’en finit pas de découvrir ou redécouvrir les opéras de Prokofiev. Aux temps lointains de ma jeunesse, il n’était guère question que de L’Amour des trois oranges. Ces dernières années, j’ai pu voir Le Joueur à Salzbourg en 2024, Guerre et Paix à Munich (2023) et Genève (2021), mais aussi à Saint Petersbourg (2020), L’Ange de Feu aussi bien à Munich (2015) qu’à Zurich (2017) ou à Lyon (2016) et il y a déjà bien des années à Milan (1994 et 1999). Si j’aimerais voir une production de Semyon Kotko découvert au disque, j’ai vu il y a très longtemps une production lyonnaise de L’Amour des trois Oranges (1989) qu’étrangement on représente bien moins aujourd’hui (à Nancy cependant en 2022).
On redécouvre avec stupéfaction ces œuvres puissantes et souvent étonnantes, étonnamment variées aussi qui vont de la fresque immense (
Guerre et Paix) au conte (Amour des trois oranges) qui naviguent entre l’hystérie de L’ange de Feu ou l’art plus ou moins officiel de Semyon Kotko.
Avec les Fiançailles au couvent, Prokofiev aborde l’opéra bouffe, le délire des quiproquos avec une couleur fortement anticléricale qui a peut-être à voir avec le contexte de création en URSS en 1946 au Kirov de Leningrad et livre une œuvre qui tient aussi bien de Rossini que Mozart ou du Falstaff de Verdi dans son langage musical varié, explosif tant la variété des couleurs et l’énergie surprennent. C’est un opéra rarissime sur les scènes, et nous l’avions découvert en 2019 dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov et sous la direction de Daniel Barenboim à Berlin, la voilà en version foldingue signée Damiano Michieletto au Theater an der Wien, sous la direction d’un jeune chef russe à suivre avec grande attention, Dmitry Matvienko.

 

 

Valery Gilmanov (Mendoza), Stacey Alleaume (Luisa)

 

Le contexte

On est toujours un peu perdu, ou dans le doute quand il s’agit de la vie de Prokofiev, tiraillé entre sa patrie et l’occident. Bien que sympathisant des idées progressistes, il émigre entre 1918 et après des difficultés triomphe en occident. Mais la nostalgie du pays est trop forte et le retour en URSS à l’occasion de tournées triomphales le poussent à s’y réinstaller au plus mauvais moment, celui où Staline installe la terreur, y compris culturelle. La position de Prokofiev, fêté en occident, et compositeur d’une musique peu compatible avec le réalisme socialiste est évidemment fragile :  composer dans ces conditions reste un véritable tour de force car il doit jouer entre l’exercice de sa liberté d’artiste et les contraintes imposées par le régime. Ces artistes comme Chostakovitch ou d’autres qui ont choisi de rester en URSS à cette période malgré les pressions et les événements (on pense à la deuxième guerre mondiale) méritent notre respect et non les jugements à l’emporte-pièce des moralistes des salons occidentaux.

