
L'actualité passablement bousculée et nauséeuse donne à cette cinquième reprise de Fidelio au Metropolitan Opera un caractère à la fois inopiné et providentiel. Rien de mieux pour oublier les turpitudes quotidiennes des injustices et des guerres que de replonger dans ce livret de profondément humaniste où se mêlent héroïsme, amour et idéal de justice. Plus qu’un drame personnel, Fidelio est une ode à la liberté et à la dignité humaine, exaltant le courage face à la tyrannie, un idéal des Lumières qui fait cruellement défaut aujourd'hui.
Cette production de Jürgen Flimm saisit au premier degré les codes de ce message pacifique et universel, depuis l'ouverture jusqu'au final triomphal, avec cette libération des prisonniers en forme d'hymne à la fraternité, rappelant l’élan grandiose de l’Ode à la Joie. Malgré son quart de siècle d'existence, ce spectacle n'atteint pas le nombre de représentions de l'auguste production Otto Schenk qui fit les beaux jours de l'Opéra de Vienne et l'institution new-yorkaise de 1970 à 2000, avec notamment Leonie Rysanek, John Vickers et Walter Berry. L'esthétique de ces deux mises en scène reste relativement similaire et, concernant le seul Flimm, plus "américaine" en un sens si on la compare au Fidelio qu'il donna à l'Opernhaus de Zurich (2004), peu de temps après la création de la production new-yorkaise. Captée en DVD, la version zurichoise de Fidelio dirigée par Nikolaus Harnoncourt réunissait autour du Rocco de László Pólgár, une équipe de jeunes chanteurs appelés à une belle carrière : Camilla Nylund (Leonore), Jonas Kaufmann (Florestan) et Günther Groissböck (Don Fernando). Ce second Fidelio, assez différent de la version du Met, faisait la part belle à une abstraction assez polie, très en vogue au tournant des années 2000, avec des décors et des costumes de Rolf et Marianne Glittenberg renvoyant à un XVIIIe siècle vaguement modernisé, avec perruques et uniformes militaires mais aussi un étrange contraste de toges premier Empire et des prisonniers post apocalyptiques, portant leurs numéros sur le front…

Rien de tel ici, avec un cadre général qu'on identifiera globalement dans une dictature des années 1960 mais localisation identifiée. On se laissera guider principalement par les costumes de Florence von Gerkan, qui installent un parfum d'autorité militaire, avec Jacquino et Leonore en chemise et casquette couleur sable, entourés par les hommes de main de Pizarro en treillis et bottes de cuir. Le contraste est lisible avec Rocco en complet cravate, dont l'aspect bonhomme et paternel couvre d'attention une Marzelline tout droit sortie d'un film de George Stevens. On imagine une jeune fille dont la mère est décédée et qui se retrouve seule avec son père dans un univers carcéral où elle devient l'objet d'une situation de quiproquo, entre les efforts de Jaquino pour la séduire et le double jeu de Leonore travestie en Fidelio pour les besoins de la cause. Pizarro troquera son très mafieux chapeau mou et costume trois pièces pour un treillis militaire au second acte qui souligne le côté subalterne et servile aux côtés d'un Don Fernando à l'apparence très lisse et politique.
Les décors de Robert Israel tranchent avec l'austérité de la version zurichoise, imposant au regard une dimension qui joue avec la largeur et la profondeur d'espace de la scène du Metropolitan Opera. Les cellules des prisonniers sont à cour, réparties sur deux niveaux – ce qui ne manque pas de produire un curieux effet au moment où il prend à Fidelio l'idée d'ouvrir les portes puisque seuls les occupants du rez-de-chaussée peuvent bénéficier de cet élargissement momentané. Le portail coulissant à l'arrière et la curieuse enfilade de portiques laissent penser à une fonction d'entrepôt, avec de lourdes charges à transporter, comme ces caisses de bois que déplacent les soldats de Pizarro et qu'on imagine être des armes ou des munitions. En vis-à-vis, l'univers confiné de Marzelline se borne à l'entretien de plantes en pots et le ménage d'un petit intérieur propret, là où, à Zurich, Flimm la montrait avec Jaquino en train de nettoyer des armes. Le jeu d'acteur est limité à son degré d'efficacité le plus pertinent, avec Fidelio qui dissimule tant bien que mal son embarras face à l'entreprenante Marzelline ou bien, à l'acte II où elle révèle sa véritable identité, ce chassé-croisé de mines réjouies et déconfites. Dans ce même acte, Flimm reprend la situation du couple qui dialogue, séparé par la fine paroi de la trappe ouverte à même le sol – symbole visuel immédiatement perceptible de la situation dramaturgique sur laquelle repose le livret.

