Béla Bartók (1881–1945)
Le Château de Barbe Bleue (A kékszakállú herceg vára) op.11, sz 48 (1918)
Livret de Béla Balász d'après le conte de Charles Perrault
Créé le 24 mai 1918 à l'Opéra de Budapest

Barbe Bleue (Kékszakállú ),John Relyea
Judith (Judit), Elīna Garanča

Francis Poulenc (1899–1963)
La Voix humaine (1959)
Tragédie lyrique en un acte
Texte de Jean Cocteau, du monologue homonyme (1930)
Créé le 6 février 1959 à l'Opéra Comique, Paris

Elle, Barbara Hannigan
Lui (rôle muet), Giuseppe Ciccarelli

Direction musicale | Edward Gardner
Mise en scène | Krzysztof Warlikowski 
Décors et costumes | Małgorzata Szczęśniak
Lumières| Felice Ross
reprises par Sofia Alexiadou
Vidéo | Denis Guéguin
Chorégraphie | Claude Bardouil

Orchestra del Teatro di San Carlo di Napoli

Production Opéra National de Paris, Teatro Real – Madrid

Naples, Teatro di San Carlo, vendredi 24 mai 2024 à 20h00

Ce sera un été Warlikowski : dans quelques jours Le Grand Macabre de Ligeti à Munich, dans quelques semaines, L’Idiot de Weinberg à Salzbourg, et entre temps une tournée européenne de sa nouvelle fresque théâtrale, créée à Varsovie en avril dernier, Elizabeth Costello, entre autres à Avignon. Mais l’été a commencé à Naples il y a peu, où a été repris Le Château de Barbe-Bleue-La voix Humaine, le fascinant dyptique parisien créé en 2015.
Revoir un spectacle après une dizaine d’années est à la fois une leçon de modestie et de relativisme. C’est la question de la
trace qui est posée, celle de la mémoire, objective comme subjective, mais aussi celle très banale, de l’être et avoir été, car le spectateur que j’étais en 2015 au Palais Garnier n’est plus celui qui a revu au San Carlo de Naples Le Château de Barbe Bleue – La Voix humaine, dans la vision qu’en avait et qu’en a Warlikowski.
Il y a comme l’évidence d’un spectacle toujours neuf, parce que le regard est neuf, et donc ne se pose absolument pas la question souvent lancinante d’une production qui aurait vieilli ou du
moi d’alors face au moi d’aujourd’hui. Je suis là, Hic et nunc. Le spectacle est là, Hic et nunc, dans sa puissance, son originalité, dans sa stupéfiante beauté, pour partie interprété, recréé dirais-je par les mêmes chanteurs, John Releya et Barbara Hannigan mais presque dix ans après, avec l’assurance et la maturité qui vont avec, et aussi créé par une figure nouvelle dans ce répertoire et dans cette équipe, Elīna Garanča qui affronte Judit pour la première fois et, rentre humblement dans le rôle et le personnage créé par Bartók et repensé par Warlikowski.
Car une foule de considérations se bousculent, dont celle, première, de cette histoire nouvelle que nous raconte Krzysztof Warlikowski, qui n’est pas une mise bout à bout de deux œuvres qu’on accrocherait l’une à l’autre pour des raisons pratiques, durée, nombre de personnages alors qu’elles n’ont musicalement  à peu près rien à voir. C’est une histoire inclusive, dirait-on de nos jours, créée par le metteur en scène polonais autour de la relation masculin-féminin thématique de toujours et si urgente aujourd’hui encore, dans ce qu’elle a de fascinant, d’évident et pourtant d’inexplicable dans son tragique mystère. Ce n’est pas Bartók et ensuite Poulenc, c’est une soirée
Bartókpoulenc, un corps scénique unique complètement articulé, à l’effrayante logique, une vision chirurgicale de l’amour et la vie d’une femme.

Je renvoie les amateurs de regards à distance et de systèmes d’écho à l’article que j’avais écrit en son temps (2015) sur ce spectacle sur Le Blog du Wanderer.

 

Un théâtre de Correspondances

Le théâtre de Warlikowski a toujours été un théâtre de connections, connections de genres, cinéma, théâtre, roman, peinture, poésie, un théâtre de liens qui contribuent à donner la clef d’une vision.

Ce théâtre a donc la singularité d’être, à l’instar de la démarche d’un Castorf ou d’un Castellucci, un hyperthéâtre comme on parle d’hypertexte où les textes, les genres et les images se répondent en un réseau de correspondances au sens baudelairien du terme, créant un univers authentiquement poétique.
Au-delà du metteur en scène, Warlikowski est le poète, au sens originel du terme, celui qui fabrique un univers, et ainsi, qui rompt pour nous l’accoutumance comme disait Saint-John Perse dans son Discours de Stockholm .
Il fait en effet d’un spectacle le révélateur de liens nouveaux, surgis de son propre univers et ouvrant vers d’autres fils, d’autres connections, et donc un autre monde.
À l’opéra, on a souvent l’impression que cette démarche est plus difficile, tant le metteur en scène est tenu par deux rails qui semblent fixés au ballast de l’histoire, de la tradition, des habitudes et quelquefois des routines : la partition et le livret.
Là encore, Warlikowski a montré qu’une œuvre n’est jamais un en soi, mais plutôt un en soi par les autres, qu’elle n’est jamais le produit d’une génération spontanée, mais d’un processus. Et quand Warlikowski rencontre cette œuvre, née d’un processus que l’on a souvent (trop) balisé, son regard l’élargit immédiatement à sa propre histoire scénique ou intellectuelle, son propre devenir artistique, mais aussi à tout un monde intellectuel qui émerge des profondeurs de notre culture et de notre humanité…
Tandis qu’au théâtre, depuis des années, il « compose » (au sens propre du terme) des récits qu’il fait surgir de ses lectures, comme (A)pollonia, où se rencontrent Hanna Krall, Euripide, Eschyle, mais aussi entre autres Jonathan Littell et J.M Coetzee, il semblait à l’opéra difficile de composer ce que les baroques appelleraient un Pasticcio correspondant.
Pourtant, par deux fois depuis 2015, à partir de rapprochements d’opéras courts, il a proposé deux spectacles uniques composés, tressés ensemble, Le Château de Barbe-Bleue de Bartók et La Voix humaine de Poulenc en 2015 au Palais Garnier, sous le mandat de Stéphane Lissner et plus récemment en 2023 à Munich, Dido and Aeneas de Purcell et Erwartung de Schönberg, sous l’impulsion de Serge Dorny, les deux spectacles fouillant jusqu’au sang la relation entre l’homme et la femme, ou mieux, de la femme à l’homme.
Stéphane Lissner présidant aux destinées du Teatro di San Carlo de Naples pour un an encore a eu l’idée d’y reproposer le dyptique Bartók/Poulenc, manière d’accueillir Warlikowski pour la première fois à Naples (et la deuxième fois dans un opéra en Italie).
De la part de Lissner, c’est comme d’habitude futé. D’abord, La voix humaine est une œuvre assez classique, rare à Naples, mais créée en Italie quelques mois après Paris et interprétée par des icônes de l’opéra comme Magda Olivero ou Renata Scotto, et par ailleurs Le Château de Barbe Bleue est une de ces œuvres pour lesquelles le public accepte une approche scénique ouverte, « moderne » qu’il n’accepte pas sur le grand répertoire italien. Lissner doit se souvenir du destin de La Traviata de Tcherniakov à la Scala, vouée aux gémonies par un public (pas seulement le public…) imbécile.
Mais dans Bartók, tout est permis : le Teatro Massimo de Palerme n’avait-il pas confié en 2018 la production à la paire Ricci-Forte, toute aussi sacrilège aux yeux du public d’opéra qui la gava de huées lors d’un Nabucco parmesan…

