Christoph Willibald Gluck (1714–1787)

Iphigénie en Aulide (1774)
Tragédie lyrique en trois actes
Livret de François-Louis Gand Le Bland du Roullet d'après Iphigénie à Aulis d'Euripide et Iphigéie de Racine (1674)
Création le 19 avril 1774, Académie Royale de Musique (Salle des Tuileries), Paris

Iphigénie Corinne Winters
Agamemnon Russell Braun
Clytemnestre Véronique Gens
Achille Alasdair Kent
Calchas Nicolas Cavallier
Diane Soula Parassidis
Patrocle, Lukáš Zeman
Arcas Tomasz Kumięga*

Iphigénie en Tauride (1779)
Tragédie lyrique en quatre actes
Livret de Nicolas François Guillard tiré de la tragédie homonyme de Claude Guimond de la Touche (1757), d'après Iphigénie en Tauride d'Euripide
Création le 18 mai 1779, Académie Royale de Musique (Salle des Tuileries), Paris

Iphigénie Corinne Winters
Oreste Florian Sempey
Pylade Stanislas de Barbeyrac
Thoas Alexandre Duhamel
Diane Soula Parassidis
Un ministre, un Scythe Tomasz Kumięga*

*Ancien artiste de l'Académie

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Direction musicale, Emmanuelle Haïm
Mise en scène,scénographie, Dmitri Tcherniakov
Costumes, Elena Zaytseva
Lumière, Gleb Filshtinsky

Chœur et Orchestre
Le Concert d’Astrée

 

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, mercredi 3 juillet 2024, 18h

Le personnage d’Iphigénie a un statut ambigu dans nos souvenirs scolaires. Iphigénie était une des tragédies de Racine qu’on étudiait plutôt au collège, signe qu’elle devait être plus accessible, et que cette histoire du sacrifice de la fille par le père pour aller à la guerre avait quelque chose d’improbable, de terrible, digne d’exciter la pitié des ados. Aujourd’hui de Racine, on lit un peu Britannicus, un peu plus Bérénice et beaucoup Phèdre. Iphigénie, la jeune fille sacrifiée est aussi devenue une sacrifiée des mémoires, qui sait par ailleurs où se trouve Aulis ? D’Iphigénie, on retient le sacrifice, qui a causé par la suite le meurtre d’Agamemnon et par conséquent celui de Clytemnestre et d’Egisthe, et des enfants on connaît plus Electre et Oreste, qu’Iphigénie devenue sorte de lointain souvenir…

La tragédie de Racine est d’ailleurs intéressante sur la définition de ce personnage autour duquel tous parlent, éructent, manigancent, pour leurs propres intérêts, mais qui seule accepte le sacrifice. Elle ne dispute rien au destin, elle l’accepte. Ne serait-elle donc pas une héroïne tragique ?

Et pourtant, Euripide avant Gluck a proposé pour Iphigénie de reconstituer les deux moments de sa vie, les deux étapes, dans l’ordre d’abord le bout du parcours, le moment où Iphigénie gagne son statut d’héroïne, dans Iphigénie en Tauride (414–412), puis quelques années après il revient sur cette histoire en relatant le sacrifice dans Iphigénie à Aulis, en 405 à la fin de sa vie puisqu’il meurt un an après. 

Euripide est donc le premier à construire une parabole d’Iphigénie, une vie tragique, que Gluck va reprendre en deux opéras (dans l’ordre, Aulide d’abord et Tauride ensuite) à cinq ans de distance (1774 et 1779) avec deux librettistes différents et peut-être aussi deux styles. La parabole d’Iphigénie, c’est l’idée que Dmitri Tcherniakov va exploiter.
Il propose en effet dans le cadre du Festival d’Aix 2024 en une soirée, de parcourir le destin du personnage construit en deux épisodes et un trou de quinze ans, dont dix ans de Guerre de Troie, ironiquement remplacée dans la soirée par 1h30 d’entracte, substitut de la guerre. Quand le rideau se lève sur la Tauride, tous les personnages qui faisaient le drame d’Iphigénie à Aulis sont morts.
Et seule, celle qui devait mourir la première est restée vivante, là-bas, dans la lointaine Tauride (la Crimée actuelle), ignorant tout du passé et cultivant seulement des bribes de la mémoire de la jeune fille qu’elle fut.
Dmitri Tcherniakov choisit de raconter cette histoire d’une manière cohérente, rigoureuse, posant clairement la question du destin, de la mémoire, des âmes perdues, et surtout de la guerre, posant clairement tout ce que la mythologie nous dit en sous-texte, dont nous ne gardons souvent que l’écume.

 

Vidéo du spectacle disponible du le site d’Arte Concert jusqu’au 11/01/2026 :

https://www.arte.tv/fr/videos/121073–001‑A/gluck-iphigenie-en-aulide-iphigenie-en-tauride/

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Corinne Winters (Iphigénie)

Étranges réactions aux spectacles de Dmitri Tcherniakov.
L’an dernier à pareille époque, le public en fureur, la presse retournée criait au scandale devant un Cosi fan tutte où, c’était Mozart qu’on assassinait, rien de moins, ce Mozart dragée sans poivre que certains adorent pour ne pas voir là encore les sous-textes. « Cosi défiguré à l’acide » (Les Échos), « Mozart contre nature de Dmitri Tcherniakov (La Terrasse). Il suffit de réécouter cette émission bilan de France Musique pour s’en persuader.
Mais cette année, le même Tcherniakov qui en faisait trop  en 2023 n’en fait visiblement pas assez dans son spectacle double Iphigénie en Aulide/Iphigénie en Tauride, les deux opéras de Gluck si différents et mis bout à bout pour renouer avec la parabole d’Euripide . On lit « Deux Iphigénie ne font pas la paire » (Le Figaro) ou « Iphigénie frôle le dépôt de bilan » (Le Temps, Genève) ou « Une ouverture timide avec deux Iphigénie au projet scénique nébuleux » (Télérama), ouverture en « mode mineur » pour Les Échos ou « résultat mitigé » pour La Croix
Où placer donc le curseur quand on considère un spectacle de Dmitri Tcherniakov ? En réalité, le metteur en scène russe a habitué le public à « détourner » les livrets pour raconter une histoire, une histoire que d’aucuns disent « autre », que Tcherniakov pourtant considère livrer le nœud même de l’œuvre.
Or, apparemment ici, il semble habiller l’histoire de vêtements modernisés sans vraiment se détacher des livrets initiaux. Il reste fidèle à l’ordre, à la trame, à la situation des personnages, à ce que les livrets nous disent de leur psychologie. Tel un peintre « impressionniste » il accentue çà et là les touches pour livrer sa propre couleur mais il ne semble pas particulièrement disrupter, comme dirait l’autre. Comme si la déception ressentie venait moins du spectacle que du manque d’arguments pour le descendre copieusement à la mode Cosi fan tutte, ou jadis Don Giovanni
Et pourtant on touche là au nœud de cette production. Tcherniakov livre dans l’ordre et dans une vision au total assez rigoureuse et épurée l’histoire d’une âme perdue et détruite, celle d’Iphigénie, en exil dans la Tauride lointaine, soumise à un autocrate et prêtresse d’une déesse qui lui fait payer le prix de son sauvetage de jadis.
En effet, il faut suivre Euripide, qui constitue sa parabole en écrivant Iphigénie à Aulis après Iphigénie en Tauride, comme pour éclairer la tragédie princeps. Et Tcherniakov dans sa conception suit exactement le mouvement d’Euripide, invitant le spectateur à considérer Aulide sous le regard de Tauride, et non dans sa succession naturelle et historique, mais dans sa succession littéraire, artistique, et donc dans une vision scénique globale où la fin donne le sens du début.
Tout semble plié en lisant les paroles de Tcherniakov dans le programme de salle, qui nous dit qu’Iphigénie est intéressante parce qu’elle passe de sacrifiée à Aulis en sacrificatrice en Tauride, et qu’entre Aulide et Tauride il y a la guerre. Cette guerre réduite à un mot en lettres géantes qui s’affiche pour le spectateur très protégé du Festival, mais dont Iphigénie en Tauride nous décrit les ravages, comme après le passage d’un cyclone, telle la tempête initiale de l’œuvre. Ainsi le mot (qui n’est qu’un mot en lettres géantes, comme une sorte d’abstraction) devient ensuite réalité dans ses conséquences dès le lever de rideau d’ Iphigénie en Tauride.
Aussi, à l’inverse du spectacle, vais-je essayer de reconstituer ce qui est à mon avis le mouvement du spectacle, de Tauride en Aulide et non l’inverse, en commençant l’analyse scénique par Iphigénie en Tauride.
Commençons par un regard sur cette simple expression, « le sacrifice d’Iphigénie », expression commune qui renvoie à cette scène de sacrifice qui va déclencher la guerre de Troie. Dans ce cas, « d’Iphigénie » est ce qu’on appelle un génitif objectif, c’est-à-dire le sacrifice que les autres décident pour assurer leur guerre : ils décident de sacrifier Iphigénie.
Mais « d’Iphigénie » peut être aussi un génitif subjectif, le sacrifice qu’Iphigénie décide pour elle-même, qui est aussi ce que le personnage décide chez Euripide comme chez Racine. Cette dernière interprétation, moins partagée, est pourtant la plus riche dans la perspective des deux œuvres et de la parabole, qui font du coup mieux comprendre les paroles de Tcherniakov proposant comme centre de gravité du spectacle la notion de sacrifice.

