Richard Wagner (1813–1883)
Tristan und Isolde (1865)
Handlung in drei Akten
Livret du compositeur
Créé au Königlisches Hof-und Nationaltheater de Munich, le 10 juin 1865

Direction musicale : Ben Glassberg
Mise en scène, lumières, vidéo, scénographie, chorégraphie : Philippe Grandrieux
Costumes : An D’Huys
Assistanat à la mise en scène : Fanny Gilbert-Collet
Conception technique des lumières : Bjorn Hofman
Collaboration à la vidéo : Thomas Lavergne

Daniel Johansson : Tristan
Carla Filipcic Holm : Isolde
Brangäne : Sasha Cooke
Le Roi Marke : Nicolai Elsberg
Kurwenal : Cody Quattlebaum
Melot : Lancelot Lamotte
Un Berger / Un Jeune Marin Oliver Johnston
Un Timonier Ronan Airault

Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie Orchestre Régional de Normandie
Chœur Accentus / Opéra de Rouen Normandie

Coproduction Opera Ballet Vlaanderen, Opéra de Rouen Normandie

Rouen, Théâtre des Arts, le vendredi 14 juin 2024 à 18h

De bons échos nous parvenaient déjà de l'Opéra de Flandres où le cinéaste Philippe Grandrieux présentait la saison dernière cette étonnante production de Tristan und Isolde. Suffisamment pour exciter notre curiosité et faire le voyage jusqu'à Rouen où elle était reprise en cette fin de saison. Disons-le tout suite : le résultat est une surprise de taille, avec des planètes parfaitement alignées sur le plan scénique, le plateau vocal et la fosse dirigée par le directeur musical Ben Glassberg. Ce théâtre d'images surprend d'un bout à l'autre par le moyen détourné qu'il utilise pour contourner les définitions classiques de mise en scène ou même mise en espace. Le cast est quasiment sans réel point faible, avec un couple Daniel Johansson (Tristan) et Carla Filipcic Holm (Isolde) qui marque les esprits au même titre que la Brangäne anthologique de Sasha Cooke. La direction de Ben Glassberg ne mérite que des éloges, sollicitant une urgence et une émotion de tous les instants. 

Daniel Johansson (Tristan) © Annemie Augustijns et Corinne Thévenon

Pour ses débuts dans la mise en scène d'opéra, Philippe Grandrieux choisit de restituer ou redistribuer les éléments d'une syntaxe cinématographique que le grand public a pu découvrir avec des films comme Sombre (1998) ou un Lac (2008). L'étrangeté de ce cinéma tient principalement au fait qu'il souhaite faire de cet art une expérience au sens premier du terme. Un parcours réflexif qui place le corps au centre d'un travail qui vise à faire de la sensation le moyen même de l'émotion. Images, sons et corps des acteurs sont saisis dans un seul mouvement où le montage s'anime à la manière d'une respiration. Cette matérialité de l'image plonge dans l'inconscient pour tenter de représenter des éléments du rêve et de l'abstraction. Cette confusion et cette opacité rapproche davantage la mise en scène de la peinture que du théâtre à proprement parler. Une question de "climat" sensoriel qu'il définit en ces termes dans un entretien publié dans le hors-série " Le siècle du cinéma" des Cahiers du Cinéma (novembre 2000) : "Tout le travail était pris dans cette question-là : arracher des blocs de sensations, d’affects, que l’on ne comprend pas très bien, qui d’un coup nouent les personnages, et puis ça se défait pour devenir autre chose. C’est comme une météorologie fragile, un climat incessant, perturbé, fait d’éclaircies ou d’assombrissements. C’est une météorologie, les films. Je travaille beaucoup sur des questions d’intensités, de flux, d’énergie, de ligne. Et qui correspondent pour le spectateur à des variations de son affect qui peuvent aller de la colère à la joie, à la répulsion, au malaise, à l’exaltation, à la tristesse… "

Grandrieux saisit dans Tristan la thématique de l'amour comme expérience de la matière humaine et… de la peur – une peur très proche de l'acception qu'en donne Freud dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905) ou Au-delà du principe de plaisir (1920). Le livret de Wagner explore les pulsions de vie et de mort, et comment cette lutte d'Eros et Thanatos peut générer des peurs profondes liées à des instincts sexuels et agressifs. Profondément humain et profondément effrayant, l'amour de Tristan et Isolde n'est pourtant jamais montré dans le sens traditionnel et platement illustratif du coup de foudre tel qu'on le voyait dans la production iconique Sellars/Viola. L'image n'est pas ici séparée de la scène comme c'était le cas à Bastille où d'immenses écrans LED contraignaient le regard du spectateur à les regarder elles, sans trop se préoccuper de l'anecdotique mise en scène de Sellars. Dans la mise en scène de Philippe Grandrieux, l'image est à la fois la matière et le support d'une projection qu'on se plairait à examiner en sollicitant une fois de plus l'angle psychanalytique puisqu'il s'agit ici ni plus ni moins de rendre visibles des contenus internes, intimes voire refoulés sur un support externe et public. Dans les deux cas, un processus de création ou d'attribution permet de transformer quelque chose d'invisible et d'inconscient en une réalité tangible et perceptible par les autres.