C’est paradoxalement une période productive pour Prokofiev, où à l’opéra il compose Semyon Kotko (1939), violemment anti-allemand au moment fatal du pacte germano-soviétique, et resté assez oublié encore aujourd’hui, Guerre et Paix d’après Tolstoï (première en 1946) à l’élaboration accidentée dans la mesure où le régime veut en faire l’opéra officiel de la victoire, ce qu’il n’est pas et auquel Prokofiev continuera de travailler jusqu’à sa mort en 1953, et puis cette drôle d’exception, un « opéra comico-lyrique » composé entre 1940 et 1941, Les Fiançailles au couvent, créé en 1946 également, d’après The Duenna de Richard Sheridan (une œuvre de 1775) lui aussi rarement donné (jamais à l’Opéra de Paris, par exemple).
Une œuvre singulière à laquelle on en penserait pas dans pareil contexte historique, entre un opéra national populaire, presque écrit comme de la musique officielle comme Semyon Kotko et la fresque gigantesque qu’est Guerre et Paix. Entre les deux se glisse cette œuvre singulière, dont il écrit le livret avec son épouse Mira Mendelson et qu’il compose en un temps singulièrement court. On peut penser que c’est une manière d’éviter ainsi les allusions politiques ou sociales et détourner les foudres de la censure, tout en servant au dernier acte une vision très anticléricale d’un monastère entier aux prises avec les délires de l’alcoolisme, ce qui dans l’URSS d’alors ne pouvait qu’être agréable au régime. L’immense succès de l’œuvre originale de Sheridan au XVIIIe et une intrigue particulièrement vive, à rebondissements dans une Séville lyrico-mythologique à souhait parce que déjà bien servie par l’opéra (Barbiere di Siviglia, Nozze di Figaro, Don Giovanni) ne pouvait qu’encourager à s’engager dans ce travail.
La trame, assez simple en soi, est l’occasion de travestissements multiples et de délires salutaires : c’est encore une fois l’histoire d’un père qui veut marier sa fille à un barbon un peu ridicule… Don Jérôme veut marier sa fille Luisa au riche marchand de poissons Mendoza, mais celle-ci aime en réalité Antonio, un jeune homme noble d’esprit mais pauvre. C’est la Duègne (The Duenna) de Luisa qui aimerait épouser Mendoza, tandis que le frère de Luisa, Ferdinando, est amoureux de Clara d’Almanza, elle aussi recluse par sa belle-mère.
Luisa va prendre les habits de Clara, la Duègne ceux de Luisa, Clara fuyant sa famille va s’enfermer provisoirement au couvent : on mélange tout, on fait des quiproquos et au final, tout le monde est marié avec qui il/elle veut par des moines imbibés d’alcool, au grand dam de Don Jérôme qui doit se résoudre à accepter le fait accompli.
Même si l’œuvre, créée en 1946 à Saint Petersbourg, est créée aux USA, à New York (en anglais) en 1948, à Londres en russe en 1963, puis successivement reprise à Wexford en 2006, à Glyndebourne en 2008 et en 2019 à Berlin à la Staatsoper Unter den Linden dans une production Tcherniakov-Barenboim, elle n’arrive pas à s’imposer sur les scènes. Aussi cette production du Theater an der Wien, signée Damiano Michieletto, est-elle conforme à l’ADN de cette institution qui propose à côté de quelques « musts » des œuvres un peu « hors répertoire ». Bien en a pris au directeur, le metteur en scène Stefan Herheim, puisque le succès a été total.

La production

C’est à Damiano Michieletto qu’a été confiée la production. Le metteur en scène italien va travailler sur la mécanique scénique et théâtrale, sans arrière-pensée ni idéologie. Sa mise en scène est une boite à gags, très vive, qui vise à effacer les quelques longueurs du livret et à jouer sur les quiproquos et les faux semblants, s’appuyant aussi sur le jeu des chanteurs et notamment des deux protagonistes, Don Jerome (Evgeny Akimov) et Mendoza (Valery Gilmanov). L’œuvre a besoin de personnages qui soient de vrais profils identifiables, comme dans des dessins animés, ainsi de Don Carlos (Zoltan Nagy), l’ami de Mendoza vu ici comme une sorte de Pied Nickelé clochardisé qui n’en rate pas une et dont les interventions virent à la catastrophe, ou d’un Mendoza vu comme le roi du Poisson dans un royaume clinquant à la Broadway.

Stacey Alleaume (Luisa), Anna Goryachova (Clara), Arnold Schoenberg Chor, Valery Gilmanov (Mendoza)

Mais Damiano Michieletto s’intéresse moins aux profils et aux personnages qu’aux contextes et à l’ambiance générale. Ses personnages restent essentiellement caractérisés par les costumes (il est vrai que Luisa en change avec la duègne) qui deviennent signes de lecture : petite robe bleue pour Luisa qui échange avec Clara, la duègne enfilant la robe fleurie de Luisa. Les hommes quant à eux sont des bons bourgeois, au final assez interchangeables à part Don Carlos dont il était question.