Barbara Hannigan (ELLE)

Un rapprochement a priori inattendu

Ainsi, neuf ans après la création, le rideau du San Carlo se lève sur ce fascinant spectacle qui reste l’une des réussites marquantes du metteur en scène polonais.

A priori, le rapprochement entre les deux œuvres semble au départ fortuit, tant les deux univers sont lointains l’un de l’autre.
Les sources d’abord : d’un côté, un conte de Perrault assez sanglant, sur ce qu’on appellerait aujourd’hui des féminicides successifs, peut-être dus selon Bettelheim à des infidélités féminines, et à l’éternelle curiosité dont celles-ci depuis Eve font preuve quand on leur interdit quelque chose. Barbe Bleue est coupable, mais la femme est responsable.
De ce conte sanglant qui a inspiré tant d’œuvres à l’opéra, à l’opérette, au cinéma, Bartók tire une histoire très différente sur un livret de Béla Balázs, grand polygraphe, auteur de contes et de nouvelles, inspiré du livret de Maurice Maeterlinck pour l’Ariane et Barbe Bleue de Paul Dukas, et teinté de légendes de Transylvanie (dont, ne l’oublions pas est originaire Dracula). En effet, il en fait l’échec d’un couple, l’histoire d’une passion à sept stations, les sept portes, s’achevant par une sorte d’aporie où Barbe Bleue n’est pas le monstre de Perrault, mais une âme dévorée d’anxiété face à une épouse assoiffée non pas de curiosité, mais d’exigence de transparence absolue, au seuil de la vie qui s’ouvre pour le couple, qui se transforme en exploration des replis de l’âme de Barbe-Bleue aux frontières du rêve, du fantasme et de la réalité.

De l’autre un texte dramatique créé à la Comédie Française en 1930, signé d’un des grands funambules mondains géniaux de la littérature et des arts, Jean Cocteau, écrivain, dramaturge, dessinateur et cinéaste, où une femme au téléphone rompt avec son amant en un dialogue distant et fréquemment interrompu, entre désespoir et tentative de suicide, une sorte de drame très bourgeois des années 1930 au texte dont le parfum semble vaguement suranné aujourd’hui… Francis Poulenc en fait en 1959 une tragédie lyrique, reprenant la qualification des temps baroques, un long monologue sur la question de la communication amoureuse avec ses ambiguïtés, ses hoquets et ses drames mais surtout sur l’amour et la mort, Eros et Thanatos, dans la mesure où Cocteau écrit dans sa longue didascalie initiale si précise, que Warlikowski va prendre au pied de la lettre « Le rideau découvre une chambre de meurtre », ce qui là au contraire, nous renvoie plutôt à un certain Barbe-Bleue…

Dans les deux œuvres et dans deux styles très différents se pose la question de la relation de la femme à l’homme, mais entre l’univers musical de Poulenc et celui de Bartók, il y a une telle béance que l’apparentement entre les deux paraissait a priori difficilement pensable
Et pourtant…

De ces deux moments dramatiques, Warlikowski propose un récit unique, conduit par l’idée de la chambre de meurtre. Il offre au public en quelque sorte son propre conte cruel.
Le prologue du Château de Barbe Bleue de Béla Balázs affirme d’emblée la nature de la narration :

Il est un conte. Que l’on raconte. On dit : « Il était une fois… ». Et, comme en songe, l’on revoit, messieurs, mesdames…
Espoirs, chimères, lointains mystères. Que nous apporte celui-ci ? Que nous apprend ce vieux récit, messieurs, mesdames ?
La joie est brève, tout n’est que rêve ; on aime, on souffre et le destin Se rit de nous, frappe soudain, messieurs, mesdames.
Ce n’est qu’un conte que l’on raconte. Peut-être qu’il vous en souvient. Écoutez bien, regardez bien, messieurs, mesdames.
(Le rideau se lève) (Trad. M. D. Calvocoressi)

Ce texte est presque un poème en prose, avec ses répétitions, mais aussi ses avertissements et ses discrètes menaces. C’est un conte, certes, mais un conte obscur, qui nous dit « la joie est brève », « tout n’est que rêve » et surtout « on aime, on souffre » …
Le paysage est posé, dans un prologue qui n’est pas sans rappeler dans un autre style celui de I Pagliacci de Leoncavallo, autre opéra en un acte, et autre histoire tragique de relations homme-femme.