Cody Quattlebaum (Kurwenal) © Marion Kerno et Corinne Thévenon

Ici, l'image est projetée sur un immense tulle baissé d'un bout à l'autre de la soirée mais qui offre l'avantage de permettre au regard du spectateur de voir les chanteur à travers l'image. L'idée est loin d'être accessoire ou décorative, elle forme en elle-même le concept d'une image qu'on qualifierait volontiers de "résonance". On regarde l'image vidéo et on écoute à travers elle, confondant le projet wagnérien d'œuvre d'art totale avec celui de Claudel dans son ouvrage "L'œil écoute". La matière visuelle et musicale se complètent et s'enrichissent mutuellement dans une même perception esthétique. Grandrieux sollicite une forme très puissante de synesthésie invitant à laisser les sens déborder leurs propres frontières, comme un pont entre visible et invisible où la contemplation esthétique ouvre sur une dimension spirituelle et universelle.

Le projet n'est pas de borner la mise en scène à une illustration narrative mais à plonger dans   l’âme d'Isolde pour se décentrer d'une lecture trop extérieure et traditionnelle du couple amoureux. Grandrieux s'intéresse au regard que Tristan porte sur Isolde au moment où elle s'apprête à se venger après qu'il ait tué Morold, son fiancé. Cherchant à laver par un duel, l'honneur de son oncle le Roi Marke contraint de payer un tribut au roi d'Irlande, Tristan tue Morold mais un morceau de son épée reste dans la tête de sa victime. Ce détail permet à Isolde d'identifier le coupable, venu sous une fausse identité auprès d'elle pour soigner ses blessures. Ils échangent un long regard au moment où, gisant sur son lit et sans défense, Isolde forme le projet de le transpercer d'un coup d'épée.

Ce regard est à l'origine d'un renversement de situation et de relation : le morceau d'épée révèle la véritable identité de Tristan dissimulé en Tantris. Malgré la haine initiale, les circonstances font que Iseult et Tristan développent des sentiments profonds l'un pour l'autre à ce moment-là – relation compliquée par la demande de Marke d'aller chercher en Irlande une épouse qui n'est autre qu'Iseult. C'est alors qu'intervient le philtre comme symbole ambigu d'un amour à mort (et mort d'amour), déclencheur de l'amour tragique que Philippe Grandrieux explore sous l'aspect d'une longue et brutale "rencontre d'une forme d'érotomanie avec la mélancolie suicidaire de Tristan". C'est l'action d'un amour devenu poison violent et dévorant qui est au cœur de son travail.

Carla Filipcic Holm (Isolde) © Annemie Augustijns et Corinne Thévenon

À cette idée, il ajoute la question de la pulsation et du rythme de l'image – un travail qui traduit une attention rare à la musique et à un livret qu'on relègue trop souvent au dernier rang des points d'intérêt. Étirée, diffractée ou littéralement dé-formée, l'image transcende sa dimension visuelle et sert de point de fuite vers une réflexion animée (une "âme" de l'image en quelque sorte). On est ici très proche d'un travail sur le corps qui rappelle les thématiques de Romeo Castellucci – la forme fait office d'idée tandis que disparaissent les corps des chanteurs. Au sens propre, ils font corps avec l'image et s'y dissolvent. On ne perçoit d'eux que des ombres fugaces dans un continuum de théâtre réduit à des signes fugitifs comme une cérémonie ésotérique qui se déroulerait à l'arrière-plan sans qu'on ait accès au sens. Encore moins "théâtral" que le metteur en scène italien, Philippe Grandrieux offre le spectacle d'un théâtre négatif, presqu'un anti-théâtre dont on ne retiendrait que des signes hermétiques et cryptés : des personnages, la tête revêtue d'une cagoule, les bras ouverts en signe d'adoration, les corps qui soudain chutent à terre, comme rejetés par une pulsion ou bien l'avant-bras de Tristan qu'il frotte comme une brûlure et blessure…

