W.A.Mozart (1756–1791)

La Clemenza di Tito (1791)
Livret de Caterino Mazzola d'après Metastase

Version de concert

Direction musicale : Teodor Currentzis
Orchestre MusicaAeterna
Chœur de l'Opéra de Perm
Vitalii Polonskii

Tito : Maximilian Schmitt
Vitellia : Karine Gauvin£
Sesto : Stéphanie d'Oustrac
Servilia : Anna Lucia Richter
Annio : Jeanine De Bique
Publio : Willard White

Grand Théâtre de Genève – L'Opéra des Nations, le 27 août 2017

La Clemenza di Tito dans la production de Peter Sellars et dirigée avec les forces de MusicaAeterna, du Chœur de l’Opéra de Perm par Teodor Currentzis a mis Salzbourg en délire. Avec les mêmes forces et des solistes un peu différents, La Clemenza di Tito en version de concert qui ouvrait la saison lyrique genevoise a mis un public ordinairement sage et bien élevé en délire lui-aussi, debout et enthousiaste. Il y aura bien une raison.
Bien sûr, il y a à discuter de la nature même du « produit » qui nous a été proposé, mais, sans la magie de la Felsenreitschule ni le génie de Sellars, Teodor Currentzis et ses musiciens remportent quand même la mise. Alors, Currentzis ? Karajan ou charlatan ?