Neuf ans après, un travail qui reste fascinant

Mais Warlikowski, qui rompt pour nous l’accoutumance, propose à son propre récit, tissage des deux œuvres en un seul acte d’1h50,  un autre prologue, plus spectaculaire et plus déroutant.

John Releya (Barbe ‑Bleue en magicien de tradition… 

Devant le rideau pailleté, brillant, aux reflets bleutés et violacés qu’on pourrait voir dans un cirque arrive un magicien un peu has been en habit de magicien de ma lointaine enfance, un Mandrake, en smoking et cape, accompagné de son assistante (les italiens disent valletta) qui commence des tours de magie très attendus, un lapin, une colombe, des foulards à l’infini… La magie, au cirque, c’est un monde de trucs, une illusion partagée des spectateurs : on est au théâtre, la caverne des illusions.

Et le magicien fait surgir la caverne des illusions… John.Releya (Barbe-Bleue)

Warlikowski non seulement le sait mais nous le répétera quand apparaît le San Carlo, à l’ouverture du rideau en fond de scène : son Château de Barbe Bleue à lui, c’est le théâtre, temple du mystère, des images, des illusions, mais aussi, comme le dit le prologue, un lieu où « tout n’est que rêve », mystère, et où « on aime on souffre », sur scène et en salle, du moins cathartiquement.
En ouvrant ainsi son récit, Warlikowski nous dit aussi que cette histoire nous implique, en tant que spectateurs, et donc en tant de tranches de vies, en tant qu’humanité.
Ainsi de la salle surgit Judit, pour questionner et défier le magicien, pour entrer dans sa magie pour déjouer ses tours. Comme ces comparses qui font semblant de…, ou comme ces anonymes que les magiciens vont chercher dans leurs exercices de télépathie, on dit aujourd’hui mentalisme, c’est plus chic, tels que jadis les fameux Myr et Myroska. C’est toute cette tradition qu’il y a là enfouie dans notre histoire, et le surgissement de Judit, en robe de soie verte et brillante comme le lamé, rousse, outrageusement maquillée, vaguement sorcière (on pense à un dérivé de Miss Tick des albums de Mickey de ma jeunesse) la renvoie non à l’anonymat du public, mais à la désignée du Destin.
Cette femme chez Bartók a un nom, Judith (je préfère le nom original hongrois, Judit, plus spécifique du récit de Balázs), un nom aux riches résonnances notamment bibliques, et chez Poulenc n’en a pas : elle est ELLE.

Et Warlikowski, en faisant surgir Judit de la salle, en fait à la fois une désignée et une anonyme, cette Judit nommée tombée à point nommé sera évidemment aussi ELLE, dans une sorte de prologue à cette ELLE définitive de La Voix humaine.
Il s’agit de montrer l’unité du récit, et en même temps sa double déclinaison, en deux chapitres de la vie d’ELLE.
L’unité, elle apparaît clairement au spectateur par un décor unique, un grand espace vide ou départ, rempli au proscenium marqué par un sol géométrique qui sépare clairement le front et le fond de scène,  par un canapé et une desserte de bois somptueux à droite, à cour. Un premier plan de théâtre bourgeois, presque de Sitcom avec ce canapé central donnant l’idée de confort, de famille, de couple rangé… Il y a tout ce qu’en contraste le spectacle veut nous suggérer entre ce décor presque convenu et l’espace arrière qui va peu à peu se transformer … Espace convenu du couple au premier plan et espace mental un peu moins convenu, à l’arrière-plan comme s’il y avait deux territoires, bien marqués au sol, qui finissent par se fondre en un seul dans La Voix Humaine.

L'espace à la sixième porte avec le sol qui sépare proscenium et fond de scène © D.R.

L’espace du Château de Barbe Bleue est au contraire comme en expansion, multiple, varié, divers et changeant. Celui de La Voix humaine plus concentré, comme une sorte de conclusion de ce qui a précédé, d’aboutissement du chemin que nous allons commencer à parcourir.
Le texte de Béla Balázs se donne comme conte, et ce qu’il raconte n’est pas une sorte d’anecdote d’une femme trop curieuse qui veut ouvrir toutes les portes d’un Château. Quand ce Château est Théâtre, la curiosité s’appelle une quête, et nous passons d’emblée dans un autre ordre que celui de l’anecdote ou du simple récit. L’espace théâtral lui-même est d’un autre ordre, avec son illusion initiale de magie, puis ce passage augmenté de divan à espace, avec projections (du fidèle Denis Guéguin, comme souvent), un espace nu, et donc à 

Remplir et sublimes éclairages de Felice Ross (repris ici par Sofia Alexiadou)
Tout le début du texte de Béla Balázs insiste sur cette Judit qui a quitté sa famille pour suivre Barbe-Bleue, comme celle qui s’est jetée de la salle (qui est en quelque sorte la famille pour un spectateur) à la scène, pour entrer dans le Théâtre/Château, pour traverser le quatrième mur et pénétrer dans la Caverne, la république des ombres platoniciennes. Et le texte déjà joue sur la porte et le seuil.
Judit :
Barbe-Bleue ! Si tu me chasses, je resterai devant ta porte, je languirai devant ta porte.
Barbe-Bleue :
Soit, je vais fermer la porte.

Elīna Garanča (Judit), John Releya (Barbe-Bleue); le jeu de la séduction

Puis on passe de la porte à la lumière, au sens évidemment propre et figuré du passage de l’ombre à la lumière d’une libération à la Fidelio, mais aussi de l’ombre à la lumière d’une caverne qui ne sait projeter que des ombres et faire suinter des larmes, autre motif récurrent de ce début.

Barbe-Bleue :
Pourquoi m’as-tu suivi, Judit ?
Judit (Se dressant) : Pour tarir ces eaux qui suintent de mes lèvres, les tarir ! Réchauffer ces froides pierres de mes bras
et de mes lèvres et j’ai hâte de le faire, Barbe-Bleue ! Dissiper l’ombre accablante, faire entrer ici la joie. Brises douces,
gaie lumière, gaie lumière, porteront ici la joie !

