Le metteur en scène et plasticien Christophe Coppens présente une Turandot ambiguë et décevante, résultat d'une approche où l'afflux des idées ne parvient pas à compenser le sentiment qu'elles s'empilent sans former un ensemble cohérent. On sort perplexe d'une soirée qui laisse le souvenir d'une vaste démonstration vaguement illustrative mais en surface d'un drame dont elle prétend percer les différents niveaux d'interprétation. Prenons pour commencer le décor que le programme de salle présente comme une villa (??) "installée au dernier étage d'un immeuble de luxe, quelque part à Hong Kong ou dans une autre ville asiatique où l'influence occidentale est très palpable". Un décor fixe donc, avec volée d'escaliers et rampe en fer forgé, qui fonctionnerait indifféremment dans une vision "modernisée" de Rosenkavalier aux Noces de Figaro en passant par le Couronnement de Poppée. Rien en tous cas des références à un orient perverti par le capitalisme délirant comme dans la récente Turandot d'Emmanuelle Bastet à Strasbourg et Dijon. Cette lecture sociale dénonçant les "super riches" vaguement mondialisés… use à l'envi de codes et de stéréotypes qui balisent confortablement la lecture d'un bout à l'autre de la soirée. En témoignent ces références à l'opulence comme ces œuvres d'art ou ces costumes de soirée qui tranchent avec la tristesse des uniformes des domestiques qui soulignent au passage la dégradation sociale de Timur et Liú, petites mains d'une bonne société occupée à festoyer à l'arrière-plan… Cette sociologie un peu facile se heurtent au principal obstacle du chef d'œuvre de Puccini – obstacle de nature dramaturgique avec cette galerie de personnages dont la faible épaisseur psychologique réduit au rang de marionnettes animées. Des protagonistes comme Calaf ou Turandot n'ont à offrir qu'une complexité morale très relative, la narration se déroulant sans surprise sur des rails bien rectilignes – impression que le final d'Alfano (ici donné dans une version abrégée) vient renforcer avec un happy end un rien forcé – solution commode mais pas vraiment satisfaisante.
L'originalité provient ici de certains effets qui jalonnent le travail de Christophe Coppens dans le but d'introduire une dose d'étrangeté et d'humour qui permettent à l'ensemble de garder une lisibilité de lecture. Ainsi, ce curieux salon circulaire placé en contrebas du parterre, où se réunissent quelques privilégiés dont les têtes émergent à peine de la rampe de scène et d'où émerge régulièrement un insolite podium s'élevant tel un piston mécanique avec un personnage principal juché dessus. Ces touches incongrues se multiplient et forment autant de chemins de traverse pour maintenir l'intérêt ou brouiller les pistes comme ce Prince de Perse qu'on déshabille et qu'on retrouve plus loin, le corps torturé et sanguinolent, tombant d'une étrange sculpture à mi-chemin entre un vagin entrouvert et une blessure saisie en gros plan. De ce même tableau, ruissellent des flots de sang à l'évocation des déboires des candidats au lit nuptial de Turandot tandis que s'affairent l'armée des domestiques pour nettoyer cette étonnante scène du crime. Fallait-il voir surgir des coulisses une équipe de la police criminelle qui photographie la scène du crime ? Mêmes interrogations sur la validité de ce ballet interminable autour de Ping, Pang, Pong avec plateaux d'argent et plumeaux dépoussiérants… quel intérêt dans l'économie générale du spectacle ?