Ainsi par le jeu des costumes (de Klaus Bruns) Michieletto indique que toute la machine de l’intrigue est menée par les femmes. En échangeant leurs costumes, les femmes déclenchent le doute chez les uns (Don Ferdinando qui doute de sa Clara), l’illusion chez les autres (Mendoza qui s’attendait à mieux en voyant sa Luisa- en réalité la duègne déguisée, mais qui se rassure à cause de la dot), et chez les plus futés (Antonio, pauvre mais futé), l’habit ne fait pas le moine et il reconnaît sous l’habit de Clara sa Luisa chérie.
Même chez les moines, Michieletto joue de l’illusion des costumes puisqu’à l’acte IV sous les bures se cachent des dessous féminins que les moines ivres et joyeux arborent avec délice. Ils deviennent des drag-queens biturées à la bière, ce qui donne à leur ivresse un « genre » un peu explosif mais aussi un peu complaisant pour les modes du jour, un peu facile… ce n'est pas l'idée la meilleure de la soirée, mais elle fonctionne pour illustrer le délire ambiant…

Vladimir Dmitruk (Don Antonio), Stacey Alleaume (Luisa), Anna Goryachova (Clara), Petr Sokolov (Don Ferdinand), Sorin Coliban (Pater Augustin), Mischa Schelomianski (Pater Benedectine), David Babayants (Pater Chartreuse), Arnold Schoenberg Chor

Le jeu des costumes qui en l’occurrence « font » les moines est encore plus souligné au moment où, redevenus sérieux, ils doivent marier les couples redevenus « normaux » avec leurs vêtements d’origine (duègne exceptée). On remet les soutanes et on marie : signe que l’habit fait vraiment le moine et signe aussi du formalisme du sacrement qui cache bien autre chose… puisqu’on garde les dessous féminins.
Ce n’est donc pas sur la trame qu’intervient Michieletto, il la respecte et la conduit relativement clairement, mais sur tout le reste, les quiproquos, les accidents, et le regard sur les personnages : Mendoza qui est un bourgeois plein de lui-même est surtout plein de ses poissons, il séduit Don Jerome avec lequel il veut s’allier pour avoir le monopole du poisson dans la ville, par ses livreurs qui arrivent avec poissons et crustacés dans des glacières et il règne sur un royaume à la Broadway avec p’tites danseuses, et poisson lumineux, faisant de son espace une sorte de scène de Music-hall poissonneux et lumineux, ce qui évidemment fait rire.
Mendoza, dans l’original de Sheridan, est le juif, transformé en marchand de poissons par Prokofiev (c’est le plus grand changement par rapport à l’original) c’est-à-dire en pêcheur qui prend dans ses filets, une sorte de métaphore du prédateur et de sa proie, notamment quand il chante les petits poissons qu’il prend, comme les tendres jeunes filles et donc Luisa. En même temps, survivance de son personnage de juif, Mendoza chante à Carlos son ami, « tu vois des poissons, et moi des Ducats »… Le poisson, c’est ce qui a fait sa fortune, et qui va l’augmenter par la dot fournie par un autre poisson, Luisa … Il ne faut pas oublier non plus la lecture « capitaliste » d’un opéra écrit sous Staline. Mendoza est un capitaliste ridicule, aveuglé par les ducats, et qui plus est vaguement juif, dans une URSS antisémite. On trouve bien des niveaux de lectures que Michieletto d’ailleurs ne fouille pas trop, préférant s’en tenir aux profils superficiels et laissant le spectateur gamberger et tirer ses propres conclusions.

Evgeny Akimov (Don Jerome)

Mais le poisson a d’autres fonctions : il est aussi celui qui mort à l’appât, et donc victime de piège, comme ces deux vieillards avec leurs idées fixe, et ainsi il est ombre inquiétante qui règne sur ce monde loufoque. Don Jerome, obsédé par l’idée fixe de marier sa fille Luisa à Mendoza le poissonnier, est littéralement empoissonné, coulant sa tête dans la « gueule » d’un immense poisson suspendu (une sorte de morue ?) qui réapparaitra en squelette décharné à la fin, comme une sorte de menace. Mais aussi emporté dans une danse macabre de serveur aux tabliers ensanglantés et aux couteaux menaçants : réalisme et surréalisme, rêve et réalité, tout coule dans le moule du buffo