Barbe-Bleue :
Rien n’éclairera ma demeure.

Tout est presque déjà dit, d’un côté l’irréductible part d’ombre, Barbe-Bleue, et de l’autre la volonté de lumière et de jour, Judit.

Alors peut commencer la cérémonie des révélations, des ouvertures des sept portes fermées, qui commencent par un interdit :

Barbe-Bleue :
Nul ne doit ouvrir ces portes.
Judit :
Ouvre, ouvre, ouvre vite. Ouvre vite, que pénètrent brises douces, gaie lumière !
*
Mais peu après, parce que les choses vont vite, Barbe-Bleue cède :
Judit :
(…) Donne-moi les clefs bien vite. Donne-les, comme je t’aime !
(Elle appuie sa tête sur l’épaule de Barbe-Bleue).
Barbe-Bleue :
Ta main soit bénie, Judith ! (Les clefs tintent dans l’obscurité).

Le retour au texte montre combien Warlikowski a ressenti cette ambiance d’urgence amoureuse du côté de Judit, de douce résignation du côté de Barbe-Bleue, il n’y a pas dans le texte de violence, ni de monstruosité, il n’y a qu’une prière amoureuse et qu’un amoureux qui cède. Et d’un point de vue dramaturgique, le fait même qu’en quelques secondes, Barbe-Bleue affirme d’abord, péremptoire, Nul ne doit ouvrir ces portes, pour céder aussitôt à l’impérieuse demande de Judit montre :

  • Que désormais, elle en ouvre une, elle les ouvrira toutes
  • Que Barbe-Bleue désire qu’elle les ouvre, qu’il l’attend, comme un rituel à la fois bien connu et redouté, l’exploration de son monde secret et des replis de son âme.

Alors le spectateur, comme l’enfant qui lit le conte de fées, attend anxieusement l’ouverture de la première porte, qui est la chambre de torture. On pense à la chambre de meurtre de Cocteau qu’on citait plus haut, qui est aussi chambre de torture, de la torture subie par ELLE au téléphone.
Et c’est alors que surgit de la paroi latérale non pas une cage de verre, mais une vitrine : elle glisse hors de la paroi, comme ces classeurs d’archives qu’on extrait d’un mur de fer, ou mieux (ou pire), comme ces cadavres qu’on sort du frigidaire de la morgue.

Or, une vitrine, d’une part est faite pour être vue, et d’autre part renferme quelque chose à voir, celles des magasins, mais bien plus, celle d’un musée.
C’est cette grande cérémonie muséale, ce rituel qui commence ici, bien plus spectaculaire en quelque sorte que l’ouverture d’une porte qui jetterait un rai de lumière et ensuite de sang. Bien des mises en scène laissent l’évocatoire à la parole, car des murs qui suintent le sang ou les larmes sont bien plus riches à rêver qu’à voir. Or ici Małgorzata Szczęśniak est bien plus qu’une décoratrice, mais une créatrice d’univers, une créatrice d’installation, qui met en exposition des œuvres : qu’est ce que la chambre de torture ? c’est une baignoire recouverte d’un tissu rouge sang, négligemment/savamment posé, comme un bel objet qui va nous renvoyer à un autre imaginaire, pas de murs qui suintent, mais le rouge du sang, certes. Mais ce rouge est comme éloigné, dilué, dans une vision métaphorique à la limite du surréalisme, qui remue nos propres imaginaires. Baignoire et sang, c’est par exemple Marat assassiné dans sa baignoire, par Charlotte-Judit, cette autre désignée du destin. Mais la force de l’image est telle qu’elle devient composition, presque sculpture, surgissement d’une transfiguration artistique, comme les objets de banalité de Sophie Calle deviennent objets d’art et de fiction artistique.

Elīna Garanča (Judit), John Releya (Barbe-Bleue) et au fond la première porte, chambre de torture

D’emblée et dès cette première vitrine, nous sommes projetés dans un monde autre, bien plus lointain d’un côté, bien plus juste de l’autre que le simple récit d’un Barbe Bleue qui dévoile ses petits secrets. Ses secrets sont ici déjà transformés, comme devenus des pièces d’un Musée imaginaire à la Malraux, un musée des horreurs qui deviendrait le merveilleux musée secret d’une âme endolorie et perturbée. Fascinant.
Dès la deuxième vitrine, Warlikowski et Małgorzata Szczęśniak, le bras armé de son imaginaire, vont créer un système et un univers onirique en quelque sorte apaisant, qui n'a rien à voir avec un conte cruel dégoulinant de sang et de larmes, mais un conte intérieur qui à chaque vitrine devient plus révélateur. On me permettra de ne pas employer le mot porte, qu’on ouvre comme clandestinement, même avec les clés, mais le mot vitrine, qui immédiatement se donne à voir, et à admirer. Ainsi de l’armurerie : cachée, elle évoque l’endroit où l’on choisit son arme pour aller chasser et donc tuer. Chez Barbe-Bleue, un exercice d’une banalité confondante. Sous vitrine, l’armurerie devient arme d’exposition, objet d’art qu’on contemple et qui a perdu sa fonction meurtrière, comme ces fusils incroyablement décorés qu’on voit quelquefois dans les musées, ou les pommeaux d’or des épées mycéniennes. Les armes ont perdu leur fonction pour acquérir une valeur qui les dépasse, évocatoire, affective.
Ce sont ensuite les bijoux, sur des bustes dorés, exposés et non plus dans un coffre aux trésors ou dans une boite à bijoux, eux aussi donnés à voir et à admirer, perdant leur valeur marchande pour une valeur esthétique.
Il y a dans cette exposition muséale une volonté d’esthétiser le monstre, c’est-à-dire de lui enlever toute monstruosité pour en faire autre chose, tout ce qui était le Laid devient le Beau, mais un Beau, dirait Baudelaire, ardent et triste, parce qu’au fur et à mesure que les vitrines se tirent de la cloison, elles se donnent à voir mais éloignent aussi celles qu’on a déjà tirées, devenant strates, devenant couches presque archéologiques de l’âme, transparentes parce que vitrines, mais qui par les jeux de reflets et de l’éloignement, se transforment ou même s’oublient. Chaque vitrine nouvelle devient surgissement qui efface ou fait oublier la précédente. Comme si la dernière arrivée renvoyait les autres à une fixité mortuaire.
Le texte souligne à chaque fois la présence du sang, mais de ce sang, rien apparaît à la scène où ce ne sont que « merveilles nouvelles », comme effacé par l’illusion, comme vitrifié par la vitrine.
Ainsi du jardin que Barbe-Bleue appelle mon jardin secret avec l’ambiguïté naturelle de l’expression, devenu dans la vitrine un exposé de fleurs rangées, en pot, presque fixées, comme « naturalisées », comme on dit lorsque la vie est fixée pour l’éternité dans un vivant à contempler mais plus à respirer. Elles aussi, elles perlent de sang, comme si un artiste les avait fixées dans une nature artificielle et surréelle comme des fleurs fantasmées.