D'autres idées présentent l'inconvénient d'une surface plus importante que leurs contenus, comme ces effets de sonorisations qui précèdent les accords initiaux et dont le martèlement surligne la présence à l'étage d'une boîte de nuit où Turandot est censée se défouler avec ses amis nouveaux riches. Le pénible souvenir de la Salomé de Lydia Steier n'est pas loin avec cette dénonciation "Entitled cunt" placardée sur un des murs du décor, version modernisée d'un "Fuck off" adolescent qu'on retrouve (en sculpture version masculine et version féminine) dans le catalogue de Christophe Coppens (1). Ces allusions aux folles nuits agitées de la jeune fille capricieuse ouvrent le champ à un autre pan de lecture sociale : celle du matriarcat et de la misandrie, dont Turandot est à la fois l'emblème et la victime. Christophe Coppens et son dramaturge Reinder Pols ont opté pour l'idée de substituer une impératrice à l'empereur Altoum. Avec ses faux airs de Jiang Qing, dernière épouse de Mao surnommée "l'impératrice rouge" (destituée lors de la purge dite de la "bande des quatre"), elle sert de prétexte au spectacle de ce pouvoir dictatorial ainsi qu'au dérangement psychologique de sa fille Turandot, refusant tous ses prétendants au prétexte que son ancêtre la princesse Lou-Ling a été tuée par un prince étranger. Sans rien ajouter (ni retirer) de décisif dans le déroulé général, ce changement de sexe d'Altoum est une idée intéressante en soi mais la réalisation la limite à un point isolé, sans lien ni conséquence majeure comme aurait pu l'être par exemple, une réflexion plus large sur l'éducation de Turandot et la question de la féminité et du pouvoir. La trouvaille vaut moins sans doute qu'un détail d'apparence plus modeste : le smocking que porte Calaf au premier acte et qui semble l'indifférencier des autres membres de cette société de nantis et de puissants. Signe d'une réelle appartenance ou bien déguisement stratégique, ce smocking laisse penser que Calaf appartient à ce même monde aristocratique et avide de sang, comme le prouve la scène de la mort de Liú, avec cette foule en tenue de soirée qui se rassemble autour d'elle comme un peuple prédateur.
Il demeure que le rôle-titre demeure dans une zone d'opacité où se croisent toutes les lignes et toutes les options d'un spectacle qui hésite entre une princesse tyrannique et sanguinaire ou bien la jeune fille désirant l'amour mais incapable au fond d'elle-même de la moindre concession. Pourquoi la montrer à la fin de l'acte I descendant verticalement des cintres harnachés dans une armure traditionnelle comme une image iconique du pouvoir chinois médiéval ? Le contraste est vif avec l'austérité du tailleur-pantalon de l'executive woman qui donne à la scène des énigmes un air improbable d'entretien de recrutement… et cet écran TV sur lequel Turandot zappe avec une mine effrayée dont on tentera de deviner la cause : révolte du peuple ? supplice de Calaf ? Toujours est-il que la voix de ce dernier nous parvient depuis les coulisses, faisant de ce final une ultime énigme laquelle nous ne répondrons pas.
Le plateau de cette soirée présente des individualités très contrastées, à l'image de la Turandot tellurique de Ewa Vesin qui esquive dans In questa reggia quelques changements de registres périlleux sous un vibrato assez dur. Le timbre ne s'attendrit jamais vraiment, peu sollicité par la projection très rectiligne que lui oppose le Calaf de Stefano La Colla. Négociant le Nessun dorma avec une subtilité aux abonnés absents, il empoigne très démonstrativement un rôle qui vire rapidement au concours de décibels sans arrière-plan expressif particulier. Tout le contraire de l'impératrice Ning Liang dont la pâle surface vocale peine à passer la rampe. On se tournera vers des nuances mieux négociées vers la jeune Verena Gimadieva (Liù) pour se rappeler des vertus de l'écriture puccinienne à caractériser le personnage par la combinaison des moyens à l'attention portée au texte. Le Timur de Michele Pertusi n'a plus les moyens de s'imposer au-delà du strict nécessaire et cède en attention à une troupe de seconds rôles dont émergent les pétulants Ping, Pang, Pong de Leon Košavić (qui assure également, et de belle manière, le rôle du Mandarin), Alexander Marev et Valentin Thill.
Contraint à déclarer forfait pour des raisons de santé, Kazushi Ōno cède la place à son assistant Ouri Brontchi à la tête de l'Orchestre symphonique de la Monnaie. La direction offre des enchaînements très vifs, avec une volonté de donner à l'ensemble une carrure et une dynamique qui parfois écrase les seconds plans et contraint les ensembles à forcer pour pouvoir passer le rideau orchestral et provoque aussi quelques flottements dans le chœur, principalement dans le fracas des cataractes sonores au premier acte.
(1) https://www.artsy.net/artwork/christophe-coppens-entitled-cunt-male