Corinne Winters (Iphigénie) en Tauride, sacrificielle

Iphigénie en Tauride arrive dans le spectacle après un avertissement GUERRE en lettres immenses avec le nombre de victimes. La question de la Guerre de Troie comme guerre référentielle et mère de toutes les guerres n’est pas neuve et Jean Giraudoux la traite directement en 1935 dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu. La Guerre de Troie est donc un élément mythologique fondamental, que Tcherniakov souligne :

Du côté des vaincus :

  • Effacement d’une civilisation, la civilisation troyenne, et d’une cité entière
  • Massacre des habitants ou au mieux réduction en esclavage
  • Mort de la plupart des protagonistes, Priam et sa famille, Cassandre, Hector. Seule survit Andromaque, par ailleurs sujet de tragédie (notamment chez Racine), la tragédie des vaincus.

Du côté des vainqueurs

  • Mort de la plupart des protagonistes, Achille en premier lieu et son ami Patrocle
  • Mort d’Agamemnon à son retour par sa femme Clytemnestre et son amant Egisthe, pour venger le sacrifice d’Iphigénie
  • Mort de Clytemnestre et d’Egisthe sous les coups d’Oreste et avec la bénédiction d’Electre, les enfants survivants de la famille d’Iphigénie
  • Mais aussi, ce qu’on oublie souvent, les retours difficiles des héros grecs, aussi bien Ulysse, Ajax, Idoménée, à qui le retour de Troie n’apporte aucun bonheur.

 

En somme un jeu de massacre partagé, et c’est bien là la leçon de la guerre.
Qu’en sait Iphigénie, au fond de son exil lointain ? Elle a été projetée en Tauride par Diane (Artémis), comme sa prêtresse, chargée de protéger le sanctuaire de la déesse au royaume de Thoas, une sorte de névrosé et obsessionnel depuis qu’un oracle lui a prédit qu’il serait tué par un étranger. Quand deux étrangers (Oreste et Pylade) arrivent sur ces rivages, ils sont donc d’emblée condamnés à être sacrifiés.
Situation inverse d’Iphigénie en Aulide : ici les arrivants doivent être sacrifiés parce qu’ils arrivent sur le rivage, là, c’était un sacrifice qui devait être accompli pour que les grecs puissent en partir. Que l’on arrive ou que l’on parte, il y a un sacrifice à la clé et Iphigénie au centre. Aucune action n’est possible si elle n’a pour clef le sacrifice et la mort de l’autre.

L'univers de la Tauride

L’univers dessiné par Tcherniakov est un univers noir, univers de deuil, univers qui est une sorte de squelette d’univers, reproduisant les lignes d’une maison familiale (la même qu’en Aulide, mais réduite à un squelette), où évolue une Iphigénie errante, femme prématurément vieillie aux cheveux gris, triste et esseulée, morte avant l’heure. L’idée initiale est claire : ce que vit Iphigénie, c’est une mort dans la vie.
On comprend l’intention : l’univers d’Iphigénie ne peut être que l’épure linéaire de celui qu’elle vivait avant sa « télétransplantation » en Tauride, sa seule référence est le squelette d’une maison familiale dont il ne reste que l’ombre occupée par des ombres. Iphigénie ne vit que par rapport à des souvenirs, à ses derniers souvenirs, Aulis, les ombres de sa famille, et elle tient cachées des traces de ce passé, comme les objets essentiels d’une mémoire brisée, dont par exemple un magnétophone, réceptacle des voix du passé ou des jouets ou des photos.
Ce que nous dit Tcherniakov, au lever de rideau, c’est le constat d’une dévastation, dans un décor qui est d’abord un paysage intérieur, reproduction intérieure d’un décor que le spectateur reconnaît mais qui a radicalement changé de couleur et d’ambiance, le décor dévasté d’une âme déracinée, déplacée, projetée, isolée, arrachée, à la mémoire tronquée et qui rêve, tout comme Agamemnon (et dans la même position) au début d’Iphigénie en Aulide, où il rêve du sacrifice d’Iphigénie, en robe de mariée, et égorgée par Calchas…
Ici Iphigénie apparaît d’abord seule, pendant les quelques instants qui ne sont pas une ouverture, mais un court prélude, seule à une table, transie de froid, qui se verse du thé puis qui se couvre et qui la fait vaguement ressembler à la Senta du Fliegende Holländer de Bayreuth (signé Tcherniakov…), autre histoire d’enfant paumée dans une famille détruite, puis, comme Agamemnon rêvait, elle raconte le rêve du meurtre du père, ce qui est arrivé après son départ (Cette nuit j’ai revu le palais de mon père…) et se voit tuer son frère Oreste qui dans son rêve est encore l’enfant qu’elle avait laissé.