Vue générale avant que n'apparaisse la sixième vitrine, sur l'écran, l'enfant…

Les trois dernières portes sont une exposition d’une autre nature…
La encore fonctionne la métaphore, dans ce qu’elle a cette fois non plus d’esthétique, mais d’ironique, comme cette vision du territoire à la cinquième vitrine, réduite à un téléviseur qui projette le film de Cocteau, La Belle et la Bête, un autre film symbole de la relation de la femme à l’homme, l’homme étant la Bête, mais comme le silène socratique révélant sa beauté en ôtant le masque de bête extérieure dans une histoire que Jean Cocteau, ici utilisé comme outil référentiel, a mise en image à partir du fameux conte de Madame Leprince de Beaumont, lui qui a écrit aussi le texte de La voix humaine. Cocteau et La Belle et la Bête sont un motif récurrent aussi bien pour Bartók que Poulenc, dans la manière dont la belle brave l’inconnu et la monstruosité comme Judit brave Barbe Bleue, mais aussi dans La voix humaine où la monstruosité est ailleurs, où la Bête est en soi et dévore, où la Bête prend aussi les traits du merveilleux chien, un berger des Abruzzes qu’on voit évoluer derrière Elle, dans la vitrine, le chien superbe vu comme seule trace encore tangible de leur vie de couple.
On le voit bien, de vitrine en vitrine les choses se complexifient parce que de vitrine en vitrine, remonte en surface le fond de l’âme. Il y a comme une inversion de sens, affleurent en surface dans les deux dernières vitrines comme le saint des saint de l’âme de Barbe-Bleue, les portes à ne pas ouvrir : en sixième porte le lac de larmes, vu comme une sorte de baquet à côté duquel en enfant en habit déjà de magicien s’entraîne avec un petit lapin blanc, autre bête. Un Barbe Bleue imberbe qui pleure des larmes de sang, tel qu’on le voit sur grand écran. La trouvaille du Barbe-Bleue imberbe est superbe, parce qu’elle marque le moment où l’identité n’existe pas, où elle se cherche, l’enfant ni Barbe ni Bleue est déjà seul, déjà dans les larmes, déjà dans le sang, sans savoir qu’il est lui, et il est dans la vitrine, lui aussi à la fois vivant et vitrifié, tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change. Dans une enfance perpétuelle : et de fait, il y a dans le personnage adulte incarné par John Releya quelque chose d’un enfant triste, l’enfant à la triste magie.

Enfin la septième vitrine donne la clef de tout le reste.  Elle est multi-révélatrice. D’abord que toute l’histoire que nous venons de voir de ces six autres vitrines esthétisées tirées des archives de l’âme de Barbe-Bleue ont un effet de séduction…
Puisqu’elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d’autres[1].
On découvre ainsi que les vitrines données à voir, destinée à être vues, sont destinées à être aimées, comme des traces de l’âme de Barbe-Bleue, comme des éléments à décharge du procès de la Bête.
On découvre aussi (et ainsi), que Judit n’est pas la première des femmes… que ce chemin, que ces portes tour à tour ouvertes, que ces vitrines tour à tour tirées ont été le parcours de trois autres femmes, qu’à chaque fois Barbe-Bleue faiblement et amoureusement leur laisse ouvrir les portes, parce qu’exposer son âme est sa manière de se faire aimer, avec à chaque fois le désir (vrai ou faux) que ça n’ira que jusqu’à la sixième porte, la plus émouvante, la plus tendre pour que le véritable amour laisse au moins quelque chose de secret, quelque chose à découvrir de l’autre qui ne soit pas immédiatement offert.

 À la septième fois, les murailles tombèrent.[2]

Les femmes de la septièmre vitrine…diverses, et la même

Les murailles tombent : dans la vitrine, trois autres femmes vivantes, qui vont sortir de leur écrin de verre et servir Barbe Bleue, comme des femmes d’un harem. La trouvaille de Warlikowski est ici déterminante, parce qu’elle donne un sens à la fois autre et amer à cette histoire, et d’abord que cette Judit, au nom biblique de celle qui tua Holopherne, et donc vaguement terrible, est comme les autres. On la pensait singulière, elle n’est que la quatrième femme de Barbe-Bleue et va rejoindre les autres chacune vêtue différemment, chacune autre et différente, ni tout à fait la même et ni tout à fait une autre.

Comment en effet ne pas penser à Verlaine ?
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.[3]

Alors Barbe-Bleue la pare de bijoux, comme les Pharaons qu’on va envoyer au Royaume des Morts, parce que nous apparaît évident que ces vitrines successives sont aussi des sortes de sarcophages, préservant une sorte de mort, plus encore d’éternité fixée, comme s’il n’y avait plus grand-chose de vivant dans ce Barbe-Bleue .