Evgeny Akimov (Don Jerome), sang, menaces, couteaux

C’est que le poisson aussi est un symbole chrétien bien connu, jouant sur le nom grec du mot (ΙΧΘΥΣ, ἰχθύς, dont les initiales font Jesus Christ fils de Dieu, sauveur – Ἰησοῦς Χριστὸς Θεοῦ Υἱός, Σωτήρ) et son apparition finale décharnée évidemment fait écho à la « diabolisation » finale des moines et à un monde livré à la luxure, Sodome et Gomorrhe au Monastère en quelque sorte et il y a à l’extrême fin dans la vision de Michieletto une sorte de vision de fin du monde, qui peut laisser perplexe au vu de tout le déroulé précédent : tout le monde s’amusait et tout le monde fuit comme pris dans un tsunami dévastateur.

Evgeny Akimov (Don Jerome), Anna Goryachova (Clara), Vladimir Dmitruk (Don Antonio), Stacey Alleaume (Luisa), Petr Sokolov (Don Ferdinand), Arnold Schoenberg Chor

En fait, on a l’impression d’une sorte de retour à la morale après toutes les déviances : les couples sont mariés, tout est bien qui finit bien, et les moines ont leur soutane. Bien-pensance chrétienne, stalinienne et michielettienne, même combat ?

Il reste que la production fonctionne par sa vivacité, par la manière dont Michieletto colle au rythme musical sans un moment de répit, les éventuelles longueurs étant remplies par des gags, dans la mesure où il a soigné la fluidité de l’ensemble grâce au rôle déterminant de deux éléments clés, le décor de Paolo Fantin et les éclairages d’Alessandro Carletti, devenu en peu d‘années d’un des maîtres européens de l’éclairage de théâtre.

Stacey Alleaume (Luisa), Vladimir Dmitruk (Don Antonio), Valery Gilmanov (Mendoza), Zoltan Nagy (Don Carlos)

Paolo Fantin a conçu son décor comme une succession de boites qui s’insèrent les unes dans les autres, comme une sorte de Matriochka, aux dires de Michieletto, cloisons étroites au départ pour l’entrevue Don Jerome/Mendoza, autour d’une table dressée pour le repas, espace réduit et caché des complots, puis les cloisons deviennent un peu plus larges pour l’espace des couples, espace des intérieurs et enfin très large espace pour la poissonnerie lumineuse de Mendoza ou la salle de Mariage de Don Jerome au troisième acte ainsi que pour le monastère au quatrième acte avec ses gigantesques porte-cierges : tout cela s’emboite et se déboite avec fluidité. Une grande boite dont les arêtes lumineuses donnent le volume d’ensemble qui s’ouvre à des degrés divers selon les nécessités scéniques, avec une fluidité telle qu’on s’en aperçoit à peine, comme des jeux de personnages dans une maison de poupées à taille humaine, ce qui donne à l’ensemble cet aspect de jeu, de dessin animé, de réel/irréel qui enlève tout réalisme à l’histoire, tout en gardant la réalité de la trame, et ses rebondissements ; au total, c’est le jeu subtil des espaces et des éclairages qui fait merveilleusement bien fonctionner l’ensemble.
Au total un travail propre, avec de belles idées et aussi quelques facilités mais qui respecte l'originalité de l’œuvre, sa folie, ses excès et le statut des personnages.

