La mise en scène de Robert Carsen (notre Canadien préféré avec Robert Charlebois et, Donald Sutherland) date de 2002 : c’était alors Renée Fleming qui interprétait le rôle-titre sous la baguette de James Conlon. Ça ne nous rajeunit pas mais, après tout, l’opéra est une affaire de vieux et on ne boude pas son plaisir en traînant nos os fatigués à une nouvelle reprise de cette production, après celles de 2005 et 2015. Or, les amours de jeunesse laissent souvent de meilleurs souvenirs que la remise éventuelle de couverts entre amants fatigués.
Ce n’est pas faire injure à Carsen (qu’on aime autant que Marshall McLuhan et Céline Dion…) que de découvrir un dispositif certes chic dans son graphisme épuré mais passablement statique et finalement inadapté à l’immense scène de la Bastille. Signé Michael Levine, le décor, univers feutré d’une chambre d’hôtel impersonnelle, entre draps immaculés et lumières tamisées, est évidemment un des plus beaux qui soient. Mais il semble parfois vide, dans sa démesure, et, notamment au premier acte, impose aux chanteurs des efforts excessifs. Où sommes-nous ? Probablement dans une fosse marine ou bien au fond d’une piscine. En hauteur, et là est le talent de notre Canadien préféré (sans oublier Glenn Gould et Pamela Anderson…), trônent quelques élégants fauteuils, deux lits avec tables de chevet ainsi que, ah l’admirable idée !, leur exact reflet marquant ainsi la surface de l’eau et le miroir d’un monde inatteignable pour notre pauvre petite sirène. Ce mobilier descend d’un cran à l’acte suivant : Rusalka a foulé le monde terrestre, elle en ressortira, dupée, trahie, la queue entre les jambes si l’on peut dire. Là encore, le miroir impose une troublante symétrie, mais cette fois douloureuse qui permet à l’ondine d’observer les amours du Prince et de sa rivale. Détresse et solitude du miroir sans tain en quelque sorte. Le dernier acte, avec son lit accroché à l’horizontale, que Carsen utilisa aussi pour La Femme sans ombre, clôt de manière spectaculaire ce dispositif scénique, d’une froide et incisive élégance.
Faut-il faire grief au metteur en scène (j’oubliais Justin Bieber ou Leonard Cohen qu’on entend trop peu à la Bastille) de cette froideur ? Après tout, l’inaptitude de Rusalka à l’amour se joue sur le divan, frigidité diront les mauvaises langues, viol diront les spectateurs à l’époque de #metoo. C’est bien pour cela qu’elle arrive à la l’acte la bouche ouverte, suffoquant face au public. Cette science des moments plastiquement justes est la signature de Carsen. Le ballet est aussi une réussite : de cet épisode convenu, il tire une danse d’amour remarquable dans sa progression vers la sauvagerie et, finalement, la violence. Le désir est ici une morsure.Néanmoins, la mise en scène semble avoir fait son temps, loin de la perfection formelle de celle de Midsummer night’s dream par exemple. Il y a quelque chose d’assez ridicule à voir des nymphes s’ébrouer dans une flaque ; quelques plouf plouf joyeux ne créant pas l’illusion de l’eau, on préfère qu’elle se reflète dans les hauteurs. De même, et je voudrais lancer un appel à tous les metteurs en scène du monde, la chaise jetée avec violence pour montrer qu’on est en colère ne suscite plus qu’un haussement d’épaules blasé. Dans Rusalka, quoique bien ordonnancée, la mécanique gestuelle tourne un peu à vide, de manière convenue, avec des chanteurs noyés (façon de parler) dans un plateau immense, lorsqu’il faudrait sans doute qu’il les enserre et les étouffe. Du souvenir de 2002 la beauté plastique est intacte mais la vie a quasiment disparu. C’est lisse.
Entre plouf plouf et déambulations, le plateau ne démérite pas. Dans le rôle-titre, Camilla Nylund impose une étrange absence de fragilité, une capacité à recevoir les coups qui fait de l’ondine une victime assez tôt résignée à son sort, combative sans y croire. Cette approche sombre se double d’une solide prestation vocale. Elle fait face à une redoutable Princesse étrangère, tenue par Karita Mattila, parfois mise en difficulté vocalement, mais admirable de présence et de rouerie. Le mépris s’impose ici, cinglant. Klaus Florian Vogt est un Prince plutôt convaincant, dans sa versatilité, témoignant une ardeur aussi ardente qu’elle est brève et affichant ensuite une froideur désarmante. Le timbre de Lohengrin s’impose à l’ouïe, et la réchauffe jusqu’au cœur, mais elle l’éloigne quelque peu de son personnage, pourtant bien caractérisé. Il reste néanmoins une aisance vocale qui résiste au temps et force l’admiration. Sans esbroufe, Michelle DeYoung impose une Jezibaba de luxe, touchante de douceur, loin de la rudesse que la magicienne arbore parfois. Saluons aussi les impeccables Thomas Johannes Mayer (Esprit du lac) et Danylo Matviienko (Voix d’un chasseur).
Susanna Mälkki est la parfaite ordonnatrice d’une représentation soignée. Sous sa direction attentive au plateau, elle parvient à un équilibre majestueux, aquatique dans sa fluidité, obtenant des couleurs lumineuses, tenant l’ensemble comme le lit d’un fleuve. On ne lui fera pas grief de quelques écarts des cuivres car la symphonie dvorakienne emporte l’adhésion, presque le recueillement, de spectateurs bien plus attentifs que d’ordinaire. Ainsi, une mise en scène classique peut finir par perdre de son charme mais offrir un écrin confortable à une interprétation musicale de haute tenue.