Belle, belle, rayonnante ! Tu as été de toutes, de toutes la plus belle ! La rayonnante va entrer dans l’ombre, va se vitrifier dans la vitrine, comme les autres, Désormais, plus rien que l’ombre, l’ombre, l’ombre… est la dernière parole de Barbe-Bleue. Comment ne pas imaginer qu’une autre Judit arrivera à qui il dira Tu as été de toutes, de toutes la plus belle !. Barbe-Bleue ne serait-il pas Don Juan aux Enfers ?
En fait, ce que nous raconte ici Warlikowski, c’est une sorte d’autobiographie de Barbe-Bleue, une exposition autofictionnelle, une succession d’installations qui pourrait tirer un peu vers l’univers de Sophie Calle, que nous avons déjà évoquée, un univers du moi exposé et de fait distancié, mais à la fois sujet et objet. Vertigineux.

Alors que Judit est en vitrine avec les autres, apparaît ELLE (Barbara Hannigan) du fonc de scène

On sait alors pourquoi du fond de scène arrive une autre femme, une ombre d’abord, de noir vêtue, qui remonte une à une les vitrines, les strates de l’âme de Barbe-Bleue mais aussi ses outils de séduction, tandis que sur l’écran, derrière le Château qui disparaît, apparaît de nouveau la Bête… l’éternelle bête amoureuse, un motif que Warlikowski aime tant (rappelons son King Kong de L’Affaire Makropoulos). On comprend aussi pourquoi cette ELLE de Cocteau peut aussi être cette Judit, une autre ELLE, la cinquième ELLE de Barbe-Bleue, puisqu’en entrant comme quatrième femme dans la vitrine, Judit perd forcément son nom pour devenir l’une d’elles, une des ELLE. Tout cela est abyssal, et tout à coup prend sens toute la démarche.
ELLE remonte l’âme de Barbe-Bleue (LUI) elle en remonte les tréfonds, elle passe devant sans plus s’arrêter, sans plus s’émerveiller : ce musée-là, elle le connaît. Et elle va arriver au proscenium où va se jouer l’essentiel de La Voix humaine, entre le divan et la belle desserte sur laquelle traîne un téléphone, désespérément muet qui ne sera jamais décroché : il ne s’agit plus de l’âme de LUI, mais de la tragédie d’ELLE. Judit-ELLE cherchait à fouiller un LUI qui a finalement réussi à la vitrifier. Cette ELLE qui nous arrive, qui n’a plus l’habit de bête de cirque colorée revêtu par Judit-ELLE, mais un élégant ensemble noir, qui en s’enlevant révèle un dessous ajouré, comme cette fois un véritable outil de séduction. Elle est en noir.
La mariée était en noir
En parcourant le chemin des vitrines, ELLE retrace en quelque sorte ce qui précède, mais aussi son histoire, et son arrivée, hors vitrine, montre que plus que Judit-ELLE, elle est, ELLE, la singulière. D’où la manière de la traiter singulièrement. Montrer qu’elle est une autre, celle qui va conclure l’histoire, dans sa tragique fatalité.

En occupant le proscenium typique d’un théâtre bourgeois, elle vit un drame d’appartement, du théâtre d’appartement, une tragédie d’appartement qui est chambre de meurtre, mais en même temps son lieu de l’intime, sa vitrine à elle. Sa huitième porte…
Ce qu’on a découvert précédemment, c’est l’âme de Barbe-Bleue et peut-être, le système Barbe-Bleue. Judit en était la démonstratrice, celle qui démontait le monstre dans un tel est pris qui croyait prendre. Mais de l’intime de Judit, il était peu question précédemment, même si certes, elle était un peu curieuse…

Barbara Hannigan (ELLE)

ELLE est ici dans son espace intime, et cet espace, on va le découvrir sous tous les angles, non plus vue directement de la salle, mais vue aussi du dessus, dans une manière, grâce à la vidéo, qui va démultiplier la corporalité de la femme, désarticuler ce corps qui va occuper dans tous les sens et tout l’espace : et il faut pour cela un phénomène comme Barbara Hannigan pour remplir à tous niveaux l’espace visuel et l’espace sonore. Warlikowski modifie profondément la focale, nous avions un espace mental en vitrine, et désormais l’espace explose et il est à la fois intime, corporel, mental, théâtral et bourgeois. Malicieusement Warlikowski distribue des indices de Cocteau comme le téléphone ou les meubles, mais nous contraint immédiatement à le dépasser.
Ensuite, si le titre de la tragédie est La voix humaine, ELLE ici n’est plus une voix, mais, nous l’avons vu, un corps vu sous tous les angles et contorsionné de toutes les manières, et si le texte de Cocteau était un Monologue dans l’électro-espace téléphonique, il n’y a plus de téléphone et donc le monologue est une sorte de dialogue solitaire avec une ombre, cela commence comme une sorte de délire amoureux et désespéré. Mais très vite se construit le parallèle avec l’histoire qui précède, une sorte de scénario qui se profile : LUI existe, visible, sous nos yeux, et il est mortellement blessé, tel un pantin désarticulé, il est en sang : enfin on voit ce sang dont on parlait précédemment sans jamais le voir et cette fois, ELLE dialogue, dans un dialogue sans réponse avec un cadavre ou en voie de le devenir. C’est une image forte et désespérée, qui est au fond la seule solution de l’aporie de l’histoire de Barbe-Bleue : la seule manière de garder ce qui vous échappe, c’est de tuer. On est toujours dans un Eros/Thanatos, où la mort est une manière de se lier définitivement à l’être aimé.

Mort d'amour, Barbara Hannigan (ELLE), Giuseppe Ciccarelli (LUI)

Alors évidemment, on pense subitement à Tristan und Isolde. Mais ELLE est une Isolde dérisoire et tragique, une Isolde de papier maché qui pour vivre sa mort d’amour et sa mort de couple, a besoin de tuer l’amant qui s’échappe et qui ne lui appartiendra jamais. Drame de la dépossession amoureuse, La voix humaine devient le ballet dérisoire (d’où les torsions et contorsions de ELLE) d’une femme délaissée qui reconstitue son histoire et sa dignité, en tuant l’amant et en se tuant embrassée à lui.  Tout est faux, mais l’honneur tragique est sauf.
Cette fin est terriblement sarcastique car elle montre qu’en mimant Tristan und Isolde, elle se satisfait de l’apparence dans une victoire à la Pyrrhus où enfin, elle vit son histoire mythique. Victime de Barbe-Bleue séducteur Judit-ELLE finissait mannequin de vitrine, victime délaissée, ELLE élimine LUI pour le posséder et mourir comme elle se rêve, en Isolde des années 30, mais dégénérée. L’image est sauve, vue de la vitrine…

Il y a quelque chose de magistral dans cette histoire que nous raconte Warlikowski et en même temps de profondément désespéré. On savait depuis Aragon qu’il n’y a pas d’amour heureux[4], Warlikowski nous montre que le conte noir de Béla Balázs et Béla Bartók ne peut qu’ouvrir sur plus noir encore, qui serait constat de l’impossibilité de la relation ELLE/LUI, femme/homme, sauf à passer par le mythe à tout prix : c’est sans cesse l’Amour à mort.