Les voix

Dans cette mécanique – et on pense à Bergson (le rire, c’est du mécanique dans de l’humain) – il faut que la comédie fonctionne, ce qui veut dire que le texte soit clair et parfaitement audible. Comme dans toute comédie, a fortiori à l’opéra, le texte doit être complètement digéré pour être un élément du comique, dans la manière de le siffler, de le moduler, de le chanter, de l’accentuer. Peu importe qu’il soit en russe, une langue pas forcément partagée par les spectateurs : il faut que le spectateur ressente la jouissance du texte, c’est une question se sensibilité, pas de perception intellectuelle. Evgeny Akimov (Don Jerome) et Valery Gilmanov (Mendoza) remportent le succès le plus grand justement parce que leur langue est fluide, modulée, accentuée, claire, et qu’il y a entre leur chant, leur langue, leur expression une véritable osmose : ils sont une incarnation et leur prestation est exceptionnelle de naturel, de justesse psychologique (la bêtise de Mendoza, bouffi d’un orgueil mal placé et en même temps complètement aveuglé est parfaitement lisible…). Dans une comédie il faut entendre la langue circuler, il faut en entendre les méandres et la beauté, et aussi les accidents, ce qui justifie notamment dans un théâtre de stagione, qui travaille sur une distribution réunie pour une production l’emploi d’artistes essentiellement russophones ou formés en Russie qui pour la plupart connaissent ce répertoire et notamment cette œuvre.
De cette langue, la musique accidentée de Prokofiev aide formidablement à en dessiner justement tous les contours. En cela, Prokofiev a retenu la leçon du Falstaff de Verdi, nous y reviendrons. Mais par le jeu des masques et des déguisements, il a aussi reçu la leçon de Rossini et du Barbiere di Siviglia, puisque comme Almaviva par exemple et avec la même voix de ténor, Antonio apparaît chantant une romance à la guitare, et surtout des Nozze di Figaro où les femmes échangent leurs habits (Susanna et la Contessa) suscitant la jalousie passagère de Figaro et plus terrible (mais confondue) du Conte qui peut ainsi rappeler la jalousie maladive de Ferdinando qui se dispute avec Clara… La trame située à Séville permet à Prokofiev une série d’allusions musicales et théâtrales qui viennent de la plus grande tradition de l’opéra.

Musicalement, le centre lyrique de l’affaire est bien le couple Luisa/Antonio, couple traditionnel des amoureux de commedia dell’arte, lui ténor lyrique et elle soprano, la distribution vocale devenant déclinaison de ce premier noyau. Si Luisa est soprano, évidemment la duègne (the Duenna) est mezzo-soprano (tirant vers l’alto), si Antonio est ténor, Mendoza son rival est basse, mais en face du couple de jeunes amoureux soprano/ténor, l’autre couple d’amoureux Clara/Ferdinando est Mezzo-soprano/bariton, pour faire bonne mesure : les trois couples d’amoureux ont donc une vocalité de plus en plus grave. Quant à Carlos, qui joue les intermédiaires, il est évidemment baryton, et Don Jerome, qui doit faire contraste avec Mendoza la basse, est ténor, mais un ténor à la voix (théoriquement) plus marquée qu’Antonio…

Quant aux moines, ce sont des basses pour l’essentiel (la gravité de la religion) mais si le premier d’entre eux, le supérieur, père Augustin est basse, un ténor (Elustaf) et un baryton (Chartreuse) et une basse (bénédictine) le complètent dans les voix importantes.
Tout est donc parfaitement équilibré et modulé pour que les personnages aient des voix qui correspondent à la trame. C’est évident par exemple pour Clara et Ferdinand, qui se disputant toujours et où Clara est un personnage un peu plus réfléchi qui s’enferme au couvent provisoirement : leurs voix sont plus graves que les voix des jeunes premiers. Eux sont des jeunes, mais plus si premiers…
Tous les rôles très secondaires sont impeccables dans ce mécanisme d’horlogerie qu’est la mise en scène et méritent d’être cités, que ce soit Valentino Blasina (Lopez) que les membres de l’Arnold Schönberg Chor Alessio Borsari ( Pedro), Jörg Espenkott (Miguel) et Takanobu Kawazoe (Pablo), Katarina Novcic (Rosina), Natalie Weinberg (Lauretta)… Notons d’ailleurs pour ces deux dernières que si Clara et Luisa sont des noms spécifiques à l’opéra, venus de Sheridan, Rosina est emprunté à Rossini (Barbiere) et Lauretta (Gianni Schicchi) à Puccini (chez Sheridan, on dit seulement « maids »). Petits clins d’œil qui nous disent simplement qu’en matière d’opéra bouffe, Prokofiev avait aussi ses lettres et ses références.