Tout est là, l’errance solitaire dans une maison fantomatique, d’une pièce à l’autre, comme traversant les cloisons, et complètement abandonnée.
Iphigénie non sacrifiée jadis est ici la sacrifiée, qui a tout perdu, dans la solitude et le froid, dans la tempête et la nuit aussi, sans soleil, sans avenir. Sans même la Guerre, Iphigénie est déjà détruite.
Mais tout le contexte dans lequel elle évolue est infesté des conséquences de la guerre, à commencer par Thoas, devenu fou, complètement délirant, en proie à des crises épileptiques, incapable de raison, et donc d’humanité incapable de dialoguer avec la prêtresse. Encore une fois, elle est seule avec ses souvenirs, quinze ou vingt ans de trou noir et les souvenirs d’une Aulide à la réalité distendue par la mémoire.
Ainsi toute la vision d’Iphigénie en Tauride se décline de cette vision solitaire initiale, Iphigénie, devenue un sujet (à Aulis, elle était essentiellement un objet), constate l’universelle déchéance, l’abandon de tous, et des hommes et des Dieux : sa solitude est structurelle, car pour ceux de la Guerre de Troie qui auraient survécu comme pour ceux qui sont morts, elle n’existe pas car tous la croient morte à Aulis. Elle existe pour elle-même, mais pas pour tous les autres.

Là est la tragédie : reconquérir un sens pour une existence qui jusque-là en a été dénuée. Et le seul qui lui sera proposé sera de sacrifier un étranger.
Mais cette reconquête du sens s’effectue dans un monde qui a perdu toute référence, un monde d’après la guerre, un monde de ruines, physiques et humaines. Elle est la prêtresse d’un antimonde, en quelque sorte. Waterloo, morne plaine.

 

Corinne Winters (Iphigénie)

Ainsi, Iphigénie en Tauride est une succession de révélations terribles sur son monde et sur le monde. Ce qui l’entoure est un cercle clochardisé d’êtres détruits par la guerre qui ne savent plus donner de sens à leur présence au monde, où tout dialogue est impossible, sinon celui des peurs ancestrales ou des malédictions a priori (Thoas); et de ce monde-là elle est dépendante, elle est l’instrument, elle est le bras armé tout en étant totalement extérieure, dans une sorte d’ailleurs. L’Iphigénie que nous voyons est un être détruit, vieilli, relié à l’extérieur par le souvenir et la mémoire, en aucun cas par le présent.
Iphigénie est entourée d’un monde de soldatesque, aux costumes en treillis qui montre que la guerre passée n’est pas terminée : à dessein dans ses statistiques qui apparaissent projetées en ouverture de la partie II de la soirée (morts blessés, civils etc…) apparaissent en dernier les mutilés, car c’est d’eux qu’il s’agit ici. Toute la deuxième partie est une histoire de mutilés, au premier rang desquels Thoas, assis autour de la table centrale qui servait aux conciliabules sinistres dans Iphigénie en Aulide comme on le verra, avec un autre soldat, qui l’assiste et veille sur lui, et une femme (une prêtresse) qui est une(la ?) compagne d’Iphigénie. Thoas appelle au secours, il évoque ses terreurs, et Tcherniakov fait sonner le texte totalement différemment grâce à la manière dont il traite le personnage, traversé de toutes les peurs, traversé de désir de meurtre, mais aussi de désirs suicidaires et Iphigénie apparaît ici être à la fois un pouvoir, c’est à ses pouvoirs que Thoas s’adresse, et aussi une soignante, elle le masse, le calme, pendant que le compagnon essaie aussi de calmer ses délires. Cette manière de peindre Thoas comme premier mutilé de ce monde hors du monde et une Iphigénie thaumaturge alors qu’elle est elle-même dans une misère intérieure profonde marque les deux pôles de la tragédie. On demande à la prêtresse un office que profondément elle ne veut pas rendre, et après le monologue déchiré et à moitié délirant de Thoas, la musique joyeuse sonne alors cinglante et sarcastique, quand elle annonce l’arrivée des étrangers.
Les deux étrangers à la description qu’en fait le scythe n’ont pas l’air bien en forme non plus, ils vont alimenter l’ambiance mortifère du lieu :
l'un d'eux était rempli d'un désespoir farouche
les mots de crime, de remords,
étaient sans cesse dans sa bouche :
il détestait la vie, il appelait la mort !

Florian Sempey (Oreste) Stanislas de Barbeyrac (Pylade)

Iphigénie est enfermée dans ce monde funèbre et mortifère d’un après-guerre qui a tout mutilé, mais elle vit dans la résignation et les souvenirs d’un passé qu’elle ne maîtrise que par bribes, l’arrivée d’étrangers représente à la fois un souffle vital de l’extérieur, et en même temps l’inévitable condamnation de l’un d’eux à cause de l’oracle qui en impose le sacrifice. Iphigénie qui n’a de mémoire que celle de son sacrifice, dernier épisode de sa vie d’avant, se confronte désormais, comme dit Tcherniakov à son nouveau destin de sacrificatrice, une Calchas au féminin, et qui confusément le refuse, non parce qu’elle sent a priori quelque chose pour ces étrangers, mais parce que la victime de jadis ne peut devenir la lame du sacrifice d’aujourd’hui. C’est un donné de départ. Et c’est tout son problème de sujet sentant, pensant, d’héroïne tragique qui « dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à elle ». Ainsi, il ne va lui rester comme toujours depuis Œdipe, que la volonté de savoir, de tout savoir à tout prix : dans la tragédie, la vérité est mortelle.

Or ces deux êtres qui viennent d’arriver sont tout aussi cabossés que les autres : Tcherniakov en fait une peinture très fine, qui va bien au-delà des habituelles descriptions. Oreste et Pylade dans nos mémoires c’est un peu comme Achille et Patrocle, des « amitiés particulières ». Tcherniakov en fait un couple indissoluble par le malheur qui n’a plus pour exprimer quelque chose que le langage de la violence dans une relation sadomasochiste : ils sont comme un couple à deux faces traumatisées, unis l’un à l’autre par des cordes et des liens, mais presque aussi comme des frères siamois, impossibles à séparer, et en même temps qui ne peuvent vivre autrement que par une relation en quelque sorte destructrice à la fois aimantation et repoussoir. Oreste a tué sa mère, crime originel qui le poursuit (Les Mouches…) et qui lui interdit de regarder le monde de manière sereine : il est le mouton noir. Pylade est son cousin, l’ami de toujours, peut-être le complice du meurtre initial, en tous cas celui qui accompagne de manière indéfectible le coupable-pour-toujours. Le lien est structurel. Pylade est l’autre face du couple, il est celui qui à la fin, va le perpétuer.
Très cruellement, lors des retrouvailles finales toujours autour de la table où tous sont réunis, y compris Thoas, et où Iphigénie après l’intervention de Diane va servir le thé, Pylade semble agacé de ces retrouvailles, de ce sentiment trop positif d’Oreste à Iphigénie qui semble perturber la vie de ce couple siamois. Elle est l’élément perturbateur. Iphigénie va chercher les jouets qu’elle avait du souvenir du petit Oreste d’Aulis, pour les montrer à Oreste et retisser entre eux une histoire de l’enfance, et Pylade profite qu’elle disparaît un instant pour aller les chercher, dissimulés sous son lit dans l’autre pièce, pour entraîner Oreste et partir.