La Clemenza di Tito n’est pas, même en version scénique, l’opéra de Mozart le plus facile, ni le plus populaire ;  la forme même de l’opera seria quelquefois rebute le spectateur habitué au Mozart mettant en musique Da Ponte. Ce n’est pas non plus l’œuvre la plus facile à chanter, combien de Titus ou de Vitellia se sont perdus en chemin ?
En proposant La Clemenza di Tito en version de concert, on offre un Mozart magnifique, au bout de son chemin de vie, mais aussi un peu plus aride que Così fan tutte, de quelque mois son aîné. C’est le premier point
Teodor Currentzis est un authentique showman, longiligne, tout de noir vêtu avec une chemise de moujik gothique, et des chaussures mode aux lacets rouge vif, une étrange coiffure dont il joue de manière très glamour, il tranche avec les rites de la musique classique…Avec une direction musicale sans podium, mais dans un espace où il bouge tout le temps, où il se retourne vers la salle, où il se place devant les chanteurs de manière presque oppressive, où il danse presque, évidemment il offre un spectacle, un show que peu de chefs se permettent : c’est sans doute le seul. C’est son côté histrion, débridé, qui étonne, et qui agacerait si ce qu’on entendait était histrionique.
Mais ce n’est pas le cas et c’est le deuxième point.
Enfin il intercale dans l’œuvre de Mozart des moments d’autres œuvres de Mozart, dont la Grande Messe en ut mineur KV 427, L’adagio et fugue en ut mineur KV 546 et la musique funèbre maçonnique en ut mineur KV 471 qui conclut la soirée après le final triomphal. Et il travaille des arrangements au pianoforte pour lier ces moments à l’opéra de Mozart. Par ailleurs il fait jouer la clarinette (Vincenzo Casale) face à Stéphanie d’Oustrac pour Parto, puis le même musicien joue du cor de basset en soliste dans le deuxième acte, face à Vitellia pour l’air ecco il punto, Oh Vitellia, deux moments  à dire vrai exceptionnels. le continuo est assuré au pianoforte (Maria Shabashova) et à l’archiluth (Israel Golani). Déjà d’ailleurs Kirill Petrenko qui a dirigé à Munich il y a quelques années l’œuvre de Mozart, dans une production sans grand intérêt, avait introduit sur la scène le dialogue de la clarinette face à Sesto.
Enfin, il fait jouer ses cordes debout (sauf les violoncelles et contrebasses), comme l’avait fait pour les Brandebourgeois Claudio Abbado à Lucerne (qui n’est pas un histrion, pourtant), ce qui donne une énergie nouvelle et un son plus agressif et neuf à l’ensemble, parce que bien sûr, la position demande une énergie plus forte, le premier violon se dépense d’ailleurs furieusement.
Et voilà tous les points qui font de cette Clemenza di Tito quelque chose d’un peu particulier.
On va sans doute âprement discuter les ajouts, les inserts d’autres œuvres de Mozart dans une œuvre par ailleurs complète et qui se suffit à elle-même. Les arguments développés par Currentzis concernent essentiellement l’idée d’un Mozart pressé d’écrire par l’urgence d’une fin prochaine, et les extraits choisis sont ressentis par Currentzis comme correspondant à un état psychique supposé de Mozart pendant la période. Comme ni les puristes défendant une Clemenza sans inserts ni Currentzis ne peuvent attester de l’état psychique exact de Mozart à ce moment, on ne va pas entrer dans un débat stérile. On ne peut juger que de l’effet produit, et pour l’auditeur, incontestablement, cela passe, et même plutôt bien. Cela donne une couleur à l’ensemble, une sorte de contrepoint par rapport au spectacle qui ne lui nuit pas, même en version de concert, et l’ensemble ne fait pas show, mais spectacle de rès haut niveau et surtout de très haute tenue. C’est au résultat qu’on juge : et le résultat semble avoir emporté et Salzbourg (mais il y avait Sellars), et Genève (sans Sellars) au public relativement traditionaliste. Il est évident que les partis pris de Currentzis ont trouvé un public disponible.
Si ce type de show et ce type d’entreprise, sur des œuvres plutôt difficiles, arrivent à convaincre le public, et arrivaient (on passe au potentiel…) à attirer un public plus large, qu’ils soient bienvenus parce que de toute manière, jamais ils ne trahissent la musique de Mozart, ni le contrat moral passé avec l’œuvre.
Enfin dernière remarque : les inserts sont une grande tradition de la musique au moins jusqu’à Rossini qui ne cesse de le faire ; par ailleurs le XVIIIème allait à l’opéra pour le show et ni le public ni les musiciens n’étaient trop regardants sur la pureté archéologique ou philologique des œuvres, le plagiat était chose commune, et ce qui comptait, c’était l’effet produit. Nous sommes en revanche à une époque où compte une sorte de fidélité sacrale au texte, parce que l’opéra n’est plus un show (le show est parti ailleurs) mais une sorte de cérémonie consacrée avec ses rites inscrits dans le plâtre. Notamment les œuvres des XVIIème et XVIIIème, sont désormais sacralisées par l’approche philologique. On sait bien que leur réception à la création ne correspondait pas vraiment aux rites d’aujourd’hui. Alors pour ma part, va pour le show si le show doit rapprocher le public de l’œuvre, et si l’œuvre n’est pas massacrée, ce qui a été sans conteste le cas.
Ce qui frappe dans cette Clemenza, c’est la vie, la vie avec ses surprises, ses cassures, ses ruptures, et une vie qui ne correspond pas toujours aux habitudes qu’on a de l’écoute de cette œuvre, le plus souvent modélisée sur les habitudes de l’opera seria antérieur.
Ce que font entendre Currentzis et son orchestre, c’est une musique autre, avec de forts contrastes, avec des sons presque amortis et des réveils brutaux, des ruptures de rythme et des accents et palpitations musicales qu’on n’avait pas l’habitude d’entendre : La Clemenza restait ans cesse dans un cadre de sagesse qui est justement le thème de l’œuvre, la sagesse du Prince. Ce qui surgit de manière implacable dans cette vision, ce sont les passions, avec tout ce qu’elles peuvent avoir de dérangeant dans leur côté brise-tout. Et ça marche. De Levine à Muti je n’ai guère entendu plus vif, plus urgent ni plus fort. C’est justement cette urgence qui frappe par la rupture des formes habituelles dans lesquelles on glisse cet opéra, les longs silences, les allègements jusqu’à l’impossible, les accélérations folles, font de cette exécution  un moment singulier et complètement à part dans le paysage musical et dans l’histoire de l’œuvre. Sans la mise en scène de Sellars, Currentzis a quand même maintenu les inserts, et la réduction des récitatifs (ce qui en version de concert, est plutôt bienvenu), ainsi que le rôle du continuo, presque continu justement, avec le son particulier du pianoforte et de l’archiluth baroque, qui souligne des moments musicaux, les reproduit aussi (par exemple avant le chœur ah ! grazie si rendano). Tout cela est rendu possible par un travail à l’évidence longuement médité et préparé par les forces de l’Opéra de Perm, totalement dévouées (dédiées ?) à leur chef, l’orchestre, magnifique, et capable de virtuosités incroyables, mais aussi les instruments plus solistes (Vincenzo Casale à la clarinette et au cor de basset), ainsi que le chœur particulièrement vibrant, et plus sollicité dans cette version à cause des inserts qui sont des parties chorales. Un chœur magnifique, incroyablement présent et souvent émouvant (notamment la musique funèbre maçonnique qui clôt l’exécution, puisque dans la mise en scène de Sellars Titus meurt), très engagé et particulièrement puissant, notamment dans le cadre de l’Opéra des Nations, qui donne une présence encore plus forte à l’ensemble de l’exécution et en tous cas une incroyable cohérence stylistique.
La distribution est presque entièrement différente de celle de Salzbourg, sauf Jeanine De Bique en Annio et Willard White en Publio. Le Publio de Willard White impose une voix sonore, que la célèbre basse semblait retrouver à cette occasion, un Publio imposant qu’on n’a pas l’habitude d’entendre avec cette autorité. Annio était confié non à un mezzo mais au jeune soprano Jeanine De Bique, originaire de Trinidad et Tobago, qui a donné au personnage une présence très forte et très émouvante, une voix vibrante, à la ligne impeccable, et surtout une présence particulièrement sensible, même dans le cadre de la version concertante. Il est vrai que l’expérience scénique à Salzbourg aidait à imposer un authentique personnage (sans l’esclavage de la partition dans la main), particulièrement mis en relief dans le Kyrie eleison de la Grande Messe en ut mineur, un des moments les plus bouleversants de la soirée. Un triomphe de la jeune chanteuse amplement mérité.