Arnold Schoenberg Chor

Les moines, emportés par Sorin Coliban, basse bien connue à Vienne, qui chantait Augustin le supérieur, puissants et complètement déchainés étaient notamment Iurie Ciobanu (Pater Elixir – Elustaf), David Babayants (Chartreuse) et Mischa Schelomianski (Benedictine).
Don Carlos, ami de Mendoza, un peu son factotum, homme à tout faire et se défaisant peu à peu de toute dignité, c’est le baryton roumain d’origine hongroise Zoltan Nagy, beau timbre, et phrasé impeccable, mais surtout doué d’une véritable présence scénique, d’un sens des gestes, des regards, des mouvements hésitants ou gauches, lui donnant sur le plateau une présence plus importante que le rôle n’en a dans la trame.
Anna Goryachova était Clara d’Almanza, et c’est la seule qui a chanté également le même rôle dans la mise en scène Tcherniakov à Berlin dont nous avions écrit à l’époque « mezzo au volume intense, qui s’impose aussi scéniquement… vraiment impressionnante ». Ce soir, elle est souffrante, on a pu entendre son mezzo puissant où elle est moins à découvert dans les ensembles, mais au troisième acte, elle doit mimer et c’est sa collègue Elena Maximova (La duègne) qui des coulisses chante la partie. Ce sont des choses qui arrivent…

Valery Gilmanov (Mendoza), Elena Maximova (Die Duenna), Evgeny Akimov (Don Jerome)

Justement Elena Maximova est une « Duenna » imposante, par la voix puissante et très expressive, par l’abattage et le jeu : elle compose un personnage désopilant qui finit par poursuivre en robe de mariée Mendoza épouvanté à la fin. Somptueuse.
Petr Sokolov est Don Ferdinando, l’amoureux de Clara, jaloux et irascible, il est d’abord un personnage, qui fait pendant au doux Antonio, et donc la couleur vocale s’adapte parfaitement au clavier prévu par Prokofiev, la voix est bien projetée, expressive, bien caractérisée, et peu lyrique, mais quand est au désespoir de voir la (fausse) Clara dans les bras d’Antonio, il (re)séduit la vraie Clara convaincue par ses accents qu’il en est vraiment amoureux. Autres jeux de couples.

Vladimir Dmitruk (Don Antonio), Stacey Alleaume (Luisa), Evgeny Akimov (Don Jerome), Anna Goryachova (Clara), Petr Sokolov (Don Ferdinand)

Vladimir Dmitruk est Antonio, il chante avec une voix claire, bien timbrée, bien projetée et forte, avec une vraie justesse, mais sans peut-être avoir la couleur du personnage, on sent derrière cette voix les grands ténors du répertoire russe, les Hermann, les Galitsine ou Andrei Khovanski qui demandent une voix plus large, moins effilée. Or, Il est évident que Prokofiev a pensé à un Almaviva, à un Ramiro, un ténor de type rossinien, plus élégant, plus léger, une sorte de Flórez russe, on pourrait penserait à un Dmitry Korchak ou un Maxim Mironov, comme l’était à Berlin Bogdan Volkov, lyrique, et délicat. Il manque un peu de cette délicatesse qui donnerait au personnage son véritable profil vocal, mais il se sort du rôle avec cran et sans problème. C’est simplement une question de couleur.
La couleur vocale, la Luisa de Stacey Alleaume la possède, seule chanteuse pourtant qui vienne d’un univers vocal complètement différent du reste de la distribution (elle a été formée en Australie d’où elle est originaire). La voix est bien projetée, on sent l’attention à prononcer et à dire les mots, et la voix est fraiche, typique soprano lyrique demandé par la partition à la couleur très juvénile. C’est une réussite.