Iphigénie se retrouve seule avec ses jouets, et elle les étale résignée sur la table, jouant pour l’éternité au jeu des souvenirs d’enfance, face à ceux dont elle partage la vie. Seule elle était, seule elle restera avec ses souvenirs désormais nourris de la tragédie de la fratrie à jamais séparée.
La question de la violence, telle qu’elle est vue dans le travail de Tcherniakov, est pour moi décisive. Elle est le mode d’expression qui reste quand tout est perdu et quand le sentiment ne peut plus s’exprimer autrement, quand la mutilation totale a fait son œuvre, exactement comme lorsqu’il décrit Thoas pointant son révolver vers Iphigénie puis contre lui-même et qu’Iphigénie doucement le lui prend. Iphigénie dont on exige la violence (sacrifier) est la seule à s’en abstraire, à la refuser.
Très finement Tcherniakov montre les hésitations, les dialogues, en transformant tout en interrogation autour d’une table, Iphigénie face à Oreste, comme pour essayer d’effacer la violence par le discours, ces séances « à la table » font même penser à ces interrogatoires des séries policières TV

À la table : Florian Sempey (Oreste) Corinne Winters (Iphigénie)

où l’on essaie d’aller au fond de la vérité, mais la vérité ne réussit pas à sortir, sinon pour elle le sentiment bien installé qu’elle ne peut assumer cette violence, et en même temps qu’elle n’a pas la clef pour y échapper. C’est à ce moment que ses fantômes réapparaissent, le chœur d’Aulis fantomatique, tenant des coupes de champagne, lui demande de frapper Oreste.

Florian Sempey (Oreste) Corinne Winters (Iphigénie) et chœur fantomatique

Tout est réminiscence, tout est image mentale et si elle va chercher le couteau fatal, elle ne cesse de refuser en elle ce geste.
C’est à ce moment qu’Oreste prononce le célèbre Ainsi tu fus jadis immolée en Aulide,
Iphigénie, ô ma sœur !

Tcherniakov évite toute manifestation débordante, toute effusion, comme si c’étaient là des signes affectifs oubliés et désormais impossibles, tout est un remue-ménage intérieur et de la part d’Iphigénie désormais un calme refus, pendant que la scène est isolée. Iphigénie dit non. Elle assume une fois de plus son destin de sujet.
L’arrivée de Thoas qui veut tuer tout le monde et de Pylade est traitée de manière volontairement maladroite et confuse, comme dans une série policière de troisième zone, Tcherniakov traite cela pour que personne n’y croie, d’ailleurs, qui pouvait croire en Thoas depuis son premier monologue.

Soula Paradissis (Diane) Corinne Winters (Iphigénie)

Enfin, l’intervention de Diane qui réapparaît en Iphigénie à sacrifier dont les yeux sont recouverts du bandeau noir, et qui marche difficilement, montre également que dans ce monde de Tauride où tout est bouleversé, elle n’a plus le pouvoir d’obliger Iphigénie à sacrifier. Son intervention n’est pas un Deus ex machina, comme à Aulis, mais une manière de prendre acte que de toute manière Iphigénie aurait dit non en signe de reconquête de son propre destin. Diane ne sert plus à rien, elle s’écroule, telle un cygne mort parsifalien : les dieux sont morts.

Et dans la joie générale, la fuite de Pylade et d’Oreste que nous avons évoquée plus haut, laisse Iphigénie une fois de plus redevenir cet objet gênant et qu’il faut écarter (Aulis !), comme si elle était niée de nouveau et par Oreste, celui le plus proche et le plus aimé, comme elle le fut jadis par son père. Il ne lui reste plus que l’être là, pour toujours, la mort lointaine, ignorée de tous, sereine et résignée. C’est une vision déchirante, qui ne résout rien, qui laisse l’amertume en bouche, vision typique de Tcherniakov

 

L’ Aulide lointaine et superficielle

L'Aulide

Dans cette vision si noire, où tout le monde se sauve sans qu’Iphigénie ne se sauve autrement que par une sorte de vie végétative, la vision d’Iphigénie en Aulide est l’exact opposé apparent de la Tauride. On peut évidemment considérer que c’est Tcherniakov lui-même qui décrit cette Aulide joyeuse et insouciante d’avant-guerre, dans une dialectique thèse-antithèse sans synthèse qui montre la guerre et ses effets.
Si on considère ce spectacle comme la parabole d’un Destin, et notamment les visions d’Iphigénie dans la deuxième partie, avec notamment ce chœur fantomatique qui n’est que « montée d’images » en termes psychanalytiques, j’aime à voir Iphigénie en Aulide comme un ramassis des derniers souvenirs d’Iphigénie, qui va regarder ce qui se passe sans en être totalement le sujet mais bien plutôt l’objet.
Dans Iphigénie en Aulide, le personnage est plus effacé, chante un peu moins, plus frêle, plus jeune. Le rêve initial d’Agamemnon est à ce titre clair, la petite chose blanche revêtue du ruban noir des sacrifiés erre à l’aveugle dans la maison, déjà fantôme, déjà perdue, isolée des autres qui sont spectateurs, c’est d’ailleurs dans ce rêve qu’on la voit vraiment sacrifiée, avec le sang de l’égorgement qui coule, effet en abîme.

Tcherniakov fait traverser l’œuvre à Iphigénie en robe de mariée mais aussi de sacrifiée sans qu’elle n’existe vraiment mais mettant en valeur tous les autres, comme s’ils apparaissaient sous son propre regard de jeune fille qui ne dit mot mais comprend tout. Elle ne dit rien, sauf qu’elle va accepter le sacrifice. Dans le grand marchandage politique qui précède le sacrifice on ne lui demande pas son avis. Le donner et accepter le sacrifice c’est sa seule manière d’exister et être un sujet au milieu de tous ces gens qui pensent pour elle.

Alors comment voit-elle ce monde ?
Elle le voit coloré, c’est « Aulis chante et danse », le champagne coule, grâce à l’ambiguïté qui fait croire au mariage politique avec Achille et qui masque le sacrifice nécessaire. Alors c’est plein de couleurs, pleins de costumes variés, plein d’élégance, c’est la noce chez les Atrides (ce qui déjà nous fait froid dans le dos) une scène à la Offenbach. Impossible que Tcherniakov n’y ait pas pensé, lui qui songe à La Belle Hélène…. Tcherniakov va sans cesse jouer sur la légèreté apparente et le mensonge qui masque les nécessités.
Fort justement il installe la trame dans un « Palais » qui est maison bourgeoise, chambres à coucher du couple et de la jeune fille, table de réunion ou salle à manger, Atrium qui sert (y compris en Tauride de table de sacrifice avec un couteau qui reste un symbole unique et bien visible des enjeux.
Couleurs et cotillons, bouchons de champagne, et cette petite Iphigénie à qui l’on ne demande rien, petit objet fragile qui a le droit de se taire mais qui laisse parler son visage, ironique, distancié, agacé.
Face à elle, un Agamemnon falot et lâche, une Clytemnestre un peu ailleurs, grande bourgeoise superficielle qui marie sa fille et fait le job qu’on attend d’elle dans une noce et qui comprend mal les enjeux (en effet on essaie de « l’enfumer » comme on dit)

Que j'aime à voir ces hommages flatteurs,
qu'ici l'on s'empresse à vous rendre !
Pour une mère tendre,
que ce spectacle a de douceurs

Noce chez les Atrides, Véronique Gens (Clytemnestre), Corinne Winters (Iphigénie), Alasdair Kent (Achille)

un Achille à côté de tous les canons, moins Achille que ça tu meurs et en même temps on va le voir, tellement « Achille » par certains côtés, et puis les autres, les conseillers, les lobbyistes…
Derrière la noce, comme dans les bons films de Mafia comme Le Parrain, les affaires.
Quand ils sont tous réunis autour de la table, c’est une réunion d’arrière salle où tout le monde fait pression sur Agamemnon, comme s’il devait quelque chose et qu’il devait payer une dette qui a nom Iphigénie. Iphigénie, c’est l’enjeu, la somme qui va permettre de partir joyeusement à la guerre, c’est le dégât collatéral nécessaire, c’est le sac d’or, la chose, l’objet. Le kilo de viande du Marchand de Venise en quelque sorte. Une rançon anticipée pour permettre à tous de briller dans une Blitzkrieg. Iphigénie chosifiée n’a que l’acceptation du sacrifice pour s’imposer comme volonté.
Au milieu de toute cette fausse joie et fausse fête, il y a Achille, un Achille en costume rose, à la voix légère, si légère et si peu héroïque que le choix ne peut être celui du hasard, il faut un Achille superficiel, sûr de lui, égocentrique, désireux des regards des autres, un Achille qui fasse spectacle, ce qui est aussi l’Achille de nos souvenirs, et surtout au total assez peu désireux d’Iphigénie et complètement autocentré.
Une fois encore une Iphigénie seule contre tous, que personne ne considère. Celle qui n’existe pas et qui n’existera jamais et qui pleure son Achille perdu
Hélas ! mon cœur sensible et tendre,
de ce jeune héros s'était laissé charmer !