 

Les aspects musicaux étroitement solidaires de la vision scénique

La direction musicale

Pour entrer dans un univers aussi complexe, aussi profond, aussi humain aussi, il faut que les protagonistes puissent entrer en musique en entrant en théâtre. Il n’y a pas d’autres solution : on ne peut rester extérieur à cet univers. Par bonheur, Warlikowski retrouve des années pour partie les mêmes protagonistes qu’à la création, John Releya et Barbara Hannigan qui avaient repris le spectacle à Paris en 2018 (sans Salonen, mais avec Metzmacher en fosse). Ils sont rejoints par Elīna Garanča qui après une longue préparation, fait ici une prise de rôle en Judit. Autant dire un plateau de stars.
En fosse, nouveau venu, Edward Gardner dont l’interprétation tranche avec l’approche habituelle de Bartók alors qu’il surprend moins dans Poulenc.

Pour le public de Naples, Le Château de Barbe-Bleue n’est pas une œuvre inconnue, puisqu’elle entre au répertoire du théâtre en 1951 sous la direction de rien moins que Ferenc Fricsay, et qu’elle y a connu jusqu’ici cinq productions dont une concertante, la production présente étant la sixième… Une seule production en revanche pour La Voix Humaine en 1995.
Il reste que l’orchestre du Teatro San Carlo n’est pas habitué à Bartók (la dernière remonte à 2008), alors que le style de Poulenc, plus classique, est moins abrupt à assimiler. Mais si l’ambition de Stéphane Lissner était de redonner à ce théâtre un vrai lustre, il faut évidemment approfondir et élargir le répertoire d’un orchestre qui doit retrouver une vraie place dans le paysage italien.
Edward Gardner a travaillé visiblement en lien avec la vision de Warlikowski, et, ce qui est à la fois intelligent, méritoire et ardu vu la différence de style et d’époque entre les deux œuvres (1918/1959) de donner à ‘ensemble une certaine homogénéité musicale, au moins dans un souci d’une couleur plus lyrique, soignant plus la douceur que les effets dramatiques notamment dans un Bartók au raffinement prononcé et assez rare dans cette œuvre, plutôt lue de manière acérée. Il soigne la fluidité, préserve les voix qu’il ne couvre jamais, et surtout fait certes entendre les moments dramatiques, mais sans jamais se départir d’une certaine rondeur, qui sans doute aussi favorise l’approche de l’orchestre, un peu bousculé sur certains pupitres (les vents), mais qui réussit dans l’ensemble une prestation de bon niveau.
Le chef réussit à la fois à homogénéiser la couleur en évitant chez Bartók de trop marquer les contrastes, tout en gardant une vraie tension, essayant à l’instar du metteur en scène de construire une sorte de narration unique. Il travaille sur les ambiances, sur les silences, sur une musique qui par moments semble par les trémolos, les sourdines, les sons à peine perçus, sortie des profondeurs, sans jamais oublier le théâtre ni jamais se relâcher.
Cela paraît plus habituel dans Poulenc : l’univers de Poulenc est plus classique, rappelle aussi par éclairs l’univers d’un Britten que connaît bien Gardner : il réussit à chorégraphier la musique pour soutenir cette merveilleuse danseuse corporelle et vocale qu’est Barbara Hannigan, sans jamais là non plus accentuer les acidités, travailler sur les lignes de crète, mais atténue (y compris dans Bartók d’ailleurs) les effets gratuits, en accompagnant avec intelligence et finesse les moments scéniques. Il y a dans ce travail qu’on pourrait penser prudent au contraire une vraie prise de risque au service du spectacle, en essayant en fosse, de donner ce sens à la fois subtil et tendre, déchiré et quelquefois ironique, lointain et en même temps très présent, que nous offre le travail de Warlikowski. D’une certaine manière, c’est une Gesamtkunstwerk, ce qui dans pareil spectacle aussi profond et pensé, est tout à son honneur.

Peu de protagonistes, mais quels protagonistes !

John Releya, Barbe-Bleue un peu enfant brandissant sa boule à neige

John Releya
John Releya promène en concert et à la scène un Barbe-Bleue qu’il possède désormais d’une manière totalement assimilée dans la moindre de ses fibres, très à l’aise dans le personnage qu’il rechausse avec une facilité déconcertante, du magicien vieilli et caricatural initial à l’âme perturbée, voire tendre de la suite. Si nous ne maîtrisons pas, hélas, la langue hongroise, nous sommes frappés d’entendre chaque mot, de reconnaître des accents, une couleur, des variations et modulations. Merveilleusement conduit par Warlikowski dont il connaît la mise en scène dans ses détails les plus infimes, il réussit à être tantôt gauche et timide, esquissant un geste, avec la brutalité du maladroit, puis tendre et engagé, puis l’espace d’un instant ce monstre qu’on craint, il réussit à chaque fois à imprimer à son corps et ses attitudes les couleurs différentes et du texte et de la mise en scène. C’est un chanteur disponible aux metteurs en scène (Il était à Rome un Mefistofele racé et impliqué dans le travail de Simon Stone), il est ici le Barbe-Bleue voulu par la mise en scène, passionnant à regarder, et magnifique à entendre, tant on perçoit ce chant désormais maîtrisé qui n’a rien à prouver, complètement dominé, et qui se permet de colorer à plaisir un rôle que d’autres chantent tout d’une pièce, et quelquefois vulgairement. Fantastique incarnation.