Pas le moindre risque de voir ici des idées trop ambigües poindre à la surface, même quand, en découvrant Florestan tapi à même le sol dans sa cellule, l'œil remarque un amas sinistre de valises et de chaussures qui pourraient faire référence à un autre univers concentrationnaire… ce peuple chantant Heil sei dem Tag ! Heil sei der Stunde ! tandis qu'on assène à Pizarro des coups de crosse. Il y aurait certainement beaucoup à dire et à exploiter intellectuellement de certains détails comme de cette statue équestre qu'on démantèle pour y installer le corps sanguinolent du tyran déchu, symbole d'une violence populaire qui révèle un visage ambigu… parfait contraste avec ce "Wahre Liebe fürchtet nicht" (l'amour véritable ne craint rien), projeté sur le rideau de scène pour accueillir le spectateur dans la salle.
Ce Fidelio est en définitive un parfait exemple de ce que le Met sait faire de mieux : réunir une distribution de stars, les placer dans une production inoffensive et laisser la musique faire son travail. Sur ce plan, on peut dire que le contrat est parfaitement rempli, avec la voix supersonique de Lise Davidsen, modèle de projection et d'aisance. D'emblée hors concours dès ses premières répliques, la soprano norvégienne déclenche des applaudissements ininterrompus avec un Abscheulicher ! d'anthologie, à la fois animal de timbre et d'une ligne supérieurement maîtrisée, avec une longueur et une densité d'aigus à faire frémir. Très équilbrée dans les ensembles, elle offre au Florestan de David Butt Philip des accents d'une beauté douloureuse et contrastée dans le grand duo de reconnaissance et de libération ("O namenlose Freude!"). Le ténor anglais a fort à faire pour rivaliser à la hauteur de ce phénomène, comme le traduit un Gott ! Welch Dunkel hier !, où perce une forme de tension dans l'intensité et la tenue. Sans jamais démériter, la voix peine sur la longueur à conserver son élan et sa stabilité.

25 ans après avoir débuté en Rocco dans cette production, le glorieux vétéran René Pape démontre une fois de plus qu'il n'a plus rien à prouver dans un rôle qu'il connait sur le bout des syllabes. La présence en scène est remarquable, parfois à la limite du cabotinage mais après tout, Broadway n'est pas si loin et le Singspiel est l'enfant naturel d'un certain théâtre populaire. Ponctuant son Hat man nicht auch Gold beineben par une pluie de dollars jetés en l'air, il possède l'art de mettre le public dans sa poche dans le double jeu qu'il instaure avec le Pizarro abrupt de Tomasz Konieczny. Le baryton polonais poursuit au Metropolitan une série débutée avec le Fidelio… d'Otto Schenk donné à Vienne le mois dernier. Si l'accent et le phrasé peuvent surprendre, ils offrent à la caractérisation une véhémence de premier plan, avec un Ha ! Welch ein Augenblick ! tout en puissance et en raucité. Autre vétéran de haute tenue, Stephen Milling n'a pas à forcer son talent pour imposer un Don Fernando tout en rondeur et en autorité, qui domine et impose aux dernières scènes leur caractère de sérénité et d'humanisme. Volatil et nerveux, Magnus Dietrich domestique progressivement son Jaquino pour rivaliser avec la Marzelline effilée et aérienne de Ying Fang, parfaite dans l'initiale du périlleux quatuor Mir ist so wunderbar.
Le Chœur et l'Orchestre du Metropolitan Opera se couvrent de gloire ; les premiers par leur présence et l'homogénéité des équilibres, les seconds par l'attention au plateau et la capacité à nuancer les moindres interstices de la dramaturgie qui s'y déroule. La direction de Susanna Mälkki est le maître d'œuvre de cette réussite, parfaite combinaison entre la lettre des tempi et l'esprit des dynamiques. Le résultat convainc par les détails de la lecture et l'espace expressif dans lequel elle les laisse se déployer, depuis les enchaînements des passages dialogués avec les duos, trios, quatuors… jusqu'aux grands tableaux conclusifs, quand le chœur occupe le premier plan pour délivrer un message de paix nimbé d'une résonance d'une douceur opaline.
Un spectacle à découvrir en Live in HD samedi 15 mars à 18h (heure française)
https://www.metopera.org/season/in-cinemas/