Alasdair Kent (Achille)

Justement, la vision du jeune héros est suffisamment ambiguë et troublée pour apparaître peut-être dans les souvenirs de l’Iphigénie qui vit en Tauride plus léger, plus écervelé, et au fond plus inutile, il devient dans la bouche de la jeune mariée un volage, complètement déshéroïsé et démonétisé, comme tous les autres. Envisager que toute cette vision soit celle d’une Iphigénie en Tauride rassemblant ses souvenirs et revenue de tout rend cette vision sarcastique, désespérément cynique et hautement prophétique aussi.
C’est bien toute cette vision des personnages que Tcherniakov propose : vue de Tauride, cette Aulide est complètement dévalorisée et sans tenue ni poids, ce sont encore une fois, des Somnambules à la vieille d’une catastrophe. L’Apocalypse Joyeuse.

Nicolas Cavallier (Calchas), Soula Paradissis (Diane-Iphigénie)

Ainsi de la scène finale du sacrifice. Tcherniakov fait intervenir Diane comme double d’Iphigénie, et c’est une solution éminemment fine à plusieurs niveaux de lecture.
D’abord, le sacrifice d’Iphigénie est un mystère de la mythologie, tantôt réellement sacrifiée, tantôt remplacée par une biche ou par une autre victime. Tout cela est assez nébuleux. Mais de toute manière les présents n’y voient que du feu ou que du brouillard. Même si c’est la biche qui est sacrifiée à la place, personne ne s’en doute. Et donc sont tous convaincus que c’est Iphigénie qu’on a sacrifiée. D’ailleurs, sinon, Oreste ne pourrait prononcer dans Iphigénie en Tauride sa réplique Ainsi tu fus jadis immolée en Aulide,
Iphigénie, ô ma sœur !

Iphigénie est la seule à savoir qu’elle a été sauvée, sinon, pas d’assassinat d’Agamemnon ni de matricide par Oreste.
C’est pourquoi ici il fait revêtir à la déesse Diane les atours d’Iphigénie, de manière que tous pensent qu’il y a sacrifice, – Diane est une déesse immortelle, les couteaux n’ont pas d’effet   sur elle et Tcherniakov fait donc croire qu’au milieu de la joie générale (on va partir au rendez-vous de la guerre joyeuse) qu’Iphigénie est sacrifiée, tableau d’un cynisme terrible, alors qu’il montre à la fois le sacrifice et tous les autres sabrent le champagne et festoient en chantant et surtout dansant sous l’impulsion d’Achille, d’un twist effréné jusqu’à mimer des soldats en marche et le salut militaire
Partons, volons à la victoire :
de nos faits éclatans étonnons l'avenir ;

devant le corps étendu de la sacrifiée Diane-Iphigénie et la vraie  Iphigénie isolée, dans un coin, déjà ailleurs, comme elle l’a été dans pratiquement tout l’opéra. L’image est terrible tandis que tombe le rideau sur le mot GUERRE.

 

À l’isolement d’Iphigénie dans la scène finale correspond la « mort de Diane » et du cygne dans l’image finale d’Iphigénie en Tauride, mais aussi la première image d’une Iphigénie vieillie et méditative assise à table, elle qu’on a laissée jeune et isolée pendant que tous les autres qui vont tous mourir partent heureux en guerre. Cette méditation initiale est pour moi le moment où toute cette vision d’Aulide a ressurgi, que j’imagine Iphigénie ressasser, comme son seul et dernier souvenir avant le trou noir de la Tauride. En fait, Iphigénie est ensuite dans un monde parallèle, elle ne retournera jamais vers le monde qu’elle a quitté, c’est une disparue, la première des mutilées.

 