Elīna Garanča (Judit)


Elīna Garanča

Elle a au contraire tout à prouver dans Bartók. L’entrée dans un tel rôle est évidemment un défi pour Elīna Garanča, qui par ailleurs n’a plus rien à prouver comme mezzosoprano de référence de la scène mondiale. En le créant à Naples, double avantage : elle travaille le rôle et l’approfondit avec Krzysztof Warlikowski, qui la connaît bien, et de manière très sensible comme son travail sur Eboli de Don Carlos à Paris l’a montré. Voilà qui lui permet de toute manière de savoir quelle couleur elle va donner au texte, quelle est cette Judit si étrange qu’on ne perçoit pas toujours, Warlikowski sera le révélateur de l’intelligence de son chant. Ce travail lui permet en scène de rentrer au mieux dans le texte et l’expression. Leçon pour l’avenir quand elle travaillera avec d’autres ou quand elle le donnera en version concertante ce qui est souvent le cas.
Deuxième avantage, c’est une prise de rôle à Naples, un théâtre certes mythique, mais qui déplacera la critique internationale pour Turandot ou Maria Stuarda, moins pour Bartók : un peu de stress en moins, d’autant que le public napolitain est ravi dans cette œuvre inhabituelle d’entendre une telle star.
Ceci étant, si l’on sent au départ un peu d’hésitation vocale, si la voix semble prendre un peu ses marques, très vite, elle domine la situation parce qu’on sent à la fois le travail qu’elle a conduit sur un texte qu’elle prononce de manière claire et attentive, presque didascalique, et qui lui a demandé des mois de travail, et l’aide précieuse que la mise en scène a apportée pour mettre ce texte en voix. Encore une pierre dans le jardin de ceux qui vouent la mise en scène aux gémonies, parce qu’il est très clair ici que si Garanča est une Judit incontestable, chatte sur un toit brûlant, distante, et exigeante, mais aussi tendre et amoureuse, si elle est tout cela à la fois dans la voix et dans le corps, bougeant et chantant, elle le doit à la mise en scène et à une attention et un engagement dans le travail qu’on sent à la fois intelligent, sensible, et déterminé.
On en comprend d’ailleurs les motivations. À ce stade de la carrière, Garanča est à la croisée des chemins et doit parier sur l’avenir, elle qui a chanté à peu près tous les grands standards du répertoire pour mezzo. Et de ses choix va dépendre l’évolution vocale. On comprend quelle importance peut avoir pour elle cette Judit… Alors, elle y montre des qualités éminentes de rondeur, une capacité à passer d’un registre à l’autre en gardant l’homogénéité de la voix et la clarté de l’émission, en maîtrisant l’aigu très sollicité mais jamais strident, toujours soucieux d’une couleur vraie, sensible. Elle entre dans le rôle, elle va le mûrir, le dominer dans ses moindres ombres et lumières, mais l’essentiel du travail est déjà fait. C’est une grande, et ce soir, elle l’a prouvé encore en nous fascinant.

Barbara Hannigan (ELLE)

Barbara Hannigan
Barbara Hannigan n’a plus rien à prouver quant à elle. Elle était fascinante il y a neuf ans, elle le reste aujourd’hui avec ce truc en plus que donne la maturité dans un rôle, l’exacte mesure de ce qu’elle peut et ce qu’elle ne peut plus, à vrai dire on se demande bien ce qu’elle ne peut pas… En plus, sa connaissance intime du texte et de la musique que par ailleurs elle a dirigée lui donne une aisance presque surnaturelle.
Warlikowski a voulu un rôle physique dont le corps traduise visuellement la torture mentale, mais ce qui stupéfie, c’est d’abord la clarté du texte émis dans n’importe quelle position, un texte haletant, d’une folle urgence, d’un désespoir noir et complètement ailleurs, car elle réussit à être réaliste et complètement au-delà du réalisme, presque surréelle aidée en cela par la mise en scène et les prise de vues vidéos qui traduisent une sorte de corps en lévitation, en désarticulation, dans les positions les plus hasardeuses, de contorsionniste, même si à chaque fois le son est émis clair, coloré, désespéré, amoureux, tendre, toujours off-limits et qui semble en sus toujours fragile toujours au bord de la rupture. Cette voix si humaine apparaît par la performance inouïe, encore plus maîtrisée et dominée qu’il y a neuf ans, complètement ailleurs, une voix humaine « inhumaine », offerte au rôle qui devient plus qu’une incarnation, un embrasement qui procure dans la salle une stupéfaction et une tension palpables, dans un public en d’autres occasions plus distrait : elle aimante le regard et fascine l’oreille, au point qu’on oublie qu’elle chante tant elle semble dire le texte avec ses écarts, ses ruptures, ses arrêts, ses cris et ses chuchotements.
À côté d’elle, le partenaire, le mort-vivant sanguinolent à laquelle elle s’adresse, sur lequel elle se love, qu’elle prend, qu’elle soulève ou qu’elle lâche, le danseur Giuseppe Ciccarelli, dont le smoking rappelle le Barbe-Bleue précédent, avec qui elle danse une sorte de danse à mort telle une Salomé au nord du suicide. Une performance sans doute unique dans les annales.

Neuf ans après, « Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat. » comme dirait Gaston Leroux… Bien au contraire, le spectacle a pris une densité nouvelle et une vérité que je n’avais pas perçues à ce point lors de la première vision. Il en est ainsi des très grands spectacles, qui ne vieillissent pas, et qui ont sans cesse quelque chose de neuf ou d’inattendu à nous dire, à nous susurrer, à nous chuchoter au coin de l’oreille c’est ainsi qu’ils nous font vibrer et surtout nous font sentir merveilleusement vivants.

[1] Jean-Jacques Rousseau, Confessions, Livre VIII

[2] Victor Hugo, Les Châtiments, Livre VIII

[3] Paul Verlaine, Mon rêve familier, in Poèmes Saturniens (1866)

[4] Aragon, La Diane Française, 1944

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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