Evgeny Akimov (Don Jerome), Danseuses et danseurs

Evgeny Akimov était jadis Antonio à Saint Petersbourg avec une toute jeune Luisa de 27 ans, une certaine Anna Netrebko sous la direction de Valery Gergiev, c’était en 1998 et il en reste un DVD. Il est maintenant Don Jerome, avec une voix de ténor qui a mûri : les pères ténors sont rares à l’opéra, on entend surtout des barytons ou des basses, mais c’est aussi chez Rossini qu’on en trouve, dans Bianca et Falliero où le père, Contareno, est un ténor. Mais si Don Jerome comme Contareno veut marier sa fille à un homme plus mûr et plus riche, il n’a rien du noir Contareno, c’est un bourgeois naïf qui espère marier sa fille au riche Mendoza et donc la caser en réalisant une bonne affaire. C’est raté pour elle qui épouse Antonio, pauvre mais vertueux, mais son frère Ferdinando épouse Clara, très riche héritière, donc ceci compense cela : un des deux mariages lui apportera du bon argent frais. Akimov a ce ton à la fois autoritaire et creux de celui facile à berner, il joue un personnage facile à circonvenir (l’histoire des deux lettres qu’il reçoit au troisième acte, l’une de Mendoza qui lui dit qu’il est avec Luisa mais qu’elle n’est pas tout à fait comme attendu – de fait c’est la duègne, et de Luisa (qui est avec Antonio) et qui lui demande l’autorisation de se marier… qu’elle produira au dénouement quand le pot aux roses sera dévoilé). Aisance dans le phrasé, expressivité, couleur, parfait ton de comédie dans la manière de dire le texte, d’appuyer sur certains accents, Akimov est vraiment remarquable et c’est avec Mendoza peut-être le seul personnage vraiment travaillé par Michieletto en tant que personnage.

Valery Gilmanov (Mendoza), Zoltan Nagy (Don Carlos), Arnold Schoenberg Chor. Broadway chez le poissonnier.

Mendoza, c’est le dindon de la farce, le poisson d’avril, la victime. Et avec sa voix de basse sonore, sa grosse barbe et ses rodomontades ridicules au milieu de ses poissons ou de ses girls de poissonnerie de Broadway, Valery Gilmanov est le profil idéal. Nous avons souligné combien le personnage revient de loin, d’une tradition antisémite qui remonte sans doute au Marchand de Venise de Shakespeare : l’original de l’opéra-comique de Sheridan porte Isaac Mendoza, a rich Jewish merchant sans préciser ce qu’il vend et chez Sheridan il était ténor, alors que Don Jerome était baryton… Chez Prokofiev, c’est simplement « Mendoza » sans caractère particulièrement antisémite sinon. quelques allusions à sa recherche de la dot et d’argent (les ducats…), c’est peut-être plus dans la musique qui l’accompagne que certains ont vu dans l’emploi des bois une allusion à la musique Klezmer traditionnelle des juifs d’Europe de l’Est.
C’est un personnage très dessiné, et le fait même qu’il vende du poisson en abondance implique peut-être la richesse, mais aussi un certain manque de noblesse, et surtout des effets collatéraux comme les odeurs ce qui ajouté à l’âge, ne fait pas un tableau encourageant ni un époux engageant sauf pour les gérontophiles ayant perdu l’odorat. C’est indiscutablement lui qui paie le prix fort : il n’a pas la dot, et il a la duègne… Gilmanov est impayable dans ce personnage qui se prend au sérieux, et dans la comédie, qui se prend trop au sérieux est forcément la victime de la machination : vulgaire, trop riche, et trop m’as-tu-vu, il est irrémédiablement condamné. Il arrive à jouer de sa voix grave pour arriver à la rendre inoffensive, avec des mimiques d’une grande drôlerie et une incroyable mobilité scénique. La voix puissante et charnue fait le reste et son incarnation est confondante.

Au milieu de ces nombreux personnages, les membres de l’Arnold Schoenberg Chor, l’autre grand chœur viennois dirigé par Erwin Ortner depuis sa fondation se donne totalement à la folie des dernières scènes, c’est un chœur très dynamique et qui sait gérer les mouvements au théâtre (un peu comme celui d‘Amsterdam), outre à être musicalement référentiel, et il intervient dans la folie du monastère à la fin.