Ainsi de ces deux histoires Tcherniakov construit-il une terrible parabole, celle d’un destin détruit par les autres, un père, un frère, une mère ; mais aussi brisé par l’exil, l’éloignement qui fixe la mémoire et les souvenirs. Celle d’un destin qui rencontre non pas une guerre mais ses suites, qui ne sont que mutilations psychologiques et ruines des êtres, où même les amitiés (ou les amours) les plus symboliques ne sont que des jeux avec la mort : plus tu me fais mal et plus je t’aime, je ne t’aime que si tu me fais souffrir, comme la relation d’Oreste et de Pylade, qui ne pourrait supporter l’amour positif d’Iphigénie à son frère, qui deviendrait l’élément perturbateur d’une relation construite sur la violence réciproque.
Tcherniakov de manière terrible refuse tout happy end, refuse à Diane son pouvoir résolutif puisqu’elle s’efface et meurt à la fin, et laisse Iphigénie à l’état de morte-vivante, comme la plupart des mutilés de la guerre.
En même temps Tcherniakov travaille sur la question plus générale de la guerre qu’il a abordée d’une autre manière dans Guerre et Paix, plus directement liée à son histoire, ses origines, sa tradition, mais qui demeure sans doute un élément déterminant de son regard sur le monde.
Lui qui aime passer par des histoires et des contes pour raconter une vérité plus profonde, trouve à travers Iphigénie la figure d’une histoire de sacrifice, de guerre, d’exil, et la figure d’une histoire d’humanité, qui sans doute le touche. J’ai déjà abordé la situation de tous ces artistes russes, ces metteurs en scène qui actuellement explosent dans notre Europe occidentale, les Titov, Barkhatov, Kouliabine par exemple, tous dans cet entre-deux fragile qui témoignent de la vivacité d’un théâtre russe qui depuis le début du XXe a fourni parmi les plus grands penseurs du théâtre occidental et qui au-delà des drames, des guerres, des régimes a continué à être vivant et novateur. Dmitri Tcherniakov a une longue carrière en Russie, avec d’immenses spectacles, mais aujourd’hui travaille essentiellement en Allemagne et autour. Les situations politiques n’empêchent jamais le théâtre de témoigner, n’empêchent jamais l’art de fleurir, même si on tente de l’étouffer, mais chacun a sa Tauride. Le cri de l’artiste est là, devant le monde, devant les fractures, devant la fin de notre monde. Nous l’écrivions il y a peu à propos de Warlikowski et du Grand Macabre, Warlikowski, autre figure émergée d’une école de théâtre, la polonaise, qui a fleuri malgré le totalitarisme ou même à cause de ce totalitarisme, pour ne pas parler de Frank Castorf, Harry Kupfer, et de toute la tradition théâtrale de RDA qui a fait naître le Regietheater honni des ignorants, mais qui a gardé le théâtre vivant, âpre, vivace, qui heurte et fait penser.
Alors Tcherniakov ici, du moins à ce que j’en perçois ou j’en sens, passe par l’histoire d’Iphigénie sans vraiment la transformer, ou du moins sans créer de scénario spécifique mais s’en tenant aux données de la parabole née aux temps d’Euripide, d’une Iphigénie qui prend sur elle tous les drames du monde, qui en a payé et les origines et les conséquences, et qui témoigne d’une humanité meurtrie, au plus profond justement, de son humanité propre.
Il y a donc là un travail éminemment personnel du metteur en scène russe, Iphigénie en Tauride laisse voir des fissures très intimes, très profondes et l’idée même de la parabole, même si elle le poursuit depuis longtemps, ne peut à notre avis que rencontrer des déchirures personnelles irrésolues. Cette idée de Guerre de Troie-Blitzkrieg prévue et qui va durer vingt ans, avec ses morts et ses blessés et ses mutilés psychologiques, nous fait penser à une guerre d’aujourd’hui que renforce le lieu même de la Tauride, cette Crimée aujourd’hui théâtre d’un conflit lacérant et qui s’éternise.  Cette parabole dit surtout quelque chose de notre rapport mortifère à la guerre, rapport autosdestructeur dont le destin même d’Iphigénie tel qu’il le voit est le signe. Le travail effectué il y a à peine un an sur Guerre et Paix de Prokofiev à Munich, mise en scène magistrale qui est un coup de poignard vénéneux, montre quel effet la guerre peut avoir sur nous et sur lui. Tcherniakov est le metteur en scène des déchirures et des lacérations, mais aussi des monstruosités (voir aussi sa récente Salomé). Mais, contrairement à Guerre et Paix et même à Salomé, ici, il refuse le spectacle, il refuse ce qui pourrait impressionner, il refuse la virtuosité qui fait souvent sa magie, il fait d’Iphigénie en Aulide une lecture cynique et dérisoire (en version ‑presque- opérette) pour se concentrer sur le résultat, une vision tragique de la Tauride entre destruction et vieillissement, une vie de mort vivant, entre souvenirs et destructions, entre mutilations et joies déçues, une histoire ascétique où il prend à revers ceux qui attendent de lui d’être étonnés en bien ou en mal . Il n’est pas si loin de Krzysztof Warlikowski, faisant d’Iphigénie en Tauride le spectacle de l’intime irrésolu, des fantômes et des souvenirs, de nos déshérences et de nos petites fins des mondes intimes.
Les très grands se rejoignent.
Iphigénie ou la fin du monde, une fois encore.
C’est un très grand spectacle intime, assez impudique dans sa vision du couple Oreste-Pylade, mais aussi dans la crudité avec laquelle il traite cette Iphigénie de l’ailleurs irrémédiable et en même temps sa pudeur, un spectacle sauvage au sens où Hippolyte (de Phèdre de Racine) est un sauvage et un tendre, où Tcherniakov joue avec l’évident et le caché, où il travaille sur l’ellipse, au risque de paraître fade, alors qu’il est lacérant et presque impudique, presque Dostoïevskien. Ce n’est pas à Aix, chez Cézanne que ce spectacle devrait être montré, mais à Arles, en terre de Van Gogh.

 

 

Une forte unité musicale : chœur et orchestre Le Concert d’Astrée

Même si cinq ans et des librettistes différents séparent les deux œuvres, il y a une approche musicale dont l’urgence est la marque, où Emmanuelle Haïm épouse la vision du metteur en scène en un jeu de contrastes et de paradoxes qui rendent le spectacle d’autant plus puissant. On est loin du Gluck monolithique qu’on nous a quelquefois asséné. On est dans une approche vitale, brûlante même, et qui emporte l’adhésion, sans aucune contradiction entre scène et fosse, jamais.
On oublie souvent qu’il y a un Gluck d’avant la réforme, d’avant 1762 et l’Orfeo ed Euridice et surtout, on oublie en France qu’il y a un Gluck d’avant le Gluck français, qui a écrit des opere serie dans le style italien, avec un sens des couleurs, du rythme, avec une légèreté qui ne laissent d’étonner. Nous avons souvent l’image d’un Gluck monumental qu’un Riccardo Muti à la Scala a contribué à diffuser à la fin des années 1980 ou dans les années 1990, un Gluck dorique bien plus que rococo. Mais Gluck est vivant, heurté, vital, et il suit les méandres de la psyché humaine, avant de suivre des règles.
Au-delà du défi d’enchainer deux opéras assez lourds dans la même soirée, demandant une concentration forte et inhabituellement longue de la part des musiciens, jamais pris en défaut, ce qui m’a frappé dans l’approche d’Emmanuelle Haim et son Concert d’Astrée, c’est le travail sur la diversité des rythmes et la variété des couleurs, ce qui est évidemment nécessaire quand la soirée cumule quatre à cinq heures de musique réputée plus ascétique.
Il y a quelque chose d’éminemment théâtral dans l’approche qui épouse la vision colorée et cynique du metteur en scène dans Iphigénie en Aulide, et la noirceur urgente, peut-être plus attendue d’Iphigénie en Tauride.
Approche théâtrale en ce qu’il faut éviter au plus haut point l’accoutumance, une sorte routine de jeu qui risquerait d’uniformiser les deux œuvres. La mise en scène les dresse en contraste net, la musique les illustre différemment, commençant Iphigénie en Aulide d’une manière sombre et triste (le songe d’Agamemnon) et se poursuivant en alternance de moments dramatiques et de divertissements et danses que la mise en scène utilise à dessein pour illustrer le somnambulisme de ceux qui vont à la guerre et Iphigénie en Tauride, par un prélude assez bref et violent qui enchaine sur le songe dramatique d’Iphigénie maintient l’œuvre dans une couleur sombre qu’elle ne laisse qu’à de rares moments.
Il y a, effet de mise en scène ou tissage de ce qu’on voit et de ce qu’on entend, l’impression d’une Iphigénie en Aulide plus irrégulière, plus légère, moins tragique malgré sa claire référence à Racine dès l’avertissement : On sera étonné, sans doute, qu'en transportant à notre théâtre lyrique l'un des chef d'œuvres immortels de Racine…. Mais la tragédie n’est-elle pas dans ces alternances entre gravité et divertissements et l’impression donnée volontairement par la mise en scène que le divertissement l’emporte. L’écriture de Gluck n’est pas seulement une base de futur spontinien, rossinien, berliozien, elle utilise aussi une tradition où la question du spectacle et du divertissement est aussi inhérente à l’opéra. Et Gluck et son librettiste donnent à Iphigénie en Aulide cette couleur double où la question du mariage se mêle inextricablement à celle du sacrifice. Ce que Tcherniakov utilise pour donner de l’œuvre une sorte de superficialité. L’intérêt de l’approche d’Emmanuelle Haim est de faire entendre la double postulation du tragique et du léger, le son est rond, jamais pesant, très ciselé, avec une dynamique permanente donne un Gluck assez inhabituel et très séduisant par sa diversité et une certaine inventivité..
Iphigénie en Tauride est une œuvre plus noire (et la couleur de la mise en scène conforte en cela la musique) avec une certaine violence, et une grande théâtralité (la tempête initiale), travaillant peut-être plus la relation aux voix, moins nombreuses dans Tauride que dans Aulide où elles semblent dispersées dans un ensemble où les chœurs sont plus présents. Mais dans les deux œuvres on retrouve des qualités communes de théâtralité, de tension dramatique et surtout d’attention à soutenir les voix pour rendre le texte particulièrement clair et intelligible. Il faut à ce titre saluer le travail du Chœur du Concert D’Astrée, absolument remarquable dans sa manière d’articuler et de faire entendre le texte, ce chœur si présent et qui est un protagoniste, bien plus qu’un commentateur à la manière d’un chœur antique.
Théâtralement, il est toujours situé derrière le décor, à l’extérieur de la « maison familiale » qui est l’espace de jeu, il est celui qui exige que tout avance, celui qui fait la fête et qui veut ensuite faire la guerre, très présent dans Aulide et toujours présent dans Tauride, mais la mise en scène de Tcherniakov n’en fait plus un peuple qui exige directement le sacrifice d’Oreste, mais un chœur fantomatique présent dans la tête et la mémoire d’Iphigénie, qu’elle superpose à celui qui demandait son propre sacrifice. Un Chœur d’univers mental, ou transformé comme tel par la douleur d’Iphigénie qui superpose son destin du jour et celui d’hier, donne d’ailleurs une grande logique à l’évocation par Oreste du sacrifice d’Iphigénie. Le chœur est toujours situé en fond de scène, toujours face à la cheffe, et cette position permet aussi une précision dans les attaques et dans les rythmes qui en fait un des triomphateurs mérités de la soirée.