Anna Lucia Richter et Jeanine De Bique

Tout le reste de la distribution était nouveau, à commencer par la Servilia d’Anna Lucia Richter, jeune soprano qui va très vite compter dans le paysage lyrique : intelligence de l’interprétation, technique impeccable, contrôle, émotion, engagement : elle a tout d’une très grande (elle nous avait séduit à Lucerne avec Haitink trois semaines auparavant).
Vitellia était Karine Gauvin, plus à l’aise dans les moments recueillis, les moments méditatifs et intériorisés (récitatif Ecco il punto) que dans les vocalises et les parties plus brillantes, prestation très digne, meilleure dans la dernière partie qu’au début, il est vrai que la présence du cor de basset soliste face à elle donne une puissance musicale inédite à son air du deuxième acte.
Le Titus de Maximilian Schmitt est peut-être le maillon non faible, mais plus pâle de la distribution : le rôle est redoutable et peu y brillent (Ben Heppner peut-être naguère ?). On commence Titus et on finit Lohengrin…Il y a quelque chose d’héroïque dans le rôle, mais plus implicite que totalement explicite, et une agilité qu’il faut aussi dominer. La personnalité du Titus de Maximilian Schmitt n’est pas vraiment héroïque, et il est un peu gêné par les vocalises…le timbre est agréable et chaud, mais ce Titus manque d’incarnation et de présence, sans être vocalement totalement convaincant.

Stéphanie d'Oustrac et Teodor Currentzis

Stéphanie d’Oustrac était Sesto, et a remporté le plus gros succès de la soirée, totalement mérité. Elle a dans la voix la tragédie, avec un soin donné à la diction, au texte qui frappe immédiatement. Couleur, modulations, jeu alterné des agilités et de la retenue, elle est complètement en phase avec le travail de l’orchestre : son Sesto est l’un des plus convaincants parce qu’à la fois impeccable au niveau du chant et profondément engagé et impliqué. Elle réussit, dans une version de concert (avec sa tablette dans les mains), sans avoir été dans la distribution de Salzbourg, à être d’un bout à l’autre incarnée et bouleversante. Exceptionnel.
Cette version de concert était accompagnée d’éclairages travaillés selon les moments du drame, qui renforçait évidemment l’ambiance particulièrement théâtrale que la direction de Currentzis imposait. Les parisiens auront à se précipiter le 15 septembre au théâtre des Champs Elysées, et les voyageurs iront à Amsterdam entre le 7 et le 24 mai, où la production de Sellars est reprise avec Currentzis, et dans une distribution proche de celle de Salzbourg. Alors, ni Karajan, ni charlatan, mais Currentzis.

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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