Arnold Schoenberg Chor, Danseurs et danseuses

 

La direction musicale

Dans la fosse du Theater an der Wien alternent les autres grands orchestres viennois, le Wiener Symphoniker entendus dans Norma, et l’ORF Radiosymphonie Orchester Wien qui est dans la fosse pour ce Prokofiev. La partition de Prokofiev, pleine de ruptures de style, à l’instrumentation complexe, allant d’une sorte de style circassien à un lyrisme puccinien demande une ductilité singulière à l’orchestre et une vraie virtuosité. C’est le cas ici, grâce à l’excellence des instrumentistes (on est à Vienne…), impeccables, et évidemment à la direction musicale énergique, bouillonnante et en même temps d’une clarté cristalline de Dmitry Matvienko.

Ce jeune chef entendu à Rome dans De la Maison des Morts (Mise en scène Warlikowski) où il a remporté un éclatant succès a été l’assistant de Vladimir Jurowski dans les productions de Le Nez de Chostakovitch et Guerre et Paix à la Bayerische Staatsoper, il a aussi été membre du chœur MusicAeterna de Teodor Currentzis à Perm et a dirigé beaucoup de répertoire d’opéra au Théâtre National de Biélorussie à Minsk. Formé auprès de tous les grands chefs russes, de Rozhdestvensky à Jurowski en passant par Vasily Petrenko, il commence désormais à diriger orchestres et opéras en Europe occidentale (on le verra succéder à Michele Mariotti dans Aida cet automne à Paris). C’est sûrement l’un des chefs à suivre aujourd’hui : immédiatement on entend un style, une énergie et en même temps une attention continue à chaque note, chaque mot, chaque élément d’accompagnement musical, jamais on n’entend dans cette partition pourtant très échevelée et diversifiée, quelque chose d’inutilement bruyant, d’inutilement spectaculaire, apte à épater la galerie. Au contraire, on sent le souci de faire remonter les styles, les allusions, les citations de Mozart ou d’autres ; il y a dans cette direction un souci de clarté qui stupéfie tant on pourrait y servir un magma bruyant.
Matvienko nous fait sentir là non un Prokofiev « cubiste », « constructiviste » ou en contradiction avec le réalisme socialiste en cours, il ne nous fait pas entendre derrière ce Prokofiev le rival Stravinski, non ; j’ai entendu derrière toute une culture de l’opéra, toute une approche que seule la comédie, qui est si difficile à réaliser en musique, peut offrir. Par exemple, à chaque personnage correspond un rythme de danse traditionnelle, Bourrée, Allemande, Menuet, Prokofiev se sert de formes anciennes pour travailler la modernité. Par ailleurs, je me trompe peut-être, mais derrière j’ai entendu Falstaff, c’est-à-dire une musique qui colle aux mots, qui mime des situations, qui les caricature, une musique animée comme on dirait « dessin animé », et donc non pas une musique novatrice, mais une musique moderne qui puise sa sève aux racines de la nouveauté musicale, dans ce Falstaff né au monde en 1893 quand Prokofiev avait deux ans et qui fut comme un coup de tonnerre dans l’histoire de l’opéra. Ici Prokofiev par son style rend hommage à ce coup de tonnerre. On entend aussi tous les processus de la comédie en musique de Gianni Schicchi, de Puccini, autre fondement d’une modernité-complexité à l’opéra. On entend une construction culturelle qui remonte à Mozart, passe par Rossini, c’est-à-dire les premiers qui ont travaillé à la spécificité de la comédie en musique donnant au texte et à l’adéquation des mots à la note un effet sans cesse théâtral. Et dans sa manière d’approcher la partition, Matvienko fait émerger tout ce passé, qui n’est évidemment pas imitation, mais réinterprétation, système d’écho, et surtout théâtralité : si quelquefois le livret fléchit, si la mise en scène à quelque moment se distend, jamais la musique ne fléchit, elle garde une vraie ligne, montre un océan de couleurs diverses assez éberluant, devenant très vite passionnante et montrant un Prokofiev autre, faussement superficiel, faussement démonstratif, mais particulièrement profond et cultivé. Une leçon. Et une incomparable émotion née de l’impression d’une découverte.

Evgeny Akimov (Don Jerome) Vladimir Dmitruk (Don Antonio), Stacey Alleaume (Luisa), Petr Sokolov (Don Ferdinand), Anna Goryachova (Clara), Arnold Schoenberg Chor
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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