Une distribution globale qui répond aux exigences de la mise en scène et des voix qui obéissent aux inflexions voulues

Les deux œuvres ne sont pas distribuées de la même manière. Iphigénie en Aulide a plus de personnages, Iphigénie en Tauride est de ce point de vue plus concentrée, et notamment bien plus concentrée autour du personnage d’Iphigénie.
Comme nous l’avons signalé au départ, Iphigénie en Aulide est bien plus un discours sur Iphigénie et son destin de la part de tous les autres que la vision d’une Iphigénie protagoniste. Et ainsi l’Iphigénie jeune et fragile, un peu perdue qu’on y voit correspond assez à son statut.
De ce point de vue aussi, les voix telles qu’elles se montrent répondent à ce qu’on attend des personnages dans la mise en scène, un peu plus anonymes, un peu plus noyées dans la masse, à l’exception pour des raisons différentes de Clytemnestre (Véronique Gens) et d’Achille (Alasdair Kent).
Ainsi, malgré leurs qualités individuelles, les voix de Russell Braun (Agamemnon) de Calchas (Nicolas Cavallier) notamment apparaissent moins en relief, comme si la mise en scène les assignait à un rôle presque secondaire. Jamais Agamemnon n’apparaît être le chef des grecs malgré son costume violet qui le pose en ordonnateur des œuvres hautes et basses de ces grecs en partance. Il est comme neutralisé, écrasé, impuissant et la voix de Russell Braun semble épouser la faiblesse du personnage, non qu’elle soit faible ou inexpressive, mais presque volontairement (mise en scène ?) sans relief, au contraire de celle de Calchas, menaçant, de Nicolas Cavallier, présent et comme on dit « maître des horloges », à la voix stylée. Il fallait un Agamemnon écrasé par les autres, et les autres voix y contribuent aussi (l’Arcas marqué et élégant de Tomasz Kumięga et le Patrocle de Lukáš Zeman).
Je pense que le propos scénique a déterminé aussi la manière dont on a demandé aux chanteurs d’aborder leur rôle, et c’est particulièrement net pour Achille, où l’on aurait pu attendre une voix plus héroïque que celle d’Alasdair Kent. Mais il fallait un Achille léger, par la voix et par l'attitude et surtout un Achille qui puisse faire écho à Stanislas de Barbeyrac dans Iphigénie en Tauride, volontairement plus héroïque que dans la tradition habituelle. Une sorte d'image en miroir d'un amour heurté et exclusif pour Oreste face à un Achille à l'amour plus flottant voire seulement verbal et décoratif pour Iphigénie. Cet Achille est bouillant, fantasque et désordonné, comme la tradition nous l’a transmis, mais il n’a pas de noblesse dans cette vision, et justifie d’une certaine manière l’accusation dont il est l’objet d’être volage. Du point de vue du jeu, Alasdair Kent est virevoltant, tourbillonnant dans son complet rose de roi d’une party plus que des Myrmidons. Vocalement il est plus léger, la voix est claire, vaillantes, avec des aigus quelquefois tendus ou savonnés, mais cela ne gêne pas, cela cadre avec le personnage qui semble en dire plus qu’il n’en fait et qui fait ressembler ce mariage avec Iphigénie à une vaste plaisanterie. Là encore, la vocalité cadre parfaitement avec la figure voulue de la mise en scène. Dans sa scène avec Iphigénie où il essaie de la persuader de le suivre, tout dans ses gestes montre l’égocentrisme : elle le serre dans ses bras pour lui dire son amour, il est incapable de répondre, se regarde, regarde ses pieds. Il est ailleurs, et Alasdair Kent rend parfaitement le personnage par une vocalité si loin de l’Achille qu’on pourrait rêver, qu’il s’autodétruit comme personnage. De même dans la scène où il s’attaque à Agamemnon autour de la table, les deux qui s’agitent semblent devenir deux marionnettes, et leur chant du même coup se dévalorise avec leurs gestes un peu foutraques, si bien qu’Agamemnon et Achille semblent chanter en dessous de leurs possibilités. La force de la mise en scène et de la conduite du jeu, et de la stupéfiante direction d‘acteur, c’est qu’en travaillant les personnages de cette Iphigénie en Aulide jusqu’à la caricature, elle arrive à faire de leur chant l’expression même de ce qu’ils paraissent. Ce n’est pas qu’ils chantent mal ou que les voix sont ceci ou cela, c’est qu’ils chantent comme on veut les personnages et non comme ils devraient chanter dans la tradition
Autre figure construite par la mise en scène, Véronique Gens, qui s’impose comme silhouette dans sa robe aux dégradés verts, une tenue de noces bourgeoises, avec une coiffure tirée à quatre épingles et une fière allure. Ainsi vêtue, elle impose un personnage reconnaissable entre tous dans la foule, mais manœuvrée et passant par tous les états, même quand elle chante la douleur en implorant Achille, dont nous avons décrit le profil plus haut. Même à ce moment elle est à peine crédible, non en elle-même car le chant est comme toujours maîtrisé avec un style impeccable, la diction parfaite, l’expressivité modèle, mais par la situation. Tcherniakov réussit à en détruire les effets prévus… Et c’est toute la virtuosité de cette mise en scène, qui s’appuie sur le chant et les voix pour distancier et décentrer le drame. Dans la scène où elle apprend qu’Iphigénie va être sacrifiée, sa supplique à Achille est atténuée par une attitude d’Iphigénie distanciée et lassée qui lève les yeux au ciel, et les gestes de la reine deviennent alors comme grandiloquents et un peu extérieurs, apprêtés et du même coup on est à la limite du déni. Fait-il croire à cette Clytemnestre, comme à cet Achille dont il était question plus haut. Tous des marionnettes.