Le choix délibéré de faire disparaître les surtitres ajoute à cette expérience-limite où l'écoute évacue progressivement toute relation au sens, à commencer par la traduction du chant. Le son seul noie le spectateur en le privant de ses repères traditionnels entre espace, texte, image et son – un amalgame éminemment wagnérien qui joue avec la distance entre le souvenir et la perception, entre l'image et son analyse. Une image qui s'auto-commente et s'auto-génère au point que le spectateur finit par lâcher prise après une longue courbe où l'attention fluctue et descend comme dans un liquide amniotique où l'on ne perçoit plus que des échos amoindris du monde extérieur, une immersion à la mesure du projet de Wagner d'éliminer la perception sensible pour lui substituer une forme de perception où l'attention s'acclimate au point de devenir respiration.

Carla Filipcic Holm (Isolde) © Annemie Augustijns et Corinne Thévenon

Tout ce vocabulaire iconographique remonte au gré de la mémoire involontaire avec des références précises ou abstraites qui prolifèrent de l'une à l'autre dans une circulation infinie d'idées et de flashes comme cette image obsédante de la figurante nue, présente sur le plateau, et les images d'elle dans l'acte I, filmée à mi-corps bouche ouverte entre chant et cri. Grandrieux opère un lent travail fait de superposition et de glissement, avec des mouvements saccadés et répétés de l'image montrant un étirement du bas du visage tel qu'on le voit sur des toiles de Francis Bacon ou Willem de Kooning. La projection s'interrompt abruptement dans la scène du philtre comme si ce moment-pivot du drame marquait un point maximal dans la perte de repères, comme une chute dans un trou noir. Le procédé est repris à la toute fin du III quand les images cèdent la place à une mort d'Isolde éclairée depuis les cintres par un unique projecteur comme un rayon de lune posé sur elle.

Carla Filipcic Holm (Isolde) © Marion Kerno et Corinne Thévenon

L'acte II substitue à la forêt le spectacle d'un éclatement de tiges éparses, graines et follicules, laissant au regard le souvenir de rêver au jardin ou la clairière dans laquelle Isolde attend Tristan. Le corps soudain agité de spasmes et stroboscopé comme dans des films d'Etienne-Jules Marey ou des clichés surréalistes de Man Ray, illustration d'un amour devenu tremblement, trémulation doublée d'une érotomanie que souligne un geste de plaisir solitaire dont le spasme viendrait troubler l'espace tout entier. Remonte à la mémoire également le souvenir des traumas ou maladies nerveuses documentés par des films médicaux changés en un véritable art visuel peignant le spectacle de l'amour devenu folie.  La mise en scène (et espace) de cette acmé où se rejoignent texte et musique fait perdre totalement contact avec le texte et donne au spectateur le sentiment de ressentir physiquement la vibration. C'est sans nul doute l'une des idées les plus convaincantes qu'il nous ait été donnée de voir sur une scène d'opéra. Quand surgissent Marke et Melot et que disparaissent les illusions, une lumière froide vient percuter ce qu'on identifie progressivement comme le tronc d'un arbre, y détaillant dans les méandres des lychens l'intrication des pensées et des troubles qui déchirent les protagonistes au point de pousser Tristan à son geste suicidaire.

Daniel Johansson (Tristan) © Marion Kerno et Corinne Thévenon

Le bouleversant prélude de l'acte III s'ouvre sur la vision de ce grand corps nu, éclairé tel un jour blafard par une lumière dure qui évoque tout à la fois la morgue et l'église, en soulignant les lignes dures, la surface et la texture. Replié et presque en position fœtale, cette image très graphique rappelle Léda et le cygne, la grande Odalisque ou toute ces déclinaisons de grands nus qu'on voit chez Cézanne, Picasso ou Matisse… un long lexique du corps nu comme une surface où vient s'écrire et se projeter la pensée… et qui devient pensée à son tour. Le prélude marmoréen qui se déploie par-dessus contraint inévitablement à ce sentiment de sublime et d'éternité où se donnent à lire autant qu'à voir la lenteur des plis, leur ampleur et cette torsion filmée au ralenti où le corps invite au désir impudique, les yeux mi-clos et la bouche entrouverte aux frontières de l'extase mystique, de la jouissance ou de la rigidité cadavérique.