Tous, sauf Iphigénie. Corinne Winters campe dans Iphigénie en Aulide une Iphigénie adolescente, jeune, qui traverse les événements et les regarde avec distance. Nous avons souligné qu’elle était un objet pour les autres, que ce soit son père ou Achille, que ce soit aussi Clytemnestre : voir comment cette dernière enjoint Achille de protéger sa fille, qui disparaît pratiquement entre les deux et qu’on ne regarde même plus. Iphigénie ne cesse de regarder et on ne la regarde pas. Tcherniakov ne cesse ne montrer un visage mobile, des yeux expressifs, elle a le regard fixe, ou ailleurs ou lève les yeux au ciel quand tous veulent la sauver du couteau de Calchas, et la mise en scène montre que même quand elle dit non, Achille ne l’écoute pas. Elle est déjà dans son monde, avec son jeune frère Oreste qui joue avec ses figurines vertes tandis qu’elle résiste à Achille et qu’elle a décidé de se donner en sacrifice, qu’elle affirme l’amour qu’elle a pour son père, qu’elle montre en dépit de la situation une héroïque et tendre humanité. Dmitri Tcherniakov a beaucoup travaillé le personnage dans Iphigénie en Aulide et Corinne Winters en épouse tous les contours, de cette jeune fille qui reconquiert son destin à la barbe de tous les autres, vêtue de blanc, le blanc des mariées pour nous mais chez les grecs celui des victimes sacrificielles, la seule qui se distingue et qui regarde avec distance l’agitation de ceux pour qui d’une certaine manière elle n’existe pas. Le chant est contrôlé, la diction soignée, et assez claire et surtout l’expression n’est jamais accentuée, exagérée, mais plutôt linéaire, presque sereine. Elle doit trancher entre un Achille à moulinets, une mère un peu grandiloquente et un père un peu absent et impuissant. Elle est une force tranquille, mais une force esseulée, qui n’entre jamais en dialogue avec les autres. Vocalement, le chant a quelque chose de touchant pas son aspect neutre, maîtrisé, et irrémédiablement mélancolique. Tcherniakov en fait ici un personnage totalement à part.
Dans Iphigénie en Tauride, elle est bien plus sujet qu’objet. Elle est la maîtresse d’une maison en déshérence, servant le thé aux cabossés et vivant dans ses souvenirs, encore isolée, perdue dans les armées des ombres. La vocalité en est plus dramatique, mais Corinne Winters arrive à colorer différemment son chant, à imposer un personnage cette fois radicalement différent, gris, vieilli, qui dégage néanmoins quelque chose de puissant, comme si elle avait gardé cette force intérieure qu’elle montrait à Aulis. Elle était mélancolique à Aulis, elle est d’une infinie tristesse en Tauride. Il y a des interprétations plus fortes individuellement (je pense à Bartoli à Zurich) au chant plus contrasté, plus expressif, mais elle est le personnage sculpté par la mise en scène, dans un chant qui doit marquer une présence-absence, que plus rien n’atteint plus. Rappelons la scène de reconnaissance avec Oreste, où il ne semble rien se passer, on est loin de celle d’Electre et du même Oreste chez Strauss, comme si même cette surprise-là ne l’atteignait plus. Et Corinne Winters réussit à donner cohérence au personnage en proposant un chant maîtrisé, qui n’est pas exceptionnel par l’effet vocal, mais profondément senti par l’effet scénique et la couleur voulue, c’est le chant de l’absence permanente, de celle qui n’existe plus pour personne. Et cela l’art de Corinne Winters arrive à le rendre.
Beau profil également de la Diane de Soula Paradissis, Diane double d’Iphigénie à Aulis, et Diane sans pouvoir en Tauride, qui semble signer la fin des Dieux. La voix est claire, bien sculptée, expressive et le personnage marqué notamment dans Iphigénie en Tauride, où apparaissant encore comme un double de la jeune Iphigénie, elle marque ainsi qu’elle est définitivement déphasée.
Du côté des voix masculines, prépondérantes dans Iphigénie en Tauride, belle prestation de Tomasz Kumięga, Arcas à Aulis et en Tauride un Scythe et un ministre qui est en fait une sorte d’accompagnant d’un Thoas à l’esprit perdu.
Justement, Alexandre Duhamel en Thoas montre une belle composition scénique de roi en déshérence perclus de peurs et d’angoisses et mutilé par la guerre qui s’impose dans « De noris pressentiments » et marque fortement par la performance montrant un Thoas inhabituel et détraqué qui a abdiqué son autorité pour le désordre.
Stanislas de Barbeyrac est aussi un Pylade inhabituel. On a plutôt l’habitude de voix plus légères, plus suaves, et non de cette voix devenue presque héroïque, acérée. Pour un peu Alasdair Kent aurait pu être un Pylade plus tendre et Barbeyrac un Achille plus héroïque. Mais non, il fallait ce Pylade-là, plus nerveux, plus tendu, d’une tendresse au bord de la rupture, et néanmoins nuancé et toujours sur le fil. Et il joue ce personnage dépendant d’Oreste, en besoin et en refus, et surtout au total possessif et décidé qui entraîne Oreste à fuir à la fin sans sa sœur, trop gênante et perturbatrice dans le couple. Son personnage, servi par une voix élargie (il chante Wagner désormais) s’impose comme un profil original qui répond à la mise en scène plus qu’aux habitudes dans ce rôle. Mais c’est un modèle de maîtrise technique et de jeu sur la couleur vocale, tout comme Florian Sempey, qui propose un Oreste déchiré et déchirant. Comme son partenaire, la technique est totalement maîtrisée, au point qu’à ce degré elle n’a plus d’importance parce que tout se joue sur l’expressivité, les accents, et montre une violence qui est l’ultime solution quand on n’a plus la ressource de la douceur : on sent dans ce chant les contradictions et les lacérations du personnage. La chaleur du timbre, le jeu sur la couleur, et aussi le jeu de l’acteur, les regards, les sourires esquissés à la fin, où on sent une bascule vers une tendresse en gestation envers sa sœur, tout cela est merveilleusement composé, un Oreste détruit et désespéré et qu’on sent offert, disponible à tout geste de secours et d’amour et en même temps incapable d’en esquisser sinon à la fin (ce qui en quelque sorte, effraie Pylade). Il y a là une vraie peinture de personnage qui va au-delà du théâtre et qui est véritable incarnation mais sans jamais dévier de ligne sans jamais une faute de style ou de chant. Magistral.

Étrange et passionnant spectacle qui demande une concentration particulière, très attentif à la direction d’acteurs aux gestes microscopiques et tous pleins de sens, mais qui surtout est un tout cohérent où le propos de la mise en scène influe sur la couleur musicale et sur l’expression du chant et montre de la part de tous un souci tout particulier de construire une œuvre totale. Un spectacle de déchirure, d’âmes en peine, et hélas une fois encore, un spectacle de fin du monde. Un théâtre de cruauté et de vérité.

 

Vidéo du spectacle disponible du le site d’Arte Concert jusqu’au 11/01/2026 :

https://www.arte.tv/fr/videos/121073–001‑A/gluck-iphigenie-en-aulide-iphigenie-en-tauride/

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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2 Commentaires

  1. Tous les spectacles de cet été de Munich à Aix sont profondément mortifères. Il est étonnant que des spectacles programmés il y a trois ans sont à ce point, le miroir de notre actualité.
    Sempey barbeyrac est le couple le plus incandescent de la scène depuis harteros-kaufmann.

  2. Bravo et merci pour cette analyse magistrale, à la hauteur d’un spectacle dont tant de critiques superficielles n’ont pas perçu la force et la subtilité.

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