"Tristan vous intéressera sûrement. Pas de lunettes. N’écoutez que l’orchestre" écrivait Wagner à Nietzsche. La formule trouve dans cette forme de va-et-vient entre écoute et regard une concentration qui – paradoxalement – libère le chant. On "entend" cette concentration dans l'interprétation, ce qui ajoute évidemment à l'émotion. Ce qui frappe en premier lieu, c'est l'extrême cohérence du plateau avec des voix qui s'écoutent et se complètent avec un naturel et une ampleur rarement entendue. Une continuité que peinait à atteindre les interprètes du Tristan de Sellars/Viola, semblant chanter séparément les uns des autres comme isolés par les écrans comme des cloisons visuelles et mentales. Sans chercher une comparaison point par point, il est fascinant de constater combien deux productions construites autour de la place éminente donnée à l'image, aboutissent à deux résultats si différents. Ici, les voix bruissent, jaillissent et s'adressent l'une à l'autre dans un dialogue continu qui traduit l'attention de la mise en scène à insérer la voix dans le continuum des projections.

Nicolai Elsberg (Le Roi Marke) © Marion Kerno et Corinne Thévenon

Carla Filipcic Holm reprend un rôle d'Isolde qu'elle interprétait déjà à la première du spectacle à l'Opéra des Flandres. La voix est impressionnante d'ampleur et de richesse harmonique, avec un vibrato souverain qui soutient la ligne et l'intensité dans les véhémences juvéniles du premier acte. Construisant son personnage sur une ligne qui irait de la révolte adolescente à la découverte de l'amour et de sa violence, elle impose à son interprétation une tension psychologique d'un bout à l'autre. L'énergie et la puissance insolente du II contraste avec une Liebestod qui se tient en suspension, à fleur de notes et de souffle comme une longue confession. Le Tristan de Daniel Johansson fait mentir le souvenir correct mais assez neutre d'un récent Parsifal entendu à Genève. Il surprend totalement ici par l'intelligence dans la façon de proportionner l'effort et la façon de laisser la prééminence du phrasé à l'héroïsme de la projection. Les changements de registres et le soin apporté aux couleurs sont proprement remarquables, avec une endurance dans le III qui le rangent au nombre des interprètes majeurs du rôle. Autre révélation, la Brangäne de Sasha Cooke impose une lumière dans le timbre et la subtilité d'un vibrato légèrement resserré et vif-argent qui signent la présence d'une grande personnalité. Les aigus intenses naissent de la chair du medium, et d'une longueur de souffle qui donnent aux appels du II une brillance et une netteté fascinantes. Tout au plus pourrait-on reprocher au Kurwenal de Cody Quattlebaum une présence légèrement en deçà, conséquence d'un phrasé moins clair et d'une projection moins cohérente que ses collègues. Nicolai Elsberg début en Wagner de la plus belle des manières, avec un Roi Marke dont l'autorité vocale laisser percer la sincérité de l'aveu et toutes les nuances d'un texte où l'émotion est parfaitement perceptible. Rien de forcé ou d'artificiel chez lui et une qualité ahurissante à dominer le texte sans jamais grossir la voix. Tous les seconds rôles sont parfaitement servis, à commencer par le Melot très présent de Lancelot Lamotte, le Berger et Jeune Marin d'Oliver Johnston ou le Timonier très soigné de Ronan Airault.

La fosse du Théâtre des Arts réduit quelque peu l'effectif de l'Orchestre de Rouen Normandie, avec des solutions qui passent par la disposition des fanfares au second balcon pour contourner la sècheresse acoustique et donner plus d'ampleur à la fin du I et l'arrivée de Marke au II. La direction de Ben Glassberg fait oublier toutes ces adaptations en portant l'orchestre à des sommets d'expression et d'élan qui ne cèdent en rien à la netteté des accents et des plans sonores. Le phrasé est très riche et puise au plus profond d'un élément musical vigoureux et présent, avec le cor anglais de Fabrice Rousson en parfaite illustration.  Les tempi surprennent par l'urgence qu'ils apportent à des situations où le texte risque parfois de faire du surplace, et la capacité à prolonger et mettre en valeur des vertiges comparables à d'authentiques "remontées d'images". Que pèse le court faux-pas de la trompette à pavillon de bois annonçant l'arrivée d'Isolde ? Il fallait sans doute pouvoir se rappeler à notre condition humaine et redescendre de ces sphères capiteuses et sublimes.

Daniel Johansson (Tristan), Carla Filipcic Holm (Isolde) © Marion Kerno et Corinne Thévenon
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Peter Verlack
Peter Verlack enseigne la musique en Suisse et c'est un amateur éclairé, notamment de musique du XXème siècle, mais pas seulement. Il collabore occasionnellement à Wanderer.
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